• Le 17 Octobre 1961

    Le 17 Octobre 1961

    Des Algériens raflés lors de la manifestation pacifique du 17 octobre 1961 à Paris sont emmenés par la police à bord de cars et d'autobus réquisitionnés. Les quelque 20000 manifestants venus à l'appel de la Fédération de France du FLN, en famille et sans aucune arme, ont été victimes d'un véritable massacre. Le bilan - officiellement arrêté à trois morts - est difficile à établir en raison de la disparition de nombreuses archives. Les dernières estimations réalisées par les historiens à partir de documents et de témoignages - entre autres de policiers républicains désapprouvant ces violences mais dans l'incapacité de s'exprimer à l'époque - oscillent entre 150 et 200 morts, dont des dizaines de « noyés par balle », repêchés dans la Seine.


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  • Alger sous la pluie

    Alger sous la pluie

    Les Algérois vaquent à leurs occupations en Basse-Casbah,sur la gauche et en haut la rue de chartres et la rue de la lyre , a droite la cathedrale devenue Djamaa Kechtaoua une rue du centre d'Alger, sous la pluie, le 15 décembre 1960.

    Quelques jours plus tard, le 19 décembre, l'Assemblée générale de l'ONU votera la motion sur le droit à l'indépendance de l'Algérie. Le mois suivant, après le succès du « oui » au référendum sur le principe de l'autodétermination, les commandos de l'OAS, qui vient de se constituer, commencent à frapper. Leurs premières victimes « ciblées » sont l'avocat « libéral » (au sens de progressiste) André Popie et le maire d'Évian, ville où doivent s'ouvrir les négociations avec le GPRA.


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  • TighanimineSUR LA ROUTE, ENTRE BISKRA ET ARRIS, 7 HEURES DU MATIN
    Le car avale péniblement la route étroite. Mme Monnerot, assise près de son mari, admire le paysage que lui révèlent les virages successifs.
    « Chaque détour, pense-t-elle, nous rapproche de chez nous... »
    Le « chez nous » de Guy Monnerot et de sa femme, c'est Tiffelfel, une mechta perdue entre Biskra et Arris. Les deux jeunes gens, qui viennent de se marier, sont arrivés depuis trois semaines. Ils sont instituteurs auxiliaires.
    Les Monnerot sont arrivés avec tant d'enthousiasme qu'ils n'ont rien vu du manque de confort de ce pays perdu. Ils sentent qu'ils vont aimer cet Aurès au paysage sauvage et changeant. Elle sait que ce n'est pas avec des idées humanitaires qu'il fera fortune mais elle s'en moque. Dès son arrivée elle s'est rendu compte à quel point son mari avait raison, combien ces pauvres gens avaient besoin d'eux. En Algérie, à peine 15 % des enfants musulmans sont inscrits dans une école pour cette rentrée.
    Le contact a été bon avec les Chaouïas et les deux jeunes gens ont commencé à organiser leur classe.
    Mme Monnerot regarde le paysage. Après les sables de Biskra, où ils ont passé la journée de dimanche, c'est à nouveau l'âpre pierraille de l'Aurès avec quelques îlots de blé, quelques moutons et surtout des chèvres noires.
    Pour pénétrer le massif, le vieux car, un Citroën de 50 places, sorte de bouledogue mi-vert pâle, mi-vert amande, avance tranquillement sur la route sinueuse qui s'introduit dans les gorges de Tighanimine. Cinquante kilomètres d'une beauté stupéfiante. La route est taillée dans la partie rocheuse de Foum-Taghit qui s'élève à pic du côté gauche du car. A droite, à une vingtaine de mètres en contrebas, l'oued el-Abiod se fraie un passage dans des éboulis gigantesques. Des pins sauvages, un peu de maquis, des buissons d'épineux piquent les flancs de la montagne qui surplombe le canon. Après M'Chounèche et Tiffelfel, la terre, jusque-là gris bleuté, devient rouge ocre. La route monte sans cesse.
    Mme Monnerot sent, à travers les glaces ouvertes, l'air devenir plus pur. Ses tympans sont un peu douloureux.
    « On est haut ? demande-t-elle à son mari qui bavarde avec son voisin, un caïd merveilleusement habillé d'un burnous et d'un turban immaculés.
    — Un peu plus de 1 800 mètres, chère madame », répond celui-ci, en saluant.
    Mme Monnerot, qui était perdue dans ses pensées lorsque son mari bavardait, apprend que cet « Arabe » digne du Châtelet est le caïd de M'Chounèche, Hadj Sadok, qu'il est très flatté de connaître les instituteurs, qu'ils vont avoir « bien à faire » à Tiffelfel.
    Elle l'observe à la dérobée. Il tranche par son élégance sur la populace qui a envahi le car et qui l'emplit un peu plus à chaque arrêt.
    Les Chaouïas, en cachabia de laine brute, sentent le mouton.

    Mme Monnerot leur trouve des têtes inquiétantes de bêtes sauvages aux aguets. Les femmes ont l'air aussi farouches. Elles n'ont pas cette allure soumise des silhouettes féminines entrevues à Alger. Les haïks noirs dont elles s'enveloppent y sont peut-être pour quelque chose. Et puis on voit leur visage. Les femmes de l'Aurès ne sont pas voilées. Des petits yeux vifs en amande sur des traits impassibles vous observent, vous dissèquent. Sur le sol des couffins débordant de marchandises voisinent avec des poules vivantes attachées par les pattes. Toute cette humanité qui sent fort provoque un remue-ménage incroyable. Si elle osait, la jeune femme parlerait de pittoresque avec son mari, mais il y a le caïd qui s'exprime avec de grands gestes. Guy Monnerot se tourne vers sa femme.
    « M. le caïd dit qu'il s'est passé des choses importantes cette nuit. Il y aurait eu des attentats à Biskra et il a reçu une proclamation par la poste. Un groupe d'hommes aurait décidé d'entreprendre la lutte pour l'indépendance.
    — Ils se baptisent Front de libération nationale, précise le caïd en montrant quelques feuillets ronéotypés qu'il a tirés de son magnifique baudrier. Je vais porter ce papier à M. l'administrateur d'Arris. Vous allez aussi à Arris ?
    — Oui. L'instituteur nous a invités à déjeuner.
    — M. Cadène est très aimé ici », dit Hadj Sadok.
    A l'avant du car, Djemal Hachemi, le frère du propriétaire du car, conduit posément. Il regarde le numéro de la borne qui est plantée sur le bas-côté de la route, au bord du ravin. Nationale 31, kilomètre 80.
    « Ce sera au kilomètre 79 », lui a-t-on dit la veille.
    Djemal Hachemi est « dans le coup » du soulèvement. Il connaît Ben Boulaïd depuis longtemps et lorsqu'il a été contacté pour faire partie du C.R.U.A. il a accepté tout de suite sachant que Mostefa Ben Boulaïd en était. Hachemi sait qu'il devra freiner dès qu'il apercevra le barrage de pierres placé en travers de la route.
    Au kilomètre 79 le caflon de Tighanimine se fait moins étroit. Les deux versants de la montagne s'éloignent l'un de l'autre et permettent de découvrir au loin les croupes molles recouvertes de broussailles annonciatrices des hauts plateaux. A cet endroit la route s'élargit et le versant qui la surplombe, à gauche, se transforme en un vaste cirque où, au milieu d'éboulis de rochers, poussent des buissons d'arare, de defla, de chênes sauvages.
    Chihani Bachir, que tous ses hommes connaissent sous le nom de Si Messaoud, est là depuis 3 heures du matin. C'est ce cirque protégé en amont et en aval de la route par un virage assez brusque qu'il a choisi comme lieu de son embuscade. Depuis 3 heures du matin les dix hommes du commando attendent de pouvoir arrêter un véhicule. Rien. Pas la moindre 4 CV, pas le moindre camion, pas même un baudet !
    « Heureusement, a dit Mohamed Sbaïhi, d'Arris, que le car Biskra-Arris va passer dans quelques instants. » Chihani a placé deux de ses hommes en guetteurs sur chacune des deux crêtes qui surplombent les virages amont et aval. Trois hommes armés dont Mohamed Sbaïhi sont dissimulés au bas de la pente, derrière d'énormes rochers qui ont basculé des sommets en surplomb. Chihani et les deux derniers hommes du commando ont jeté sur la route une dizaine de grosses pierres sèches. Depuis que le soleil a teinté de rose les pierrailles du canon, les hommes sont à l'affût, dissimulés derrière leurs abris. Le silence est impressionnant. Seul l'oued bruit au fond du canon à une vingtaine de mètres en contrebas.
    L'oreille attentive de Chihani a perçu le ronronnement du gros Citroën avant que les guetteurs aient pu apercevoir sa gueule mafflue qui monte péniblement à l'assaut de la dernière côte. Derrière son rocher Mohamed Sbaïhi arme la mitraillette qu'il est le seul à posséder dans le commando. C'est lui qui couvrira son chef et ses deux compagnons lorsqu'ils « arraisonneront » le car. Chihani n'est même pas ému. Il sait que le conducteur Hachemi est un homme à eux et que, selon les instructions, il donnera au moment d'aborder le barrage de pierres un violent coup de frein qui projettera tous les voyageurs en avant et permettra aux hommes de l'A.L.N. de grimper à bord sans éprouver de résistance.
    Le car qui a enfin atteint la route plate prend de la vitesse. Au volant Hachemi Djemal est tendu. Malgré l'air frais qui entre par la vitre, il transpire. Ça y est. 11 a aperçu le barrage. Et quel barrage ! Quelques pierres sèches éparses sur la route, à peine de quoi lui donner un alibi. Si Hachemi n'était pas un homme de l'A.L.N., il n'aurait qu'à appuyer sur l'accélérateur pour que le bon vieux Citroën franchisse sans difficulté le « muret » et gagne à grande vitesse la commune mixte qui est distante de 18 kilomètres.
    Le « barrage » se rapproche. Hachemi jette rapidement un coup d'œil dans le car. Tout le monde bavarde ou somnole. Il donne un léger coup d'accélérateur. Ça y est il a aperçu une silhouette à gauche, près des rochers. Ils sont là ! A dix mètres à peine du barrage ; il s'arcboute sur son volant et enfonce la pédale du frein. Cris, hurlements. Les voyageurs ont basculé en avant. Pêle-mêle les cachabias, les burnous, les haïks et les fichus de mousseline, les paquets de beurre, de sucre, les poules qui piaillent, les femmes qui
    crient. La portière s'est ouverte violemment. Chihani, mauser au poing, suivi d'un de ses hommes, a bondi dans la cabine.
    « Silence ! Ça suffit. Armée de libération nationale. Que personne ne bouge. »
    A l'extérieur, sur le côté gauche, au centre du cirque, des hommes qui semblent avoir jailli des éboulis de pierres se sont dressés et couchent en joue le car et ses occupants.
    Le chef A.L.N. parcourt du regard les pauvres gens qui se sont tassés sur les banquettes fatiguées du vieux car : des montagnards. Mais un sourire éclaire son visage. Il vient d'apercevoir au fond du car la gandoura éclatante du caïd et près de lui les deux Européens.
    Mme Monnerot a saisi le bras de son mari sans quitter des yeux l'homme en treillis vert olive qui tient un fusil à la main. Elle est devenue toute pâle. Sous le chemisier blanc à pois noirs son cœur bat à tout rompre. Instinctivement Guy a passé son bras sur les épaules de sa femme. Comme pour la rassurer ou la protéger.
    « Viens, toi », fait Chihani au caïd.
    Celui-ci se lève et passe dédaigneux devant le chef du commando qui le pousse d'un coup de crosse dans les reins. Guy Monnerot se prend à espérer. Peut-être n'en voulaient-ils qu'à ce caïd si richement vêtu.
    « Vous aussi, venez ! » L'espoir s'est écroulé. Guy et sa femme descendent. Ils sont maintenant tous les trois sur la route devant le car. A gauche Hadj Sadok, puis Guy Monnerot, puis sa femme.
    Devant eux Chihani et derrière son rocher, quelques mètres plus loin, Sbaïhi et sa Sten.
    Le chef du commando de l'A.L.N. veut savoir ce que pense le caïd de M'Chounèche.
    « Alors, tu as reçu notre proclamation, dit Chihani. De quel côté vas-tu te ranger maintenant ? »
    Le caïd Hadj Sadok est plus impressionnant que jamais, ses vêtements magnifiques, sa haute stature, son visage basané et rasé de près font paraître la tenue des maquisards encore plus hétéroclite et misérable. Même Guy Monnerot, qui a pourtant mis son costume sombre des dimanches pour rendre visite à son collègue d'Arris, et sa femme, avec son petit corsage à pois et sa jupe noire, ont une allure médiocre auprès du caïd.
    Sa réaction est digne de son attitude.
    « Vous ne croyez pas que je vais discuter avec des bandits, s'écrie-t-il, et que votre mascarade m'impressionne. Quant à votre lettre, elle est déjà jetée. Vous voudriez me faire croire que toute l'Algérie est en rébellion... Mais regardez-vous ! »
    Et le caïd, bras croisés, éclate d'un rire méprisant. Chihani, fou de rage, s'approche du groupe.
    « Vous n'avez pas honte ? s'écrie Hadj Sadok plus méprisant que jamais.»
    Chihani, interloqué par l'algarade, se demande que faire. Pour le caïd, c'est réglé, il est bien décidé à le « descendre », ce sont les ordres : attaquer les militaires et les musulmans favorables à la France. Mais ces deux Européens ? Ben Boulaïd l'a bien recommandé : « Ne touchez pas à un civil européen ! »
    Tout va alors très vite. En une fraction de seconde, Hadj Sadok qui voit que son petit discours a porté mais qui commence à avoir peur pour sa peau a avancé la main vers le magnifique baudrier rouge. A l'intérieur il cache toujours un 6,35 automatique. Très vite, la main plonge, ressort armée. Chihani lève alors la tête, voit le geste du caïd qui l'ajuste. Une rafale part. Près de son rocher, Sbaïhi n'a pas perdu un mouvement. Il est bien placé, son chef est en dehors de son champ de tir. Il a écrasé la détente. La rafale est partie. Il n'y a pas eu un cri. Le caïd semble pétrifié. Le début de la rafale l'a atteint en plein ventre. Guy Monnerot a pris la suite dans la poitrine. Sa femme est atteinte à la hanche gauche. C'est elle qui s'écroule la première, suivie de son mari. Le caïd tombe enfin comme un mannequin de son qui se tasse sur lui-même. Il se tient le ventre à deux mains.
    Les hommes de l'A.L.N. sont sortis de leurs abris et rejoignent leur chef, en silence.
    Au volant du car Hachemi est le seul des occupants à avoir vu toute la scène. Les paysans, eux, sont, aplatis sur le plancher, entre les banquettes, la tête dans leurs couffins. Ils sont terrorisés.
    « Mettez le caïd dans le car, ordonne Chihani, c'est tout de même un musulman... Et toi, dit-il au chauffeur, ramène-le vite à Arris. »
    Deux hommes du commando transportent le caïd, dont la gandoura est maculée de sang, à l'intérieur du car. Deux autres ont tiré les corps des deux petits instituteurs français sur le bord de la route, au pied de la borne, dans le gravier. Les deux jeunes gens gémissent. Guy semble à demi inconscient. La route est libre. Le car démarre. Les hommes de Chihani dégringolent la pente qui mène à l'oued. Ils veulent le franchir et se cacher au flanc de l'autre versant. Prêts à attaquer si une petite patrouille militaire vient au secours des deux Européens, prêts à fuir si les forces sont trop importantes.
    Il est 7 h 40. Le car s'est éloigné. Les insurgés se sont fondus dans la campagne. Le soleil inonde maintenant le cirque. Deux corps restent seuls, étendus sur le bas-côté de la route. Il n'y a plus un bruit, Mme Monnerot reprend ses esprits. Une douleur atroce la taraude au flanc gauche. Elle ouvre les yeux. Guy, exsangue, ne geint même plus. Il respire avec difficulté. Elle ne peut pas bouger. Elle se sent engourdie, abandonnée. Sur la borne plantée à moins d'un mètre elle peut lire Arris 18, Batna 77. Et pas un bruit. Seulement l'oued qui, en contrebas, roule de pierre en pierre...

    IGHIL-IMOULA (KABYLIE), 7 H 30
    Le petit village à flanc de montagne est encore endormi. Mais, près de la crête, trois hommes ont passé une nuit blanche, dans une maison isolée. Il y a là : Krim Belkacem, chef de la zone kabyle, Zamoun Ali, un de ses adjoints, chef de la région de Tizi-Ouzou, et le « journaliste » Mohamed Laïchaoui, qui a « tiré » les exemplaires de la proclamation du F.L.N. que de nombreuses personnalités ont trouvée ou vont trouver dans leur courrier. Krim a préféré garder près de lui le jeune homme qui se plaignait d'avoir laissé sa mère à Alger sans la prévenir de son départ. Une imprudence est vite commise et Krim a pris la précaution de ne pas indiquer au jeune homme l'endroit où il se trouvait. On l'a fait voyager de nuit pour qu'il ne puisse s'orienter. Ce n'est pas que le chef kabyle n'ait pas confiance mais il est préférable de mettre tous les atouts dans son jeu. Laïchaoui, qui sait maintenant qu'il pourra regagner Alger et « retrouver sa mère » dès l'action terminée, attend avec impatience les premiers résultats.
    Comme les autres chefs de zone, Krim Belkacem a donné à chacun de ses sept chefs de daïra (région) la nature des objectifs à attaquer. D'abord, les gendarmeries et les casernes — si possible s'emparer des armes qui font cruellement défaut —, ensuite, détruire la principale richesse économique de la Kabylie : le liège. La récolte est faite et de nombreux hangars sont pleins à craquer. Il suffit d'un bidon d'essence. Enfin Krim a fait transmettre aux quatre cents hommes qui constituent l'A.L.N. de Kabylie l'ordre formel de ne pas attaquer les civils européens ou musulmans à moins bien sûr que ceux-ci ne soient armés et tirent sur les insurgés.
    Krim a hâte de connaître les résultats. Vers minuit, les trois hommes sont montés sur la crête, guettant au loin les lueurs des incendies espérés mais, tout comme Bouadjadj à Alger, leur attente a été déçue.
    L'heure H était fixée à minuit. A 1 heure ils sont revenus dans leur refuge et ont discuté toute la nuit tout en « remballant » le matériel car Krim veut quitter son P.C. dès que les sept chefs de région auront envoyé un courrier rendre compte des résultats de l'action.
    Si le chef kabyle pouvait à cette heure lire le télégramme récapitulatif que le sous-préfet de Tizi envoie à Alger, il serait pourtant satisfait.
    « J'ai l'honneur de vous faire savoir... » La formule officielle précède un bilan économique lourd et spectaculaire. Plus de 200 millions de dégâts. A Bordj-Menaïel, Camp-du-Maréchal, Azazga, Dra-el-Mizan, des dépôts de liège et de tabac ont été incendiés. Des coups de feu ont été tirés contre les casernes et gendarmeries de Tigzirt, Azazga et de bien d'autres centres. Il y a un mort à déplorer à Dra-el-Mizan. Un garde supplétif musulman, Haroun Ahmed Ben Amar, a aperçu une dizaine d'hommes en train de glisser des tracts sous les portes. Le supplétif, qui était accompagné d'un autre gardien, a tenté de s'interposer. Un terroriste l'a abattu. L'arme du supplétif a été volée.
    L'action a été concertée, souligne le sous-préfet, les communications entre les différents centres de Kabylie ont été interrompues. Poteaux sciés, fils sectionnés avec une coordination qui « prouve l'importance du mouvement ».
    Mais Krim Belkacem ignore ces résultats ; il doit attendre la fin de l'après-midi avant que les premières liaisons parviennent à son P.C. Il a écouté la radio. Au premier bulletin du matin sur Radio-Alger, on ne parle de rien. Le chef de la zone 3 sait très bien qu'avec les cent trente armes dont il dispose dans sa région l'action année ne peut être importante. Il l'a très bien expliqué à ses chefs de région. L'important est de créer une psychose de peur, d'insécurité. Pour lui, une opération sera réussie si elle est « spectaculaire », le « coup » importe peu.
    En attendant les nouvelles, Krim Belkacem est assez confiant. Il sait que tous ses hommes accompliront leur mission. La discipline est grande en Kabylie et celui qui s'est engagé dans le mouvement sait très bien ce que signifierait pour lui une défection de dernière minute. La mort immédiate. Mais aucune défaillance n'a été signalée dans les jours précédents. A tel point que ce sont les hommes de Krim qui ont remplacé les militants de Bitat dans l'Algérois.
    Krim a jugé durement ces hommes qui ont abandonné à la dernière minute ! Bitat n'a peut-être pas été assez ferme. Mais ce matin le chef kabyle pense à ses hommes, à ceux qui viennent de déclencher l'insurrection en Kabylie. Il va falloir se retirer, se fondre dans la nature et échapper aux Français. Car sept ans de maquis ont appris à Krim les règles du combat. De tous les chefs F.L.N. il est — avec Ouamrane — le seul à avoir une grande expérience de la vie clandestine dans le bled. Et il sait que les jours qui viennent vont être les plus durs. Il n'y aura plus l'enthousiasme de la préparation du jour J. Ce sera la guerre. Une guerre que Krim prévoit longue et difficile.

    ARRIS (AURÈS), 8 H 30 DU MATIN
    A la commune mixte. C'est l'affolement. Des hommes, des Européens, s'affairent dans la cour autour de caisses d'armes éventrées, de caisses de munitions que l'on ouvre avec plus de précautions. Au milieu de ce caravansérail le géant Rey sue et souffle, visiblement dépassé par les événements. Le doux Gazebonne suit.
    « Ah, vous êtes là, vous, crie Rey en voyant l'ethnologue, vous arrivez bien ! »
    L'administrateur civil ignorait en effet que Jean Servier fût rentré la veille.
    «... Vous allez nous aider à distribuer ces armes.
    — Mais que se passe-t-il ? demande Servier. Je suis arrivé hier au soir et tout était calme.
    — Ça s'est passé tout à l'heure, répond le gérant, "ils" ont atttaqué le car de M'Chounèche. Hadj Sadok a été grièvement blessé. Le docteur le soigne à l'hôpital. Il paraît, d'après ce qu'ont pu nous dire le caïd et le chauffeur du car, que les petits Monnerot ont été tués et que ces salauds les ont laissés sur le bord de la route !
    — Il faut aller les chercher.
    — Impossible. Arris est bloqué. Oui. Parfaitement. Des pics, de la montagne au-dessus, ces fumiers nous "arrosent" si on sort ! Je viens de prévenir par radio. La commune mixte est en état de défense. Nous sommes bloqués et cernés par les rebelles. Je ne peux envoyer personne. J'ai besoin de tous mes adjoints. Il faut protéger la ville et les Européens !
    — Je me mets à votre disposition », dit Servier.
    — C'est vrai, vous voulez y aller ?
    — Bien sûr !
    — Alors carte blanche. Ramenez-les. Prenez une jeep et un 5/5. Et des armes. »
    Jean Servier, ne sachant pas conduire, prend deux musulmans employés de la commune mixte. Deux maçons italiens de passage, qui logent à l'hôtel d'Arris et qui sont venus construire la justice de paix musulmane, se proposent. Servier leur adjoint des Ouled-Abdi qu'il connaît et un officier de réserve musulman. Il s'arme d'une mitraillette et en donne une autre aux Italiens qui vont conduire la jeep. Tous les musulmans sont armés de mousquetons. Servier saute dans le 5/5. La petite caravane sort précautionneusement de la ville, s'attendant à être mitraillée des pitons voisins. Rien ne se produit. Arrivés aux falaises de Tighanimine, l'ethnologue devenu chef de guerre fait mettre pied à terre. D'après les renseignements les corps des jeunes gens devraient se trouver à quelques kilomètres, à l'endroit
    même où a eu lieu l'embuscade. Il faut y aller en prenant garde aux agresseurs qui sont peut-être encore là.
    « Quand il y a un obstacle, dit l'officier musulman, je fais la ligne de support.
    — Alors, allons-y ! »
    Le petit groupe se met en marche, en colonne par un, longeant la falaise. On avance lentement. Servier regarde l'heure. Midi. Tant de temps perdu à réunir les hommes, à les armer, à parcourir les quelque vingt kilomètres ! Servier a l'impression d'être levé depuis une heure à peine.
    Le petit groupe s'est arrêté. Au détour de la route en lacet les hommes aperçoivent deux silhouettes. Une, très sombre, est étendue sur le sol, l'autre semble accroupie près d'elle. Servier s'élance suivi de la colonne au pas de course. Il distingue les traits. C'est la femme qui est accroupie. Elle bouge. Ils sont vivants ! L'homme est étendu à plat ventre. La femme se penche vers lui, le soutient. Servier voit l'homme soulever le buste dans leur direction puis retomber. Encore quelques mètres Servier est là. Essoufflé. Il se penche vers la jeune femme qui le regarde, les yeux exorbités.
    « Trop tard ! Vous arrivez trop tard... »
    La malheureuse se laisse aller sur le sol, sanglotant. Servier se penche sur le jeune homme. Il est mort.

    Il n'y a plus rien à faire pour le jeune instituteur. Servier tente de relever la jeune femme. Elle se dégage et reste prostrée auprès du cadavre de son mari.
    « Dis, capitaine, regarde... » Un Ouled-Abdi montre les points clairs de djellabas qui courent sur le versant opposé, de l'autre côté de l'oued. Peut-être des bergers. Peut-être des rebelles, Servier fait placer des hommes en protection : un à gauche du ravin, d'autres qui grimpent le long de la falaise au milieu de l'éboulis de pierres.
    « Allez chercher le Dodge, maintenant », ordonne l'ethnologue.
    Mme Monnerot ne dit pas un mot. Elle est recroquevillée auprès du corps de son mari. Ses épaules se soulèvent mais ses sanglots sont secs.
    Le Dodge arrive enfin. Les deux maçons italiens prennent le cadavre de Guy Monnerot et le glissent sur le plateau du camion.
    Servier se penche doucement et aide la jeune femme à se relever. Elle chancelle.
    L'ethnologue a fait monter la jeune femme dans la jeep. Du sang coule de sa hanche blessée le long de ses jambes. Il faut vite parvenir à l'hôpital.
    « En route ! » crie-t-il.
    Mais le 5/5 reste sur place. Impossible de démarrer.
    « Ça ne marche plus, dit le chauffeur musulman de la commune mixte, on reste ici ! »
    Les maçons italiens se sont penchés sur le moteur. Ils décèlent vite la panne.
    « La "dourite" elle est "arracée" ! On va réparer avec le "moussoir" on sait. »
    Le chauffeur pâlit. Servier a compris. Ce type est de mèche avec les rebelles. Nerveusement il arme la MAT et enfonce le canon dans le dos du chauffeur.
    « Allez, grimpe. Je reste près de toi. On y va. S'il y a un cahot ou si on va au fossé, la rafale part. Compris ? »
    Le chauffeur est vert. Cette fois le camion démarre. La caravane met plus de trois quarts d'heure à parcourir les 18 kilomètres. Le docteur d'Arris attend près de la porte de l'hôpital. Il est tout étonné en voyant Mme Monnerot descendre de la jeep soutenue par Servier.
    « Elle est vivante !
    Mais choses est sur, dans les Aurès, la guerre vient de commencer.


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  • Algériens lèvent la main

    Illusoires fraternisations 

    À Alger, le 26 mai 1958, des Algériens lèvent la main, sous une banderole portant une croix de Lorraine, pendant une manifestation de fidélité à la France et de soutien m général de Gaulle. Ces rassemblements de « fraternisation » se multiplient parmi la population musulmane d'Algérie. Comme le journaliste Jean Daniel l'explique dans un article de L'Express daté du 29 mai 1958, ces « fraternisations », qui se révéleront illusoires et sans lendemain, ne sont pas vraiment spontanées mais le plus souvent « incitées » par les militaires français des SAS (Sections administratives spécialisées) et des SAU (Sections administratives urbaines), très proches de la population algérienne misérable, notamment dans les bidonvilles d'Alger, où ils effectuent une action sociale efficace.


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  • L’INSURRECTION 3/4BATNA (AURÊS), 2 HEURES
    Le camion de Saïd transportant les hommes de Hadj Lakhdar s'est arrêté sur la route de Lambèse à un peu plus de deux kilomètres de Batna. Vingt-six hommes sous la direction de Hadj Lakhdar, Bouha, Messaoudi et Bouchemal vont attaquer la capitale de l'Aurès et appliquer les consignes de Ben Boulaïd. Les partisans se séparent en deux groupes de quinze hommes. Chaque groupe est divisé en deux sous-groupes : l'un de combat, l'autre de protection.
    « Maintenant, di't Hadj Lakhdar, vous connaissez tous votre mission. Nous allons entrer deux par deux dans Batna pour ne pas attirer l'attention si nous croisions des promeneurs ou une patrouille de police. Messaoudi donnera aux hommes de son groupe le lieu de ralliement. En avant ! Et à travers champs, pas par la route ! »
    Bouchemal retrouve sa ville mais elle lui semble étrangère.
    Ce n'est pas sa ville natale qu'il va attaquer. La caserne avec ses guérites et ses sentinelles, il ne l'a jamais vue ainsi. Les murs étaient moins hostiles, les fusils des chasseurs qui font les cent pas moins menaçants. Le montagnard qui chemine près de lui a dissimulé son mousqueton sous sa cachabia. Il ne dit pas un mot. C'est l'un des sept hommes que Bouchemal. Il s'appelle Saïd. Il a un visage impassible, une démarche de panthère. Ils formeront le groupe de protection qui « couvrira » le commando de Hadj Lakhdar et de Bouha. Bouchemal se sent gauche et maladroit auprès de Saïd.
    « Ce paysan n'est peut-être seulement jamais descendu à Batna », pense-t-il, méprisant. Mais il lui envie son calme. Il n'est pas loin de regretter de s'être fourré dans un bain pareil. Il serre sa carabine italienne dont la culasse lui semble glacée. Il l'a déjà armée. Est-ce que la crosse ne dépasse pas de son burnous ? Il en rabat les pans en passant devant la caserne. Ce n'est pas la peine que les chasseurs remarquent leurs battle-dresses. Les uniformes ont beau être disparates, cela risque de donner l'éveil. Mais les deux sentinelles qui sont rentrées sous leurs guérites n'accordent pas un regard aux deux hommes qui passent à quelques mètres d'elles.
    Après avoir dépassé le poste de garde et être sorti du champ de vision des sentinelles Bouchemal décide de s'arrêter. Il se dissimule derrière un gros platane...
    « Attendons les autres ici », dit-il à Saïd.
    A cette heure, les rues de Batna sont désertes, surtout dans le centre. Il y a peut-être un peu d'animation dans le bas quartier, près du bordel, où le bistrot reste ouvert tard le soir les samedis, dimanches et jours de fête. Mais il y a peu de chances pour que les « clients » reviennent par le centre.
    Bouchemal n'est pas mécontent de la position de son observatoire. Il a vue sur le poste de garde des chasseurs et sur celui des artilleurs. De plus il découvre l'enfilade de la route de Lambèse et de l'avenue de la République.
    « Va un peu plus bas, dit-il à Saïd, près de l'enclos du jeu de boules. Je t'enverrai deux hommes. »
    Le Chaouï obéit aussitôt. Celui-là pourra prévenir toute menace venant de la ville. Au fur et à mesure de l'arrivée des autres montagnards, Bouchemal les envoie se poster plus haut que l'entrée de l'hôpital. Le groupe de protection est en place. Le signal d'attaque sera donné par Hadj Lakhdar qui tirera une fusée bleue. Le « plan Bleu » devra se dérouler simultanément contre les casernes et les dépôts de munitions. Le groupe de Hadj Lakhdar mitraillera auparavant la façade de la sous-préfecture et essaiera de « faire un carton », comme il a dit, avec les occupants du commissariat central. Bouchemal regarde sa montre. 2 h 20. Tout le monde est prêt. Il reste quarante minutes à attendre.
    Près de la sous-préfecture, le chef du commando de Batna vient de placer ses hommes. Dissimulés derrière les buissons ou protégés par le muret du jardin public de la sous-préfecture, ils attendent. Dans la poche gauche de sa tenue de combat, Hadj Lakhdar sent contre sa cuisse les deux cylindres des fusées. La bleue qui déclenchera l'attaque simultanée des points stratégiques de la petite ville et la rouge qui, en cas de contretemps ou de coup dur, ordonnera le repli général immédiat. Il y a quelques minutes, en entrant dans la ville, Hadj Lakhdar a bien cru que l'attaque serait terminée avant d'avoir commencé. Il a croisé, en compagnie de deux de ses hommes, une patrouille de police. Deux flics musulmans. Hadj Lakhdar a serré sa carabine Statti, dissimulée dans les plis de son burnous qui, relevé sur ses épaules, laissait voir son uniforme de toile olive. Heureusement le prochain réverbère était loin. Les agents sont passés près d'eux en les regardant, puis leur ont dit : « Bonsoir les gars ! Ça s'est bien passé ? » avec un clin d'œil rigolard. Ils les ont pris pour des spahis rentrant du bordel ! Lakhdar a souri sans répondre. Lorsque les flics les ont dépassés il a senti une bille de feu glisser le long de sa colonne vertébrale et les phalanges de sa main droite étaient bloquées sur le canon de sa carabine.
    2 h 20. Le bruit d'un moteur de voiture troue la nuit. Les hommes de Lakhdar s'aplatissent derrière le muret, se dissimulent, ramassés sous les buissons, prêts à bondir. La 11 CV Citroën du sous-préfet apparaît sur la place.
    Jean et Vanda Deleplanque descendent de voiture. A 10 mètres derrière eux Hadj Lakhdar suit dans la mire de son statti le dos du sous-préfet. Il le tient. Appuyer sur la détente et ce sera le coup inespéré. Le hasard le sert bien. Mais Ben Boulaïd a été formel : « Pas un coup de feu. Pas une action avant 3 heures. » Quarante minutes trop tôt! Le chef de la zone 1 a dit aussi : « N'attaquez aucun civil européen. » Mais le sous-préfet ce n'est pas un civil. C'est au contraire le symbole de cette autorité contre laquelle l'insurrection est dirigée.
    Deleplanque revient vers la voiture. Sa femme est déjà entrée dans l'appartement privé dont la porte donne sur le hall.
    Hadj Lakhdar hésite encore. En pleine poitrine. Là il ne peut le manquer. Vite... Non. Il faut céder à la discipline. Quarante minutes d'avance peuvent faire échouer tout le plan d'attaque de l'Aurès. Hadj Lakhdar abaisse le canon de sa carabine italienne. Deleplanque manoeuvre pour rentrer la voiture. La portière claque. Le sous-préfet est entré dans ses appartements dont les fenêtres sont maintenant éclairées.
    Sans le savoir, Jean Deleplanque en moins d'une heure a vu sur la route « ses » premiers rebelles et vient d'être sauvé d'une mort certaine par le sens de la discipline et de l'exactitude d'un des meilleurs lieutenants de Ben Boulaïd, ce meunier avec qui il a discti il y a quelques mois et qu'il trouvait si sympathique.
    Vingt minutes plus tard, le téléphone sonne dans la chambre Deleplanque qui est en train de se déshabiller. Torse nu, le sou préfet, qui dégage ses chaussures sans les délacer, décroche.
    « Allô ! ici le sous-préfet.
    — Excusez-moi, monsieur le sous-préfet, ici Prionne, le cor saire de Biskra. Je vous réveille ?
    — Non, mon vieux. J'arrive de Constantine. Qu'est-ce qui passe ?
    — Le commissariat vient d'être attaqué par des individus armé J'ai deux gars blessés. Mais ce n'est pas tout. Au même moment commune mixte a été attaquée ainsi que la centrale électrique, il y a deux blessés. C'est un mouvement concerté. Cela me semble grave. Alors j'ai voulu vous prévenir.
    — Vous avez bien fait. Tenez-moi au courant de ce qui se passera.
    — Pour l'instant tout est calme. Les « gus » ont décroché. On n'avait pas assez de monde pour les poursuivre et il fallait emmener les blessés à l'hôpital.
    — C'est ce qui était le plus urgent. Pour le reste, je vais m'en occuper. Bonsoir... Et merci ! »
    2 h 40. Qu'est-ce que cela peut bien signifier ? c'est à un mouvement insurrectionnel de tous l'Aurès qu'il faut s'attendre...
    Prévenir Alger? Et attendre les ordres? c'est en plusieurs points de l'Aurès que va se produire l'insurrection. Batna et bien d'autres communes mixtes risquent d'être attaquées. Il semble que Biskra ait été la première visée. Il faudrait prévenir. Mettre l'arrondissement en état d'alerte. Essayer de faire échouer le mouvement. Le prendre de vitesse. Tant pis pour l'administration et ses sages conseils. Le jeune sous-préfet préfère foncer. Il vaut mieux risquer une semonce administrative officielle et mettre la ville en garde immédiatement.
    2 h 45. Deleplanque téléphone à l'homme en qui il a le plus confiance dans la ville : le capitaine Bourgeois, le chef de la gendarmerie de Batna.
    « Allô ! Bourgeois ? Alerte générale. Biskra a été attaquée. Branle-bas de combat. Cela risque de nous arriver d'une seconde à l'autre, il y a peut-être déjà des rebelles dans les rues... Je prends tout sur moi. »
    Bourgeois a compris au ton du sous-préfet que c'était sérieux. Il répond à peine, raccroche, enfile son pantalon et met la caserne en alerte.
    En silence dans la nuit, le commando de Hadj Lakhdar s'avance vers les casernes. Les sept hommes sont à peine arrivés devant la caserne qu'ils entendent une sonnerie stridente. C'est le capitaine Bourgeois qui a donné l'alarme. Des fenêtres s'allument. Le peloton d'intervention se prépare. Lakhdar aperçoit des silhouettes qui s'agitent. Il s'apprêtait à attaquer la caserne dans dix minutes mais ce remue-ménage ne présage rien de bon. Des projecteurs s'allument. Et la sonnerie stridente retentit toujours. Les hommes de l'A.L.N. se regardent, inquiets.
    « Allez. Faut se replier tout de suite, avant qu'ils ne sortent », dit Hadj Lakhdar.
    Il tire la fusée rouge de la poche de son treillis. L'allume. Une lueur rouge s'élève au-dessus de Batna. Près des casernes, Bouchemal est affolé. Il a armé une seconde fois son fusil éjectant une cartouche intacte.
    « La fusée rouge. Y a un pépin. »
    Pour un peu il donnerait tout de suite l'ordre de repli mais il faut attendre Lakhdar. Et on n'a pas encore entendu un coup de feu. Il est 2 h 50.
    « Qu'est-ce que ça veut dire, cette fusée ? demande le chasseur Pierre Audat au brigadier-chef Eugène Cohet qui monte la garde près de lui à la porte du 9e R.C.A.
    — Je ne sais pas. Oh ! pas grand-chose. Des chasseurs peut-êt qui traquent un sanglier.
    — Y en a par ici ?
    — Je crois. C'est bourré de gibier dans l'Aurès.»

    De l'autre côté de la rue, à l'abri des platanes, deux Aurésiens les ajustent posément. Une série de coups de feu. Pierre Audat, bientôt vingt et un ans, roule à terre. Le brigadier-chef Eugène Cohet, vingt et un ans, reste un instant pétrifié. Par trois fois son corps est agité d'un soubresaut. L'impact des balles. Il lâche son fusil, puis se tasse sur lui-même. Un filet de sang coule de ses lèvres.
    3 heures. Les premières victimes militaires de la guerre d'Algérie viennent de tomber.
    Les hommes de l'A.L.N., lâchant des rafales de mitraillettes, s'enfuient par la route de Lambèse.
    Bouchemal, voyant arriver le groupe de Hadj Lakhdar, est pris de panique. Il détale. Saïd et Amar, un autre Chaouï de son groupe, en font autant. Ils ont tiré quelques coups de feu au hasard en direction des sentinelles... Ils ne pensent plus qu'à regagner à travers champs et par des chemins de montagne Bou-Hamar, la ferme de Baazi ; c'est de là que les hommes de Ben Boulaïd partiront pour le maquis.

    KHENCHELA (AURÈS). 3 HEURES
    Le bruit d'une explosion et d'une rafale suivie de coups de feu a réveillé en sursaut le lieutenant Darnault. Il s'est habillé en un tournemain et va aux nouvelles.
    Le lieutenant Darnault est le commandant de la place de Khenchela qui n'est protégée que par un peloton de spahis et par les quelques agents de police du commissariat central. C'est contre ceux-ci qu'ont été tirés les coups de feu qui ont réveillé le lieutenant. Les hommes de Laghrour Abbès, deuxième lieutenant de Ben Boulaïd, ont envahi le commissariat central et tiennent les trois gardiens de la paix de service en respect. Laghrour leur arrache leurs armes, deux revolvers à barillet et un pistolet, et ordonne le repli.
     
    Le transformateur électrique a sauté. Athmani, qui en était chargé, a attendu l'explosion des bombes qu'il y avait placées pour partir.
    Le lieutenant Darnault inspecte la cour de la caserne. Rien. Il sort sur le pas de la porte. Les sentinelles sont près de lui. Elles n'ont rien vu. Le lieutenant s'apprête à rentrer. Il esquisse son demi-tour, la balle le cueille en pleine poitrine. Cinq coups de feu encore. Une sentinelle tournoie et s'écroule. Les hommes de l'A.L.N. se sauvent. Le lieutenant Darnault est mort avant de toucher le sol. Il n'avait même pas boutonné sa chemise. Le spahi est mortellement blessé.
    Dans la forêt, au-dessus de Khenchela, Kahli l'infirmier aura à soigner deux blessés. Un par balle, le poste de garde de la caserne a réagi et les spahis ont blessé l'un des hommes de l'A.L.N., l'autre a reçu un éclat de la bombe du transformateur.
    Jean Deleplanque vient d'appeler Khenchela par radio. Le téléphone est inutilisable, les fils ont été sectionnés à la sortie de Batna. Lorsqu'il parvient à établir la liaison radio, le jeune sous-préfet crie :
    « Attention ! ici Batna, le sous-préfet, nous avons été attaqués. Vous risquez de l'être à votre tour. C'est l'insurrection dans l'Aurès. Prenez vos précautions ! A vous...
    — Trop tard, monsieur le sous-préfet. C'est déjà fait, le lieutenant Darnault est mort... »

    T'KOUT (AURÈS), 3 HEURES
    C'est aussi une explosion qui réveille en sursaut le gendarme Martial Pons et sa femme. Dans son berceau, leur petite fille de huit mois se met à hurler.
    « Qu'est-ce que c'est, Martial ?
    — Je ne sais pas, je vais voir.
    — Fais attention. » Mme Pons ne supporte plus ce bled perdu. T'Kout est le dernier
    village au bout d'une petite route qui conduit aux gorges sauvages de Tighanimine. La plus proche localité est Tiffelfel, où viennent d'arriver deux jeunes instituteurs, les Monnerot, que Mme Pons a aperçus il y a quelques jours. Tout autour de T'Kout, le désert. De la pierraille, quelques rares chênes, des oliviers tordus. Lorsque Mme Pons est arrivée à T'Kout où son mari était depuis plus d'un an elle a été effrayée. Une mechta où vivaient quelques familles musulmanes dominait la « brigade » qui l'abriterait. C'était un beau bâtiment tout neuf, « confortable » avait dit Martial.
    « Nous sommes dix gendarmes ici. Il y a trois femmes et quatre enfants. Tu t'y plairas. »
    Le caïd, qui vit avec sa famille au bordj administratif, n'est pas mieux loti. Le moindre achat nécessite un voyage à Batna, à 100 kilomètres de là. Et puis hier au soir, des coups de feu dans la montagne. Et maintenant cette explosion. Ce n'est certainement que ces bandits de l'Aurès qu'on ne peut jamais attraper. La 4 CV les a peut-être tentés ! »
    L'après-midi même la femme d'un gendarme qui se rendait à Batna a renversé sa 4 CV dans un fossé à 1 kilomètre à peine de T'Kout. Un accident sans gravité. Martial Pons et trois de ses camarades ont effectué dans la soirée une patrouille dans les environs. Rien à signaler. Puis cette explosion, brutale, violente, qui augmente encore l'angoisse de l'isolement.
    Les huit gendarmes sortent dans la nuit. Les pics sauvages, les pitons qui entourent la mechta se détachent sur le ciel clair. Les gendarmes se dirigent vers la route. Des coups de feu éclatent. Aboiements des mitraillettes, claquements secs des mousquetons. Les hommes refluent dans la « brigade » et verrouillent la porte. Personne n'a été touché. Martial grimpe quatre à quatre l'escalier qui mène à la terrasse, débouche en plein clair de lune. A nouveau c'est la mitraillade. Il a juste le temps de se protéger en s'aplatissant derrière le muret.
    A l'étage au-dessous, Mme Pons prépare un biberon pour sa fille qui pleure toujours, elle l'approche du berceau. A l'instant où les coups de feu claquent, la bouteille lui éclate dans les mains tandis que la bouillie coule sur les draps blancs. Une des balles destinées à son mari vient de briser le biberon du bébé.
    T'Kout est bloqué.


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