•  Amar OUAMRANE- Ce salaud de Lahouel a réussi à Blida. Il a découragé les gars comme il avait fait à Constantine. On a une défection presque complète. Souidani a plus de cent types qui ne marchent plus. Boudiaf avait raison de dire « même avec les singes de la Chiffa... » Il va falloir les enrôler...  
     - Qu'est-ce qu'on va faire ?
    J'ai réussi à prévenir les Kabyles. Ils m'envoient vingt et un militants qui seront à 6 heures ce soir au square Bresson. Débrouille-toi comme tu pourras mais il faut que tu me les loges jusqu'à demain.
    -  Vingt et un types ! Et j'ai à peine trois heures devant moi.
    -  Tu vas bien y arriver. Tu les contacteras par un mot de passe qui sera : Si Mohamed. Des Kabyles, tu sauras bien les repérer. Moi, il faut que je m'occupe d'autre chose. Avant de partir... as-tu de l'argent ?
    Je n'ai plus un sou. »
    Bouadjadj pensa qu'il était plus facile de donner de l'argent au patron que de trouver un gîte et de la nourriture pour vingt et un clandestins !  
    « Je te donne 23 000 F. Ce sont des conseillers municipaux de Birmandreis que je connais qui me les ont donnés. Ils ne payent plus à Lahouel ni à Messali. Uniquement à la « troisième force », m'ont-ils dit.  
     - Ils diront maintenant au F.L.N., » ajouta Bitat tandis qu'il empochait les billets.
      Pour loger les vingt et un Kabyles, Bouadjadj pensa encore à la ferme d'El-Hedjin Kaddour à Crescia. Il prit un taxi pour gagner du temps et se fit conduire à Crescia. El-Hedjin accepta aussitôt d'héberger les partisans. Sa maison serait jusqu'au bout le cœur de la préparation active de l'insurrection.
    « Je les mettrai dans la grange qui me sert de garage, dit El-Hedjin, je vais préparer de la paille pour qu'ils puissent y coucher. »
    Auparavant, El-Hedjin fournit un camion et un chauffeur pour le transport. Et à tombeau ouvert le vieux camion reprit la route d'Alger.
    Il était 18 heures pile lorsque Bouadjadj arriva square Bresson. « Il n'aurait pas pu trouver un endroit moins fréquenté ? » maugréa Bouadjadj. Car un samedi, en fin d'après-midi, c'était la cohue sur la grande place. D'autant que depuis deux jours il faisait à nouveau très beau à Alger. Le Tantonville, la grande brasserie de l'Opéra, était bondé. La terrasse envahissait le trottoir comme aux beaux jours de printemps. Sur la place, entre les ficus bruissant de milliers d'oiseaux qui y trouvaient traditionnellement refuge, des groupes bavardaient. Des gosses jouaient, se poursuivaient avec des cris perçants, bousculant les passants, se pendant par grappes aux balustrades du kiosque à musique.
    « Retrouver vingt et un Kabyles dont je ne connais pas le premier ! murmura Bouadjadj. Bitat y va fort ! »  
    C'est près du kiosque à musique que Zoubir repéra le premier. Il portait un chèche lâche et ses vêtements grossiers et maculés révélaient le paysan. Le teint était clair, les sourcils presque blonds. « Celui-là, si ce n'est pas un Kabyle, je me fais couper... Mais est-ce un de "mes" Kabyles ? »
      Bouadjadj s'approcha de l'homme qui fumait et sortit une cigarette : « Tu as du feu, s'il te plaît ? » L'autre sortit une boîte d'allumettes sans prononcer un mot. « Tu viens de Kabylie?
     - Oui.  
     - Moi c'est Si Mohamed qui m'envoie.  
     - Alors tu es celui que j'attends, dit l'homme, dont le visage s'éclaira. Où va-t-on ?
     - Tu prends tranquillement la rue Bab-Azoun, tu verras un camion à ridelles qui stationne. Tu montes et tu m'attends.
     - Merci.  
     - Où sont les autres ?
    - Je vais aller avec toi pour les contacter.
     - Faisons semblant de nous promener et on les enverra les uns après les autres vers le camion. »
    Il leur fallut plus d'une demi-heure pour retrouver les vingt militants. A 18 h 45 tous étaient dans le camion dont on avait rabattu la bâche. Avant de s'asseoir près du chauffeur, Bouadjadj entra dans une épicerie et acheta sept boîtes de « Vache-qui-rit ». « C'est pour une famille nombreuse ou pour une colonie de vacances ? dit la vendeuse en riant.
    - C'est un peu des deux, répondit Zoubir, mais à cet âge-là, ça mange ! »  
    En fait, ce serait tout le dîner des partisans. Heureusement que les Kabyles ont des habitudes frugales car pour tenir jusqu'au lendemain ils n'auraient que du pain et deux portions de « Vache-qui-rit » ! A 20 heures les Kabyles étaient cachés à Crescia dans la grange d'El-Hedjin. Bouadjadj avait juste le temps d'arriver à Alger pour la dernière réunion du commando algérois. Au moment où il partait El-Hedjin glissa à Zoubir : « Tu as vu, ils ont de la veine. Ils sont tous armés. » Krim Belkacem avait bien fait les choses. Lorsque Bouadjadj arriva au 149, rue de Lyon chez le père de Belouizdad qui tenait un petit tabac, ses chefs de groupe l'attendaient déjà depuis longtemps. « J'ai été retardé par un événement de dernière minute, sans importance, se hâta-t-il de préciser devant la mine inquiète de ses compagnons. J'ai une bonne nouvelle pour vous : à partir de cet instant vous êtes tous mobilisés. » Ce fut un brouhaha général. Ils parlaient tous en même temps, voulaient savoir l'heure et le jour précis, les positions de repli après les attentats, s'ils devaient gagner le maquis ou rester chez eux. « Une minute, on ne s'entend plus, dit Bouadjadj. Je répète : vous êtes tous mobilisés. Je dois pouvoir vous joindre chez vous à n'importe quel moment. L'insurrection aura lieu dans les heures qui viennent.
     - Mais à quelle heure ? demanda Belouizdad.  
     - Écoutez : demain à 17 heures, à 5 heures de l'après-midi, Merzougui se trouvera à l'arrêt de trolleybus du Champ-de-Manceuvre devant l'hôpital Mustapha. Vous le contacterez comme si vous étiez
    en train d'attendre le trolley. Il vous donnera l'heure exacte du déclenchement. Mobilisez vos hommes. Vous devez tous les réunir aux alentours de minuit dimanche soir. Ne le leur dites que dans la soirée. C'est bien compris ? Merzougui vous donnera l'heure à 17 heures. Je le contacterai demain en début d'après-midi. » A l'excitation de l'instant précédent succéda un étrange silence. Chacun réfléchissait. Des mois de préparation, de rendez-vous, d'entraînement allaient trouver dans quelques heures leur aboutisse ment. Et en même temps chacun pensait à l'énorme machine A laquelle l'insurrection s'attaquait. Avec si peu de moyens. « Nous avons un grave problème, dit Moktar Kaci, pour attaquer l'E.G.A., il nous faut une voiture et personne dans notre commando n'en a.
     -  On en volera une.
     - Oui, mais personne ne sait conduire. Bouadjadj était furieux. N'aurait-on pas pu y penser plus tôt 7 II n'y avait qu'une solution : que lui-même prenne le volant. Mais cela l'ennuyait fort pour deux raisons : d'abord, il savait très mal conduire, il n'avait son permis que depuis quelques semaines ; ensuite, servir de chauffeur au commando de Kaci c'était enfreindre les consignes de Bitat. Aucun chef important, du moins dans les villes, ne devait participer à l'action pour que les éléments de base continuent d'ignorer le visage des dirigeants. Mais ou Bouadjadj prenait le volant ou on renonçait à l'objectif E.G.A. Comme Bitat avait absolument refusé d'abandonner cet attentat même si cela pouvait entraîner un accident grave, Zoubir Bouadjadj prit le risque d'être reconnu. « Je conduirai moi-même la voiture, dit-il. Et il vaudra mieux voler un camion. Ce sera plus simple pour le transport des hommes et du matériel. » Bouadjadj serra ensuite solennellement la main à ses compagnons. « Demain, leur dit-il, je ne reverrai que Merzougui pour lui donnet l'heure H et les Kaci pour participer à l'action. Il faut donc que nous nous retrouvions lundi. Le lieu de rendez-vous sera à l'entrée du cinéma Splendid, rue Colonna-d'Ornano. A 19 heures. Maintenant bonne chance à tous. Et surtout pas d'imprudence de dernière minute. N'oubliez pas de mettre demain matin les tracts à la poste. » Kaci Abderrahmane lui montra un tas d'enveloppes sur lesquelllei il collait consciencieusement des timbres. C'est le frère d'El-Hedjin, de Crescia, qui avait tapé les enveloppes adressées à cent cinquante personnalités et organes de presse algérois. « Donc tout va bien, conclut Bouadjadj, tâchez de dormir cette nuit. La nuit prochaine sera certainement mouvementée. » A une vingtaine de kilomètres au sud de la ferme de Crescia où

    les vingt et un Kabyles « réceptionnés » par Bouadjadj avaient trouvé refuge, le « sergent » Ouamrane s'apprêtait à se coucher. Souidani Boudjema se trouvait près de lui. Il semblait épuisé.

    « Quelle journée ! dit-il, tout cela par la faute de ce salaud de Lahouel. »

    Car la situation dans l'Algérois était encore pire que Bitat avait bien voulu le dire à Bouadjadj. Le chef de la zone 4 était presque seul. A l'exception des commandos d'Alger et de quelques militants comme Souidani et Bouchaïb, tous les autres l'avaient lâché. Les querelles messalistes-centralistes, que nous avions un peu perdues de vue, battaient leur plein et écœuraient plus que jamais les militants. Les membres du M.T.L.D. de l'Algérois étaient découragés et ceux recrutés par Bitat ou Souidani ou Bouchaïb ne croyaient même plus à la troisième force. La campagne de dénigrement de Lahouel : « On vous conduit à l'abattoir », avait donné le coup de grâce. Bitat, la mort dans l'âme, avait dû faire appel à Ben Boulaïd, à Krim et à Ouamrane pour avoir des renforts. En Kabylie et dans i'Aurès les militants étaient plus décidés, mieux pris en main, que dans l'Algérois, où ils pouvaient entendre tous les sons de cloche, les opinions de toutes les tendances, où ils étaient l'enjeu de querelles entre les différentes fractions du parti.

    La Kabylie étant la plus proche, on convint que la zone 3 fournirait à Bitat des hommes qui allaient lui manquer à quelques heures de l'insurrection.

    Pendant que Bouadjadj récupérait un commando de vingt et un Kabyles square Bresson, Ouamrane, que Krim avait délégué dans l'Algérois pour aider Bitat, et Souidani avaient effectué un travail de fourmi. Deux cents hommes venus de Kabylie par leurs propres moyens attendaient patiemment, par petits groupes, dans des cafés maures de la place du Gouvernement, de la rue Charras, de la rue Bruce, da la place du Cardinal-Lavigerie, devant la cathédrale, qu'on vienne les chercher. Ouamrane et Souidani les avaient transportés dans une ferme de Bouinan, entre Rovigo et Blida, près de la ferme de Souidani, à plus de cinquante kilomètres d'Alger. Ils avaient effectué chacun cinq aller et retour dans cette journée de samedi ! Puis il avait fallu trouver à manger pour deux cents hommes ! Quant aux armes...

    « En tout et pour tout, dit le sergent, cinquante d'entre eux ont une arme. Les autres ont des bombes qu'on a fabriquées nous-mêmes et des poignards... »

    Ouamrane éclata de son grand rire sauvage devant la mine atterrée de Souidani. Il s'étira sur le lit où il s'était laissé tomber. « Ne t'en fais pas, ils iront. Avec ou sans armes. Ils ont la foi ! »


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  • A l'aube de la Toussaint rougeLes administrateurs et les responsables locaux étaient dans l'euphorie la plus complète à cette fin d’octobre 1954. Rare étaient ceux qui comme M. Hirtz, l'administrateur de Biskra, qui ont de temps en temps fournis des renseignements défavorables sur l'état d'esprit des Chaouïas de l'Aurès. Il les avait rapportés à Jean Dcleplanque, ce qui n'avait pas plu à M. Rey, son collègue d'Arris. Si depuis la défection des militants de Constantine Didouche n’était plus très sûr quant à la réussite du mouvement insurrectionnel dans le Constantinois. Pour les autres tout resté a revoir une dernière foi.  Ben Boulaïd. Le chef de la zone 1 avait immédiatement regagné son P.C. de Batna après s'être fait photographier avec ses cinq camarades à Alger. Il ne lui fallait pas perdre de temps pour mettre au point les détails de la nuit du 31 octobre au 1er novembre car c'était lui qui avait les plus grandes difficultés de liaison. Si l'Aurès était impénétrable pour les autorités françaises, il était également très difficile à parcourir pour un Chaouï. Il fallait effectuer les liaisons à pied ! Il n'était pas question pour Ben Boulaïd de prévenir ses chefs de commando quelques heures seulement avant le déclenchement. Il lui fallait donc avoir tout son monde sous la main assez longtemps à l'avance. Il décida de s'occuper personnellement de Batna et d'Arris laissant Chihani, Laghrour et Adjel Adjoul se « débrouiller » avec les autres centres : Biskra, Khenchela, Foum-Toub. Depuis un mois, des groupes organisés vivaient dans les monts de Belezma qui dominent la cuvette de Batna. Ben Boulaïd avait chargé Bouzid Amar, de Pasteur, petite localité au nord de Batna, de conduire les « hommes de la révolution », des montagnards en qui il avait toute confiance, dans ces montagnes qui dépassent 2 000 mètres d'altitude. Des groupes étaient disséminés dans les djebels Chellala, Ouled-Soltane et Tekbel-ed-Djemal. Les informateurs de Grasser avaient vu juste ! Bouzid était chargé de leur équipement et des complicités avec la population qui vivait dans ces montagnes impénétrables. Les adjoints de Ben Boulaïd les mèneraient au combat. Le chef chaouï préférait prendre en main les « citadins » et les mêler à des groupes de montagnards plus farouches, plus entraînés au combat. Vers 16 heures, ce vendredi 29 octobre, il convoqua son agent de liaison, Bellagoune Messaoud, un bijoutier d'Arris, du village nègre de Batna et avait abandonné son commerce pour la révolution. « Tu vas joindre tous les responsables du C.R.U.A. de Batna et me les réunir dans une heure ou deux au lieu dit Bouakal. Nous serons tranquilles et je pourrai discuter avec eux. Il y a des nouvelles importantes. » Bellagoune avertit Bouchemal, qu'il trouva au café maure Abdelgafour, rue Bugeaud, que Ben Boulaïd voulait le voir vers 17 heures au Bouakal. Bouchemal, secrétaire du comité local du C.R.U.A de Batna, dont le responsable était « Hadj Lakhdar », s'y rendit immédiatement. Le lieu choisi par Ben Boulaïd se trouvait à l'extérieur de la ville, à la limite de la campagne. Bouchemal retrouva Hadj Lakhdar, son chef direct, Messaoudi Harsous et Mostéfa Ben Boulaïd. Bouchemal était content de le revoir car pour lui comme pour la plupart des militants Ben Boulaïd était le seul homme en qui il eût réellement confiance. Et c'est sa présence au sein du C.R.U.A., comme « agent de liaison », qui l'avait décidé à participer au mouvement. « Je n'ai pas de particulières recommandations à vous faire, dit Ben Boulaïd, je voulais vous voir pour vous donner un rendez-vous demain samedi à 17 heures à proximité du premier pont de la route Btana-Arris. Une voiture viendra vous prendre à cet endroit. Je pourrai alors vous expliquer en quoi consistera notre mission. Et, bien sûr, par un mot sur tout cela. » Bouchemal, se dit que l'agent de liaison du C.R.U.A. faisait bien des mystères. Peut-être le jour J était-il proche...   A l’autre bout du Bled, Bitat convoqua pour la dernière fois tous ses « Algérois » le vendredi 29 octobre à 20 heures. La réunion se tint chez Guesmia Abdelkader, qui abritait une réserve considérable de bombes de fabrication locale et quelques armes qu'avait apportées Bouadjadj. Celui-ci, Merzougui, Belouizdad, Bisker, Nabti et les deux Kaci écoutaient attentivement leur chef « Si Mohamed » lire les deux tracts ronéotypés. Ils retinrent particulièrement l'appel à toutes les énergies algériennes et l'appel à la dissolution du M.T.L.D. Le F.L.N. accueillerait chaque militant à titre individuel. « A partir d'aujourd'hui, dit Rabah Bitat, alias Si Mohamed, vous et les hommes de vos groupes êtes considérés comme des éléments, des soldats de l'Armée de Libération Nationale. Le Front, lui, est uniquement politique. Les tracts que je vous ai lus devront être distribués. Je vous dirai comment et de quelle manière. » Bitat avait reçu de la zone kabyle 150 tracts F.L.N. et plus du double de Î'A.L.N. Le commando d'Alger se chargerait de l'envoi de ces tracts aux personnalités et aux journaux algérois. Belouizdad remit alors sur le tapis l'attaque de l'E.G.A. Il renouvela ses mises en garde. « Cela risque d'être beaucoup trop dangereux », dit-il. Bitat resta inflexible. « Vous ne devez en aucun cas abandonner cet objectif, dit-il, mais il faut revoir le plan d'attaque. » Il félicita Belouizdad pour la mise au point de l'attaque des pétroles Mory mais demanda à Bouadjadj de revoir attentivement celle de l'E.G.A. « Demain à 11 heures, dit-il, le nouveau plan doit être arrêté et Zoubir devra fixer l'endroit le plus propice pour franchir l'enceinte. » A 22 heures les hommes se séparèrent. Merzougui, interrogea Bouadjadj. « Tu crois que ça va être pour bientôt ? - Je ne sais rien encore. Mais je crois que oui.
    - C'est ce qu'on nous dit tous les jours mais l'attente devient dure. »

    Bouadjadj avait du mal à ne rien dire. Il devait encore patienter vingt-quatre heures pour « affranchir » son compagnon.

    Le matin même, dans la Casbah, le chef de la zone algéroise avait convoqué son lieutenant à un café maure dont la façade bleu vif était contiguë à celle du magasin d'Aïssa, le tailleur, rue du Vieux-Palais, où Bitat avait trouvé refuge depuis plusieurs jours. Lorsque Bouadjadj était arrivé il avait trouvé son chef particulièrement tendu.

    « Assieds-toi, lui dit Bitat. Cette fois, ça y est. Ce sera pour lundi 1 heure du matin.

    - Lundi à 1 heure, répéta Zoubir. Attends, que je ne me trompe pas, c'est donc dans la nuit de dimanche à lundi. C'est une heure après minuit de dimanche. »

    Bouadjadj s'embrouillait dans les heures et les jours.

    « Oui. C'est cela. Tu as bien compris. 1 heure après minuit dans la nuit de dimanche à lundi. Garde encore la nouvelle secrète. Tu pourras prévenir Merzougui dimanche en début d'après-midi. Ensuite Merzougui donnera rendez-vous à 17 heures aux autres chefs de groupe à l'arrêt de trolleybus du Champ-de-Manœuvre et leur fixera l'heure. Comme cela, s'il y avait un contretemps d'ici là, je pourrai arrêter le déclenchement. Après 17 heures, ce ne sera plus possible, et la machine sera en route ! Mobilise tous tes hommes à partir de samedi soir que l'on puisse les joindre à n'importe quel instant. Tu as bien tout compris ? »

    Bouadjadj répéta fidèlement les ordres.

    « Bon. Ça va. Je veux te voir demain samedi, au café du marché Nelson à 3 heures de l'après-midi pour les dernières instructions. Maintenant, va-t'en, ce n'est pas la peine qu'on nous voie trop longtemps ensemble ».

    Les deux hommes se serrèrent la main. Le contact avait duré moins d'un quart d'heure. Lorsque Bouadjadj arriva « place du Cheval » il avait l'impression de ne plus toucher terre!

    Krim Belkacem quand a lui, il descendit du train à la petite gare de Mirabeau en Kabylie où l'attendait une camionnette qui le conduisit à Camp-du-Maréchal. Au bas du village, dans une maison isolée où il avait rendez-vous avec ses six chefs de région, il se changea, plia soigneusement son costume, le seul « potable » qu'il possédât, et attendit ses adjoints. A eux six il représentait toute la Grande Kabylie : Tizi-Ouzou, Ménerville et Bordj-Menaïel, Tigzirt, Azazga, Fort-National et Michelet, Dra-el-Mizan. Dès leur arrivée, Krim leur lut la proclamation. Puis chaque chef de région fit un rapport sur les secteurs dont il était responsable. Tout était prêt et calme. Il n'y avait pas eu de fuite en Kabylie après la répétition générale du 22 octobre.

    « Pas la moindre opération de gendarmerie », précisèrent-ils.

    Selon la règle générale, Krim les avait laissés maîtres du choix des objectifs. Celui-ci était fait. Krim voulait maintenant savoir comment ses adjoints comptaient s'y prendre pour les attaquer.

    « Nous allons en discuter à la prochaine étape, annonça-t-il à ses hommes, c'est déjà très dangereux d'être tous rassemblés ici. Gagnons le P.C. de montagne. »

    Les sept hommes quittèrent à pied Camp-du-Maréchal en direction de Tizi-Ouzou où ils se reposèrent un peu avant de gagner Betrouna, P.C. général de Kabylie. Pendant les haltes Krim donna ses dernières instructions tout en étudiant les objectifs proposés par ses adjoints : « Nous devons, selon nos possibilités, attaquer d'abord les postes de gendarmerie et les casernes. Nos moyens ne sont pas puissants. Il faut compenser cette déficience matérielle par l'importance des objectifs. Si nous attaquons les forces armées, si nous incendions les dépôts, nous frapperons l'imagination des autorités et des Européens, qui se diront : ils ne reculent devant rien. Le peuple, lui, saura que nous sommes décidés à aller très loin. L'action psychologique, le jour de l'insurrection, sera la chose la plus importante ! N'oubliez pas cela. »

    Krim recommanda de nouveau de ne pas attaquer les civils européens : « Le mouvement doit être suivi sur tout le territoire, on doit attaquer la police, les militaires, faire brûler les dépôts, exploser les usines à gaz, mais surtout ne pas toucher à un civil européen. »

    L'ordre devait être respecté sur toute l'Algérie. Deux exceptions : Guy Monnerot et sa femme, les malheureux instituteurs récemment arrivés dans l'Aurès, devaient tomber près d'Arris sous une rafale de mitraillette qui ne leur était pas destinée, ainsi qu'un Européen qui, en Oranie, entrait dans une gendarmerie attaquée par les insurgés.

    Lorsque les responsables kabyles arrivèrent à Betrouna le jour se levait. Ils avaient parcouru près de trente kilomètres à pied. Krim établit immédiatement la liaison avec la ronéo qui se trouvait à Ighil-Imoula en envoyant un émissaire auprès d'Ouamrane porteur du message suivant :

    « Fais tourner la ronéo, le texte est parfait. Tout doit être prêt pour jeudi au plus tard. Mobilisation générale. »

    Le « journaliste » Laïchaoui enlevé en plein Alger par Ouamrane avait du pain sur la planche. Mais avant que soit donné le premier tour de manivelle de la ronéo, l'envoyé de Krim avait une bonne quarantaine de kilomètres à parcourir dans le djebel kabyle. A pied.


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  • Nomination du général Salan

    Nomination du général Salan

    Photo du « flash » transmis aux medias, le 13 mai 1958, annonçant que le général Salan prend « provisoirement en main les destinées de l'Algérie française ».


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  • La ligne Morice

    La ligne Morice

    Des ouvriers algériens construisent la « ligne Morice » (du nom du ministre qui en a eu l'idée et l'a concrétisée), le 16 décembre 1957. Ce double réseau barbelé et électrifié serpente sur des centaines de kilomètres, le long des frontières algéro-tunisienne et algéro-marocaine, pour détecter et empêcher le passage, le ravitaillement et les incursions des « rebelles » algériens cantonnés dans des bases de l'ALN en Tunisie et au Maroc. Ces barrages se révéleront efficaces, tarissant l'approvisionnement en hommes et en armes des maquis algériens, tandis que l'armée de « l'extérieur s'organise et se renforce. Pour le gouvernement français» le dernier quart d'heure » est proche, mais le FLN espère encore gagner, grâce à une offensive de cette armée massée aux frontières et à la pression de l'ONU, qui mèneraient à une internationalisation du conflit.


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  • Yacef SaadiLe mercredi, Didouche Mourad décida de quitter Alger pour regagner le P.C. de la zone 2 fixé à Condé-Smendou.
    Depuis la défection des militants de Constantine Didouche était très inquiet quant à la réussite du mouvement insurrectionnel dans le Constantinois. Il avait résolu de renoncer à l'action contre Constantine et de porter tous ses efforts sur la région de Condé-Smendou, Guelma, Souk-Ahras pour faire, à partir de cette dernière ville, la liaison avec la zone 1 du Sud constantinois et de l'Aurès.
    Bouadjadj accompagnait son ami à la gare. Il était surpris par la gravité de Didouche. Habituellement, celui-ci était plein de feu, très jeune de caractère bien que très organisé. Mais depuis quelque temps une lueur mélancolique flottait dans les yeux verts du jeune homme. Bouadjadj avait remarqué que son exubérance naturelle s'était transformée en exaltation révolutionnaire et que sans cesse il parlait de sacrifice, de mort. La veille encore, il avait dit à Bouadjadj, Souidani et Bouchaïb, les trois adjoints de Bitat :
    « Ne vous faites aucune illusion, vous, vous êtes les condamnés, les sacrifiés. Je dis « vous », mais je pense « nous ». Nous serons arrêtés ou nous crèverons dans les premiers jours. »
    Ce mercredi, sur le chemin de la gare qu'ils gagnaient à pied pour « économiser les fonds », il dit à Bouadjadj :
    « C'est peut-être la dernière fois que nous sommes ensemble... Et c'est moi qui t'ai entraîné dans cette histoire... »
    Mais il était très vite revenu à des considérations révolutionnaires. Comme les deux hommes passaient au bas de la Casbah, Didouche, montrant du doigt le quartier grouillant des vagues de milliers de travailleurs :
    « Tiens, Zoubir, regarde la Casbah. On n'a pas un militant de réserve là-dedans. Juste des caches et des boîtes aux lettres.
    — Tu te trompes, j'ai déjà recruté dans la Casbah, pour la deuxième vague. Il nous faudra des hommes sûrs.
    — Combien en as-tu ?
    — Quatre pour l'instant. Et un jeune qui me semble particulièrement gonflé.»
    Le « jeune particulièrement gonflé » était le fils d'un boulanger de la Casbah. Passionné de football comme son copain Bouadjadj, il s'était facilement laissé convaincre aux idées nationalistes que lui exposait d'autant qu'il avait déjà milité au sein de l'O.S. dont il avait été, à dix-huit ans et demi, l'un des membres les plus jeunes. Bouadjadj avait pensé qu'il pourrait utiliser ce beau garçon un peu indolent à condition de le « gonfler ». La boulangerie de son père, rue des Abderames, en pleine Casbah, serait un refuge à ne pas négliger. Le passage incessant des clients rendrait faciles et discrètes d'éventuelles transmissions de messages. Le jeune homme avait accepté avec enthousiasme la proposition de Zoubir qui ne lui avait pourtant rien confié des projets immédiats du mouvement.
    « Et comment s'appelle-t-il, ton protégé ? demanda Didouche.
    — Yacef Saadi. On en fera quelque chose et je crois, si tout va bien, qu'il fera parler de lui ! »
    Yacef Saadi deviendra chef de la zone autonome d'Alger et le combat qui l'opposera au colonel Bigeard pendant la « bataille d'Alger » sera l'un des épisodes les plus dramatiques de la guerre d'Algérie. Mais ce mercredi 27 octobre, Bouadjadj et encore moins Didouche, qui ne le connaîtra jamais, ne pouvaient s'en douter.
    Zoubir Bouadjadj accompagna Didouche jusqu'au contrôle des billets de l'Alger-Constantine dont la locomotive fumait déjà.
    Les deux amis s'embrassèrent.
    « Bonne chance », dit Bouadjadj.
    Didouche sourit sans répondre. Du wagon il eut un geste de la main pour son compagnon qui restait sur le quai.
    Il ne devait jamais revoir Didouche Mourad.


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