• Des FLN, aux pays des yeux bridés ben bella aitg hmed hicine mohamed khider

    C'est par la délégation éxtérieure du FLN que l'Egypte voulait imposer son influence sur le déroulement de cette révolution qui, pour l'instant, n'était représentée sur le terrain que «par quelques bandes dans l'Aurès». L'expression employée par les officiers égyptiens avait ulcéré Ait Ahmed et Khider sans que Ben Bella proteste, car, et ce n'était pas là la moindre surprise qu'éprouvait Yazid, l'unité était loin de régner au sein même de la délégation algérienne.
    «Ben Bella fait bande à part, avaient confié les deux beaux-frères, il joue un jeu bizarre avec Nasser. Il est le seul à le voir. Ils semblent assez liés. On verra les résultats. Après tout, s'il arrive à trouver des armes...»

    L'action diplomatique que Khider, Ait Ahmed et Yazid avaient entreprise était guidée par trois directives que les «frères de l'intérieur» avaient transmises au Caire par l'entremise de Boudiaf.

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  • Yacef SaadiA la fin du mois de novembre 1954, Rabah Bitat, le chef de l'insurrection pour la zone algéroise, s'était retrouvé seul. Il n'avait pas fallu quinze jours à la police pour démanteler son réseau. Son adjoint, Zoubir Bouadjadj, était en prison avec tous les hommes des commandos d'Alger. C'était l'échec complet. Par chance, Bitat avait échappé aux rafles et aux descentes de police, mais il ne se faisait aucune illusion: il était recherché. Peut-être le système des surnoms protégerait-il son identité quelques semaines, mais pas plus. Il avait traversé une période de désespoir. Tant d'efforts pour rien. Seul l'Aurès de Ben Boulaïd préoccupait les Français, et Alger était calme. Bitat avait été humilié par le peu de bruit qu'avaient provoqué les «attentats» dans la capitale, par l'échec total des opérations dans l'Algérois. La répression qui avait suivi fit de lui un homme solitaire et traqué. Heureusement, après quelques semaines, le hasard l'avait servi. Se réfugiant chez un ami commerçant pour passer une nuit au calme, il lui avait parlé d'un certain Yacef que Bouadjadj lui avait recommandé avant le 1er novembre. L'homme n'avait pas participé au 1er novembre. Il était là «en réserve» avait dit Bouadjadj.
    «Mais je crois bien le connaître ton Yacef, dit le commerçant, c'est Saadi, le fils d'un boulanger de la rue des Abderames, dans la Casbah. Tu veux le voir?
    - Oui, mais ne lui dis pas mon nom.»
    Tout de suite, Yacef avait logé Bitat chez lui, rue des Abderames dans la basse Casbah. Il lui avait fait bonne impression, mais Bitat, homme réfléchi et posé, craignait la fougue du jeune homme. Yacef lui rappelait son adjoint Bouadjadj. Même passion pour le football, même désir de «tout casser», même enthousiasme qu'il faut freiner, même façon de «rouler des mécaniques» devant les filles. Yacef se savait beau garçon. Mais maintenant, la révolution passait avant tout. Avec confiance, sachant que Bitat était un homme du Front -bien qu'ignorant son rôle exact-, Yacef lui avait raconté comment Bouadjadj l'avait recruté. Comment il avait constitué à la Casbah une petite équipe de douze hommes sûrs, prêts à combattre.
    «On me contactera, je connais le nom de celui qui doit le faire, dit Yacef, je te ferai profiter de là liaison.
    - Ce ne serait pas Si Mohamed, ton contact ?» Yacef regarda Bitat, stupéfait:
    « Oui, comment le sais-tu?
    - Si Mohamed, c'est moi. Champion (c'était le surnom de Bouadjadj) t'avait signalé dans ses rapports et je cherche à te contacter depuis longtemps. Malheureusement, je ne savais où te joindre.»
    La joie des retrouvailles passée, les deux hommes avaient fait le bilan: il était catastrophique. Pas d'ARMES. Pas d'ARGENT. Pas de CONTACTS. A Alger, il fallait repartir de zéro. Chez Yacef, Bitat était à l'abri. Le jeune homme n'était pas fiché par la police et n'était pas compromis dans le «complot de la Toussaint». La famille Yacef possédait un bains-douches et une boulangerie, rue Marengo, qui lui assuraient une existence aisée. Elle était honorablement connue.
    «Chez nous tu seras tranquille, fît remarquer Yacef, nous allons pouvoir mettre la révolution en marche. Et le magasin sera pour nous une merveilleuse couverture: on ne distinguera jamais ceux qui viennent nous voir des acheteurs quotidiens.
    - Oui, mais comment sais-tu que tu n'es pas fiché?
    - J'ai un ami dans la police. Il s'appelle Paul Souci, il est inspecteur, mais joue au foot avec moi. Et il me raconte tout ce qui se passe.
    - Il sait ce que tu fais ? s'inquiéta Bitat.
    - Jamais de la vie! On ne parle que foot et filles. Et il rigole toujours avec moi en me disant: "Toi, tu ne penses qu'à ça. Si ces crétins du 1er novembre avaient fait comme toi, ils n'en seraient pas là !" »
    Rassuré par la qualité de sa «planque» et sur celui que le sort lui fournissait comme adjoint, Rabah Bitat tenta de renouer le fil brisé par la répression. Il fallait rétablir le contact avec les cinq régions : Algérois, Aurès, Constantinois, Kabylie et Oranais, dont il ne savait rien. La première mission de Yacef fut de retrouver la trace de Souidani Boudjema, l'homme de confiance de Bitat dans l'Algérois. Il le retrouva à Boufarik.
    «Pourquoi Si Mohamed n'est pas venu lui-même? demanda Souidani méfiant.
    - Il est recherché dans tout Alger, tout le monde sait même qu'il s'appelle Rabah Bitat!»
    Le jeu des surnoms n'avait pas protégé longtemps le chef algérois. Souidani révéla à Yacef qu'il était parvenu à garder le contact avec la zone 3 et la zone 5, c'est-à-dire la Kabylie et l'Oranais.
    «C'est à Alger que la répression a été la plus efficace, ajouta Souidani, d'ailleurs il ne faut pas vous endormir. Vous devez prendre des précautions. A ce propos, j'ai deux amis qui vont l'accompagner jusqu'à Alger. Ils te garantiront des mauvaises rencontres et ainsi ils me rapporteront des nouvelles de Bitat lui-même!»
    Souidani prenait ses précautions. Habitué des complots -il avait été de l'O.S. en 1950-, il voulait vérifier ce que lui avait dit l'émissaire de Bitat. Yacef repartit vers Alger flanqué de deux hommes dont l'un au moins était armé. Lorsque Bitat les reçut, Yacef avait gagné ses premiers galons. Son entrée dans le Front était officielle. Il avait fait ses preuves!
    En sortant du 3, rue des Abderames, Rabah Bitat était inquiet. Jusque-là, il avait vécu terré chez Yacef, mais aujourd'hui il lui fallait sortir. Les ruelles de la Casbah lui paraissaient hostiles; ce dédale de passages, ces escaliers gluants, ces gosses, cette foule affairée au milieu de laquelle Yacef se sentait à l'aise lui paraissaient comme autant de pièges. Bitat était un homme du Constantinois, un paysan, et à Alger il se sentait perdu. S'il n'avait pas eu la chance de trouver Yacef! Un gosse le bouscula et Bitat rata une marche, il faillit s'étaler. Une demi-douzaine de jeunes gars qui jouaient au tchic-tchic dans l'encoignure d'une porte le regardèrent en riant. Qui sait si, parmi tous ces maquereaux, ces putains, ces indicateurs de toute sorte dont la Casbah grouille, on n'allait pas le reconnaître ? Place du Gouvernement, Bitat prit un taxi qui le déposa à Hussein-Dey. Il devait rencontrer le sergent Ouamrane, qu'il n'avait pas revu depuis le 1er novembre.
    La veille, Belkacem Areski, le boucher de la rue de Polignac, celui qu'on appelait Areski le Maquis, avait vu arriver l'adjoint de Krim affublé d'une djellaba crasseuse et d'un turban lâche.

    Ouamrane lui annonça qu'il descendait du maquis pour rétablir le contact avec Alger.
    « omment ça va ici ? avait demandé le sergent.
    - Comme ça. Plutôt mal. Il ne reste que Bitat en liberté... Et il est paumé !»
    Lorsque Ouamrane vit Bitat, à Hussein-Dey, il s'aperçut qu'Areski le Maquis n'avait pas exagéré.
    «L'organisation a disparu à Alger, dit le chef algérois, je suis actuellement planqué chez un jeune de la Casbah: Yacef Saadi. C'est la catastrophe. Pas d'argent. Pas d'armes. J'ai juste un contact avec Souidani à Blida. Lui non plus n'a pas d'argent. Les quelques gars qui nous restent sont sur le point de se rallier aux Français!»
    C'était encore pire qu'en Kabylie. Même si la vie quotidienne était plus facile à Alger, le moral y était à zéro.
    « L'important, dit Ouamrane, c'est de trouver de l'argent. Moi, j'en ai un peu.
    - Peux-tu m'en donner? Pour l'instant je vis comme un mendiant aux crochets de Yacef.
    - Oui, voilà je t'avance 100 000 F. Mais il faut trouver des fonds sans quoi nous ne pourrons jamais refaire surface. »
    Il n'était pas question pour le Front de libération nationale,  totalement inconnu, d'«imposer» qui que ce soit. Ouamrane décida Bitat à «faire la quête».
    «Il faut convaincre tous ceux que nous connaissons, assura-t-il, même s'ils ne viennent pas avec nous à la révolution, il faut qu'ils nous aident financièrement.»
    Ouamrane, Bitat et Areski commencèrent une tournée «d'information et de quête». La fraction de la population favorable aux idées nationalistes était entièrement aux mains des messalistes. Messali Hadj, qui avait transformé le M.T.L.D. en M.N.A., fin 1954, poursuivait, grâce aux cellules implantées dans la capitale et en Kabylie, sa campagne d'intoxication : la révolution du 1er novembre, c'étaient lui. et le M.N.A. qui l'avaient déclenchée. La preuve? Les Français avaient emprisonné 2 000 militants du M.T.L.D.
    Avec une patience extraordinaire, Ouamrane et ses compagnons entreprirent la publicité du F.L.N. à Alger. Ils firent d'abord le porte-à-porte de tous les commerçants qu'ils connaissaient, restaurateurs, gargotiers, épiciers: Allouane Ali, Bouassem, Akli Sai'd et bien d'autres y allèrent de leurs quelques billets.
    Ouamrane et Areski le Maquis réussirent leur premier coup important auprès d'un gros limonadier, Youssef Ahmoud Boualem. Enthousiaste, celui-ci versa un premier acompte de 500.000 F ! «Et je continuerai !» promit-il.
    Yacef de son côté déployait une activité débordante. Le contact avec Ouamrane avait été excellent. Le sergent à la grosse tête, comme on l'appelait, avait « désossé », de ses petits yeux vifs et malins, le jeune boulanger.
    «Celui-là, il faudra le tenir, confia-t-il à Bitat, mais ce sera un dur...»
    Depuis, il habitait lui aussi rue des Abderames. Le grouillement de la Casbah, l'incessant va-et-vient entre les bains-douches et la boulangerie de Yacef, les multiples ruelles qui s'ouvraient de tous côtés, les terrasses qui communiquaient, paraissaient au rusé maquisard présenter toutes les garanties de sécurité.
    A Alger, on reprenait confiance. La tournée des commerçants avait rapporté 700.000 F. Yacef avait confié à Ouamrane et à Bitat ses économies : également 700.000 F. Une fortune! En outre, il avait présenté à ses chefs une recrue de choix : son propre beau-frère, H'Didouche. Non seulement celui-ci était épicier aisé, mais il était président de l'Union des commerçants de légumes.
    « Je pourrai trouver des sympathisants qui nous aideront », assura-t-il.
    Ouamrane pensa aussi que, rapidement, on pourrait «imposer» ces mandataires aux halles et ces riches commerçants musulmans. De gré ou de force. Mais il était encore trop tôt. Il fallait structurer la ville. Contacter et amener au mouvement des recrues efficaces.
    Une des premières fut Ghermoul. C'est Yacef qui l'amena. Inspecteur aux tramways algériens, Ghermoul fut le premier syndicaliste à faire à Alger de la propagande F.L.N. en milieu ouvrier et à ramasser des cotisations. Mais où trouver encore de l'argent ?
    « Le M.N.A. pourrait peut-être nous aider financièrement ? proposa Yacef. Ils sont riches !
    - Pas question, coupa sèchement Ouamrane. Ce sont des traîtres et il faut les considérer en ennemis. Pensez plutôt à contrecarrer leur propagande et à expliquer que la révolution, la vraie, ne se fera que grâce au F.L.N. et à l'A.L.N. »
    Mais l'idée du jeune Yacef n'était pas si stupide.


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  • Abane RamdaneDe son observatoire, une colline à cinq cents mètres du centre du village, Ouamrane observe la vie d'Azouza. Il aperçoit des femmes qui vont et viennent, portant de l'eau et des fagots. Deux vieux se réchauffent à un rayon de soleil qui perce le ciel bas et lourd. Vive le printemps qui assèche les pistes ! Les fleuves de boue vont se transformer pour quelque temps en chemins praticables. Ce sera la bonne saison pour commencer les attaques. Ouamrane a envoyé Mayoud Mokrane, le responsable local d'Azouza, à la recherche de son homme. « Va discrètement prévenir Abane que je l'attends ici... »
    Ouamrane n'a pas revu Abane depuis 1950. Déjà cinq ans. Ça va être une surprise, II a connu Abane Ramdane sous l'uniforme français en 1943 à Blida. Ouamrane, bien qu'étant sergent, faisait fonction d'adjudant de semaine et Abane était secrétaire au bureau du colonel. Car il est instruit, le bougre. ç'a toujours impressionné Ouamrane. Bien que sa famille soit très pauvre, Abane a réussi à aller jusqu'au bachot. Il a dû s'arrêter ensuite. Il souhaitait faire du droit et n'a réussi qu'à être secrétaire adjoint de la commune mixte de Châteaudun-du-Rhumel. Mais la politique l'a vite attiré. Pendant que Ouamrane, qui est avant tout un homme d'action, a pris le maquis avec Krim, Abane est devenu un des chefs régionaux du P.P.A.-M.T.L.D. clandestin. Responsable de Sétif, il est arrêté en 1950. Il n'est pourtant pas membre de l'O.S., ce qui ne l'empêche pas d'«en prendre pour cinq ans». Ces cinq ans, il les a passés presque au secret, seul dans une cellule, s'imposant un «régime intellectuel» qui lui a permis de résister à l'isolement sans devenir fou. Chaque jour, il a réfléchi pendant des heures aux problèmes de la révolution, de la guérilla. Il a analysé la situation algérienne, il a évoqué tous les moyens de lutter contre le colonialisme français. Il s'est assuré une culture politique dont peu d'hommes de la révolution pourront se vanter. Condamné à cinq ans de prison, son intransigeance, ses revendications, une grève de la faim -la plus longue qu'on ait jamais vue dans les prisons françaises- ont fait souligner son nom en rouge sur les fiches du directeur de la maison d'arrêt où il a été incarcéré. Même libéré, on va le garder à l'œil! Lorsque Abane Ramdane sort de prison, il est assigné à résidence dans son douar natal, à Azouza. C'est un homme de trente-cinq ans, marqué physiquement -il souffre d'un ulcère à l'estomac qui le rend très irritable-, mais surtout intellectuellement. II est devenu sceptique, amer. Sa violence naturelle n'a fait que se développer en prison. Il a appris le déclenchement de la révolution du 1er novembre, mais sans croire à sa réussite. Il a trop pensé au jour où son pays se soulèverait contre la domination française pour ignorer que, sans aide importante venue de l'extérieur, le soulèvement n'a aucune chance d'aboutir. Et malgré les ragots invérifiables qui circulent en Kabylie sur l'aide de l'Egypte, il sait que pour l'instant elle n'existe pas. Il a rencontré un vieux militant, un certain Slimane Dehilès, qui lui a dit à quel point les armes manquaient. De plus, les noms des chefs du mouvement ne lui disent rien qui vaille : Krim, Ouamrane, Ben Boulaïd, Bitat. Des hommes courageux, certes, mais des montagnards, des paysans, qui ne «pensent» pas beaucoup.
    Ouamrane, caché derrière un pan de mur à demi écroulé, reconnaît son ancien camarade qui gravit la pente raide. Les deux hommes s'embrassent, se regardent, s'embrassent encore. Ouamrane, ému, ne veut pas le laisser paraître.
    « Tu as grossi, s'esclaffe-t-il avec son gros rire, la prison t'a profité !
    - Je suis surtout malade, je gonfle du cou. Et maintenant, je te ressemble, Bou Karou! »
    Bou Karou, grosse tête, c'est le surnom qu'Abane a toujours donné à Ouamrane. Le début de goitre dont souffre Abane a développé la partie inférieure de son visage, ce qui lui donne une certaine ressemblance avec Ouamrane dont les mâchoires démesurées sont célèbres dans toute la Kabylie. Et aussi dans la mémoire de tous les policiers qui le recherchent.
    Abane a sorti un pain et deux boîtes de sardines de sous sa djellaba.
    «Je n'ai pu apporter plus, dit-il. Depuis mon retour, mes parents sont terrorisés. Ils ont peur des gendarmes. Ils ont peur de la répression. Ils me disent que s'il se passe quelque chose dans la région, c'est sur la famille de celui qui sort de prison que le malheur s'abattra. Alors si je leur avais dit que j'avais un rendez-vous avec quelqu'un qui ne devait pas se montrer aux gendarmes, les lamentations auraient repris! Mangeons et tu vas me raconter. Te voilà devenu un chef important.
    - Oui, mais écoute... on a pensé à toi... »
    Et Ouamrane, sans omettre le moindre détail, lui raconte les débuts de la révolution, l'organisation politico-militaire, le dénuement aussi. Abane veut tout savoir. Il questionne sans trêve. Ouamrane est intarissable.
    «Qu'est-ce que vous avez comme moyens ? demande Abane, des armes, de l'argent?
    - Rien du tout, dit Ouamrane. Nous avons débuté à zéro mais avec les armes récupérées sur l'ennemi, on pourra combattre. On a commencé à collecter des fonds. Pour l'instant, ce n'est pas grand-chose.
    - Fous ! Vous êtes des fous. Des vrais fous...
    - Peut-être, s'emporte Ouamrane, mais à notre place, si tu avais été libre, tu aurais fait pareil. Devant la crise Messali, devant les tueries, la démoralisation générale, il n'y avait pas d'autre solution. On n'a pas décidé à la légère.
    - Je m'en doute, calme-toi. »
    Abane se fait conciliant. Ce diable d'Ouamrane est encore plus violent dans la discussion qu'il ne l'est lui-même. «Et Messali, il marche avec vous?
    - Non ! au contraire. »
    Ouamrane, qui a une confiance absolue en Abane, lui explique leurs démêlés avec Messali, l'équivoque que celui-ci entretient dans l'esprit du peuple, il donne aussi tous les noms de ceux qui ont créé cette troisième force entre les deux fractions du parti et qui ont déclenché l'action armée.
    «Je suis d'accord avec vous, dit Abane. Je suis des vôtres.
    - Je t'annonce, dit Ouamrane, que toi et le Dr. Lamine vous avez été admis d'office comme membres de l'organisation collégiale qui groupe les six de l'intérieur et les trois du Caire. Pour l'instant, on n'a aucune nouvelle de ceux du Caire ni de Boudiaf qui les a rejoints. Et on est coupé de l'Aurès et du Constantinois. On sait seulement par les journaux que Ben Boulaïd a été arrêté en Tunisie. Il devait essayer une liaison avec ceux de l'extérieur.
    - Et qu'est-ce qu'ils font, ceux-là, en Egypte ?
    - Ils doivent trouver des moyens financiers et des armes. Et aussi être nos porte-parole. Mais on attend toujours. Je crois qu'il faut que nous comptions sur nous-mêmes. Il faut tout organiser à Alger. L'essentiel, c'est que tu viennes.
    - Je suis prêt à partir tout de suite. J'ai approuvé la proclamation du 1er novembre. Il s'agit maintenant de mettre toutes ces belles paroles en application. Je t'accompagne à Alger.
    - Non! Moi, je continue la tournée d'inspection en Kabylie. Tu prends contact avec le groupe à la boulangerie Yacef, rue Marengo, dans la Casbah. Tu trouveras Krim et Bitat, et que Dieu te protège.»


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  • Krim Belkacem, Ali Zamoum«Tu vas me réunir les hommes à l'huilerie des Aïssi, dit Krim à Zamoum Ali, un garçon de vingt-deux ans, un de ses fidèles du Ier novembre, je veux leur parler. Il faut poursuivre ces actions. Mais bien choisir les hommes que l'on abat. C'est "payant" tant auprès des djounoud s, qu'auprès de la population. On ne peut encore attaquer l'armée, alors il faut maintenir cette atmosphère insurrectionnelle et aguerrir nos hommes qui sont isolés.»

    Lorsque, quarante-huit heures plus tard, Krim entra dans l'huilerie qui se trouvait un peu à l'écart des Aïssi, ses maquisards d'Ighil-Imoula et de Dra-el-Mizan, vêtus de semblants d'uniformes, couverts de chèches, de passe-montagnes -certains avaient glissé des journaux tous leur treillis pour se garantir du froid-, se dressèrent au gardées vous. Zamoum Ali avait prévenu son chef que les hommes de son lecteur, malgré le succès des récentes actions, étaient soucieux, abattus même, de ne pas voir venir les armes promises depuis si longtemps. Krim ne répondit pas et serra les mâchoires. Il était décidé à faire le grand jeu à ses hommes. Mais il ne pouvait compter que sur ses discours ! Alors il résolut de leur dire la vérité.

    « Repos. Aujourd'hui, je veux vous parler. D'homme à homme. Vous êtes venus au maquis en toute conscience. Vous avez accepté de tout quitter : vos familles, votre travail. Je vous ai promis que nous allions libérer le pays. C'est un fait sans retour. Vous avez pris une décision grave en nous rejoignant. Il faut aller jusqu'au bout. C'est la libération ou le sacrifice extrême. Je sais qu'une chose vous préoccupe. On vous a promis des armes. Elles ne sont pas là. C'est un fait. Mais peut-on accuser nos frères de l'Aurès ou ceux de l'extérieur ? Vous pouvez constater vous-mêmes l'ampleur de la répression. Les armes ont peut-être été arrêtées à un barrage. Nous avons face à nous une armée puissante. Des renforts arrivent sans cesse. Nous, nous n'avons rien. Alors, que faire ? Dites-vous bien que certains ont lutté avec des moyens encore plus précaires que les nôtres et avec une volonté extrême. Dans certaines luttes de libération, il y a un fusil pour douze combattants. Us attachaient le fusil à une ficelle et si le servant était tué un autre tirait sur la ficelle, récupérait le fusil et passait la ficelle à un troisième ! Vous devez penser que nous, vos chefs, nous avons promis des armes. Mais nous sommes avec vous, parmi vous. Dans la montagne. Ensemble nous mènerons le combat avec les moyens que nous avons et ceux que nous pourrons nous procurer. Je vous ai dit : jusqu'au sacrifice extrême. Eh bien, c'est le sacrifice. Nous devons nous sacrifier pour procurer des armes au Front. »

    Malgré le froid, Krim était en sueur. Il parlait d'un ton dur, ferme. Il fallait galvaniser les hommes. Les reprendre en main. Qu'ils ne réfléchissent pas à la situation désespérée dans laquelle ils se trouvaient.

    « Et pour commencer, poursuivit le chef kabyle, nous allons nous garder de répondre aux provocations des capitaines qui disent : "Ah l ces femmelettes, ces "coulos", ils ont peur de s'attaquer à nous." Ils seraient trop heureux que nous sortions face à eux. Les forces sont inégales. On serait massacrés. En revanche, nous allons nettoyer notre région des traîtres, des collaborateurs qui nous narguent. Tous ceux qui nous dénoncent, tous ces caïds qui exploitent nos frères ! Le garde champêtre des Aïssi et Badène, le bourreau de

    Tizi-Ouzou, sont tombés. Maintenant nous allons nous occuper de Moh N'Ali Moh!»

    Krim, en comédien accompli, observa un temps. Les hommes étaient stupéfaits.

    « Moh N'Ali Moh ? Ce n'est pas possible...

    - Et alors, tonna Krim, vous avez peur de ce chien ?

    - Mais Moh N'Ali Moh est invincible ! dit un djoundi. C'est un tireur d'élite.

    - Et avec son fusil, il tue une mouche à dix pas, renchérit un autre. C'est impossible de l'abattre. Il est toujours sur ses gardes ! »

    Moh N'Ali Moh était connu comme le loup blanc dans la région de Bétrouna-Mirabeau. C'était un ancien sympathisant du M.T.L.D. qui, en 1950, à l'époque de l'O.S., était « passé » aux Français. Homme de confiance et de main de la famille du député Smart -une grande famille kabyle plus importante encore que la tribu des Ait AH-, il avait carte blanche de la police, dont il était l'indicateur zélé, pour arrêter qui il voulait. Il dressait depuis novembre 1954 des listes de « fidèles au F.L.N. » et de ceux qui « pourraient venir en aide aux rebelles ». Il était devenu une sorte de super-milicien armé sur lequel la police et surtout l'armée s'appuyaient, espérant que la population suivrait son exemple. Il essayait d'ailleurs de la convaincre moitié par la crainte, moitié en faisant miroiter les immenses avantages que donnaient les Français à ceux qui leur étaient fidèles et les servaient bien.

    « Vous raisonnez comme des vieilles terrorisées par des légendes, poursuivit Krim. Personne n'est invincible. Et pour bien vous le prouver, on ne va pas le tuer. Il n'y aura pas de mission de sacrifice comme pour l'inspecteur de Tizi. »

    Les hommes respirèrent. Krim préparait son effet.

    « Non ! On le prendra vivant ! Et on l'emmènera avec nous ! »

    Ça y est. Krim, il est fou. Prendre Moh N'Ali Moh. Autant attraper un sanglier à mains nues !

    « C'est une difficile promesse que je vous fais là. Mais je la tiendrai et j'irai avec vous. Attendez simplement mon retour. Ça ne sera pas long. »

    Les hommes, subjugués, acclamèrent Krim. Et il fallut toute l'autorité de Zamoun pour les faire taire. Le village n'était pas loin.

    Krim devait en effet effectuer une tournée d'inspection dans toute la Kabylie. II devait regonfler les hommes des sept zones. A chacun, il refit « son » numéro. Mais il leur donna un immense espoir : il fallait qu'ils se tiennent prêts à attaquer les militaires français pour prendre leurs armes. Mais pas avant que lui-même et les vingt hommes d'Ighil-Imoula et de Dra-el-Mizan aient commencé l'action autour de Tizi-Ouzou. Us donneraient le départ. A chacun des sept groupes, il tint les mêmes propos :

    «Attention ! le succès des embuscades que vous monterez ne tiendra pas aux coups de fusil tirés ou aux morts chez les Français, il tiendra uniquement au nombre des armes récupérées!»

    Une semaine plus tard, Krim rejoignit les maquisards de Zamoum Ali. Selon les conventions fixées au 1er novembre entre les six chefs de la révolution, aucun responsable « au sommet » ne devait participer directement à une opération. Mais Krim avait promis à ses hommes de les accompagner. Pour les regonfler. En outre, il leur avait promis des armes qui n'arrivaient pas. 11 fallait y aller.

    Moh N'Ali Moh habitait une huilerie appartenant à la famille Smart. Il y vivait seul avec sa femme et ses enfants. Sa sécurité était assurée par la proximité de nombreux postes militaires implantés dans la région depuis le mois de novembre. La nuit était claire et froide. La moindre pierre détachée d'un rocher claquerait comme un coup de feu. Mais les hommes étaient si tendus et prenaient tant de précautions que rien ne bougeait ! En les voyants ainsi, Krim pensa que trop de prudence pouvait nuire à leur moral. Us risquaient de prendre peur et de ne pas avoir assez d'assurance.

    « Arrivez ici, dit Krim. Je veux trois barrages de trois hommes sur la route. Si un camion militaire passe, tirez pour faire diversion et décrochez. On se retrouvera sur la crête là-haut. Cela fait une dizaine de kilomètres. Vous autres, vous allez entourer l'huilerie. Si on essuyait des coups de feu, repli immédiat, et dispersion. Même rendez-vous sur la crête. Chacun pour soi. Maintenant silence. En avant. »

    Pour avoir Moh N'Ali Moh vivant, il fallait employer la ruse. Passé la touffe d'oliviers de Betrouna, Krim mit un calot. Avec son semblant de tenue militaire -il portait une grosse veste de cuir-, ça irait. Ahmed Ait Ramdane portait un casque. Les hommes qui les accompagnaient n'étaient pas rassurés. Us hésitaient. Sur ces gens simples, l'attitude de Moh N'Ali Moh avait grande influence. A cette heure, ils auraient préféré être de son côté : l'homme était tellement sûr de lui, se vantait tant de son invulnérabilité que les autres -comme la population- y croyaient. Krim avait dégainé et, le pistolet à la main droite, une lampe projecteur dans la gauche, il s'approcha du bâtiment central noyé dans l'ombre. Les fenêtres étaient aveugles. Pas une lumière. Pas un bruit, Krim frappa violemment à la porte. Un long moment s'écoula.

    « Qui c'est ? demanda une voix d'homme.

    - Idiot. Ouvre la porte. C'est les gendarmes », répondit Krim.

    Pas de réponse. Krim frappa de nouveau. Très fort. Très assuré. Comme s'il était un gendarme.

    « S'il ne veut pas ouvrir, enfonçons la porte », ajouta-t-il.

    La menace fit son effet.

    « Vous êtes fous, dit la voix. Vous ne savez pas ce que vous faites. Je suis le gérant du député Smart.

    - Je m'en fous de ton député. C'est les gendarmes. Et aux gendarmes, député ou pas, on ouvre. »

    Puis se tournant vers ses hommes.

    « Allez ça suffit. Enfoncez-moi ça. »

    Un formidable coup de pied ébranla la porte.

    « Arrêtez. Venez près de la fenêtre, dit Moh N'Ali Moh, que je voie si c'est bien les gendarmes. »

    Krim alluma son projecteur et le braqua sur la fenêtre. L'homme fut ébloui mais aperçut le casque et le calot. Il ouvrit la porte. En s'avançant, Krim trébucha. Une seconde, la lampe éclaira son visage. Moh N'Ali Moh poussa un cri terrible et tenta en vain de repousser la porte. Krim braqua son pistolet. « Bouge pas. Tu m'as reconnu. Sors avec nous.

    - Non ! » Hurla l'autre.

    Ses cris avaient ameuté la maison. De la lumière apparaissait aux autres étages. « Non! J'ai plus peur de toi que de toute l'armée.

    - Arrête tes boniments et viens. »

    L'homme, éperdu, terrorisé, les suivit dans la cour. Krim s'assit sur une souche.

    « Vous savez bien qu'en 47 j'étais avec vous, plaida Moh N'Ali Moh. Mais après, les règlements de comptes à l'intérieur du parti m'ont écœuré. Et puis les Français m'ont acculé à travailler avec eux... »

    Sa voix se brisa. L'homme tomba à terre sans qu'on l'eût touché. II bredouillait : « Vous allez me tuer... Alors allez-y. Vite.

    - Il y a ici 500 hommes qui encadrent l'huilerie et les environs, dit Krim en exagérant les forces F.L.N. On a des renforts venus de l'Aurès (car l'homme savait bien qu'il n'y avait pas 500 maquisards kabyles). Mais si tu fais ce que je te dis tu ne seras pas tué. »

    Toujours étendu sur le sol, l'homme releva la tête. Dans le faisceau du projecteur, ses traits semblaient décomposés. Pourtant, aux paroles de Krim, une lueur d'espoir se lut dans ses yeux.

    « Va chez toi, poursuivit le chef kabyle. Prends ton fusil, ta cartouchière et reviens. Fais vite. Vous, laissez-le passer. »

    D'un bond, l'homme se leva et se dirigea vers le bâtiment.

    « Tu es fou ! dit Zamounm. Tu sais comme il tire. Il va faire un massacre.

    - Laisse-moi faire.»

    Les djounoud, pétrifiés par la folie de leur chef, ne pensèrent même pas à se mettre à l'abri. A leur grande surprise Moh N'Ali Moh revint, son fusil à la bretelle.

    « Pourquoi n'as-tu pas tiré ? demanda Krim. On te dit un vrai champion.

    - Je ne suis pas contre toi ni contre mes frères.

    - Alors viens. »

    La petite troupe s'éloigna pendant que la femme de Moh N'Ali Moh, persuadée que les fellaghas emmenaient son mari à la mort, hurlait dans la nuit. Au passage, les hommes de Krim essayèrent de rééditer l'exploit en frappant à la porte d'un garde champêtre, mais il fille, qui avait entendu parler kabyle, se mit à crier, prévenant ion père qui tira à travers la fenêtre. Les hommes de Krim se retirèrent sans insister, déjà tout étonnés d'emmener Moh N'Ali Moh vivant.

    Après deux heures de marche silencieuse, Krim arrêta son groupe. « Donne ton fusil, dit-il à Moh N'Ali Moh.

    - Vous allez me tuer ?

    - Non. Tu vas prendre la route qui est en contrebas et tu vas aller tout droit à Tizi. Là tu raconteras à ton bachagha ce qui t'est arrivé. Tu lui diras tout. Qu'il y a au moins 200 à 300 fellaghas (Krim réduisit le nombre annoncé au départ : 500 c'était difficile à faire avaler à un bachagha), tu lui diras qu'on t'a menacé de mort si tu parlais. Mais que, comme tu es fidèle aux Français, tu es venu quand même faire ta déclaration. On te demandera ce que nous avions comme armes. Tu diras : des fusils et des mitraillettes. Et aussi — rappelle-toi bien — une sorte de gros fusil avec des pieds. Tu as compris ?

    - Oui. Une sorte de gros fusil avec des pieds, répéta Moh N'Ali Moh.

    - Voilà. Si tu te débrouilles bien, ça te vaudra même une récompense. Mais tu restes à notre disposition.

    - Qu'est-ce que je dois faire ?

    - Des groupes viendront chez toi se réfugier. Manger aussi. Tu leur fourniras tout.

    - Oui. Bien sûr.

    - Quand on frappera chez toi, tu n'ouvriras pas. Alors si ce sont mes hommes, ils lanceront trois fois des pierres sur les tuiles. Tu ouvriras.

    - C'est compris.

    - En plus, tu es désormais chargé des demandes de cotisation à tous les éléments de l'administration — les caïds, les gardes champêtres. Et tu leur diras ton histoire et comme nous sommes forts. Allez file.

    - Vous pouvez compter sur moi. Je serai fidèle...

    - Tu as intérêt. Sans quoi tu as vu de quoi nous sommes capables ! »

    Moh N'Ali Moh remercia encore et prit la route de Tizi. Il devait parfaitement remplir sa mission.

    Regagnant leurs caches dans la montagne, les hommes de Krim ne se sentaient plus de joie. Le chef kabyle n'était pas mécontent non plus. Non seulement, il intoxiquait les Français quant à l'importance des maquis, mais il avait regonflé ses hommes et s'était procuré un refuge sûr où jamais les militaires ne se douteraient que les fellaghas puissent trouver abri. L'opération avait été fructueuse!

    Pendant que, dans la nuit, les hommes, suivant la ligne de crête, regagnaient la région d'Ighli-Imoula, Krim pensait à la phase suivante : s'attaquer à l'armée pour récupérer des armes. Ce serait plus difficile que cette nuit ! Plus meurtrier aussi. Mais auparavant, il s'agissait de renouer le contact avec les hommes d'Alger, dont il était sans nouvelles.


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  • KabylieFervrier 1955, Le village des Aïssi en pleine Kabylie était transformé. Les jours de marché, les ruelles habituellement désertes se remplissaient d'une foule bigarrée. Les mulets, les ânes, les femmes aussi portaient des charges extravagantes jusqu'à la place du marché. Heureusement, sur la place du marché, des plaques en béton permettaient de déposer les marchandises a même le sol. Les hommes en cachabia grise ou marron se promenaient lentement entre les travées, observant attentivement la qualité de la semoule, le prix des figues sèches et des olives luisantes d'huile entassées dans des tonneaux cerclés de fer rouillé. Mais ça sentait la guerre. Depuis le mois de novembre, on ne parlait plus que de ça. Depuis qu'on savait que «les hommes de la montagne» avaient attaqué des gendarmeries, coupé des poteaux télégraphiques. C'étaient Krim Belkacem et le gros sergent Ouamrane qui dirigeaient tout. Ils étaient, paraît-il, bien armés. Mais ils demandaient de l'argent, de la nourriture. Et il ne fallait pas refuser. Sans quoi... Les hommes qui en parlaient dans leurs mechtas n'osaient évoquer la présence des maquisards dans ce village où les gendarmes écoutaient tout. D'ailleurs, les hommes étaient partagés. Les caïds, les gardes champêtres, les chefs de fraction les mettaient en garde : « Attention! ce sont des bandits. Bouclez-vous le soir à partir de 18 heures. S'ils viennent, ils vous prendront tout. Et ils tuent aussi bien les femmes que les enfants. » Depuis le 1er novembre la peur régnait dans les villages. Car l'administration n'était pas restée inefficace. Il y avait eu beaucoup d'arrestations. Des hommes que l'armée ou les gendarmes soupçonnaient d'appartenir au F.L.N. avaient été emmenés au Khemis Maatkas. Le nom seul de ce petit village faisait frémir. Là, un centre d'interrogatoire avait été installé. On entendait des cris, des hurlements. «C'est comme ça qu'on doit traiter ceux qui aident les rebelles...» Le garde champêtre des Aïssi pérorait près du café maure. Il agitait sa mitraillette en tous sens. «D'ailleurs ces hommes ne sont pas nos frères. Ce sont des hors-la-loi. Et des lâches. Ils ne s'attaquent qu'à vous qui êtes sans défense. Mais moi, avec l'armée -vous les avez vus tout à l'heure- on vous défendra. Il faut tout me raconter à moi. Dès que vous savez qu'il y a quelques-uns de ces lâches quelque part. Ou que quelqu'un les aide. Ça aussi il faut me le dire.» Les hommes autour de lui hochaient la tête. «Autrement, vous savez ce que je fais, moi! Hein? Pas de pitié»

    Le garde champêtre avait choisi la terreur. Il jouait sur la crainte qu'inspirait le F.L.N. à la population pour imposer sa «protection». Sa haute silhouette, sa force peu commune et la mitraillette augmentaient considérablement son prestige.

    A des kilomètres à la ronde personne n'aurait osé s'attaquer à lui. Obéissant parfaitement aux ordres de la gendarmerie, il bravait ouvertement le F.L.N. pour «casser» son importance auprès de la population. Il fallait rallier les hommes à la France. Punir ceux qui oseraient aider les rebelles. Et pour cela il donnait un sérieux coup de main à la police.

    «Écoutez un peu» Il s'était assis sur une chaise du café maure, les jambes étendues devant lui, la MAT en travers des cuisses. Les hommes l'entouraient. Attentifs. Un peu serviles tant ils craignaient la toute-puissance du garde. «Vous connaissez les Ouadhias, au pied du Djurdjura. Eh bien, l'armée française vient d'y remporter une grande victoire. Elle nous a débarrassés de ces bandits. Et facilement. Ils étaient une quinzaine venus, paraît-il, de France. Rien que des boxeurs, des armoires à glace, des qui-savent-les-prises-qui-renversent-en-un-éclair. Les Français les ont encerclés. Ah! ils ne jouaient plus les fiers-à-bras comme lorsqu'ils sont devant vous, vous les pauvres sans défense, pour vous prendre du grain ou vos femmes. Là, les gros, ils ont levé les bras comme des agneaux. Pour se rendre. Mais pas question, le capitaine... Ta-ca-ta-ca-ta... Tous liquidés. Devant le village. C'était entre les Ouadhias et Dra-el-Mizan. Châtiment exemplaire!» Les hommes s'esclaffèrent. « Ah ! comme des agneaux...»Mais le cœur n'y était pas.Ils faisaient connaissance avec la terreur.

    C'est toujours aux pauvres qu'ils s'attaquent. Le garde le dit bien, la seule fois où ils se sont trouvés devant l'armée, ils ont levé les mains. Comme des agneaux...

    Dans la foule du marché, Ahmed Ait Ramdane se frayait un chemin à coups d'épaule. Il n'accordait aucun regard aux marchandises qui s'offraient à la convoitise de chacun.Pourtant il se serait bien arrêté pour manger quelque chose. Là-haut, dans le maquis, c'est la nourriture qui manquait le plus. Avec les armes. Lui pourtant en avait une. Sous son burnous il serra la crosse de son 8 mm à barillet. Sa mission était la plus importante. Et son exaltation lui faisait oublier la faim. Derrière lui, à quelques mètres, deux hommes le suivaient du regard. Il ne fallait pas le perdre dans la foule. Eux aussi, sous le burnous, serraient la crosse d'un pistolet. Ils étaient là «en couverture». Krim lui-même leur avait recommandé : «Ne vous découvrez, ne tirez que si Ahmed est en difficulté» Ahmed Ait Ramdane s'était approché du groupe qui stationnait devant le café maure. Il aperçut l'homme qu'il recherchait : le garde champêtre. Celui-ci se levait. « Allons, assez discuté, disait-il, je vais un peu surveiller le marché. Et si vous entendez parler d'un de ces chiens galeux de fellaghas, prévenez-moi. Hein ? Je vous protégerai. Autrement, moi, je suis comme le capitaine. Hein ? Ta-ca-ta-ca-ta... Pas de pitié. » Les hommes s'écartèrent avec respect devant le garde, qui vérifia ostensiblement le chargeur de sa MAT. Lorsqu'il releva les yeux, il comprit. Il ressentit le choc au ventre, avant de percevoir le claquement du coup de feu. Il se tassa sur lui-même. Ahmed Ait Ramdane, posément, tira encore à deux reprises une fois en pleine poitrine, puis dans le cou. Le garde champêtre était mort avant d'atteindre le sol. Sa main restait crispée sur la mitraillette inutile. Un instant pétrifiés, les hommes se dispersèrent en criant. Le marché fut saisi de panique. On renversait les sacs pour fuir plus vite. Certains marchands, terrorisés, entassèrent leurs denrées dans des couffins qu'ils jetèrent sur le dos des ânes qui attendaient patiemment. Ne pas rester près du corps de l'agent de l'autorité. Quitter au plus vite un village « où il allait se passer des choses terribles... » Les Aïssi devenaient maudits. La police allait prendre tout le monde. Interroger tout le monde. On a abattu « l'invincible » ! Profitant de la panique, Ahmed Ait Ramdane et ses deux compagnons regagnèrent sans mal la montagne. Personne n'avait seulement distingué leurs traits. Le lendemain, à Tizi-Ouzou, capitale de la Kabylie, le meurtre du garde champêtre des Aïssi était passionnément commenté. Dans la grande salle de l'hôtel Kohler, le principal hôtel de Tizi,  les Européens aisés de la ville « tapaient » l'anisette avec le patron. « Ces fils de pute, si on les matraque pas très vite, y viendront nous bouffer la soupe sur la tête.

    — Si t'y as encore ta tête à toi...

    — Allons, buvez plutôt ma tournée, dit le patron, ça s'est passé dans la montagne. Ici, ça va. La police fait bien son boulot. Hein, Gaston ? »

    Gaston Badène était un inspecteur de police judiciaire de Tizi. Un Kabyle dont la réputation n'était plus à établir. Son nom faisait frémir les douars d'alentour. « Eh oui. Ces "fillettes" du F.L.N., ils ne s'attaquent qu'aux faibles, répondit l'inspecteur. Que j'en tienne quelques-uns. Vivants. Et je vous garantis qu'il n'y aura plus de rebelles dans le mois qui suit. Allez, vous montez pas la tête. C'est pas demain qu'ils feront la loi ici. Je vais manger. Salut à tous.

    — Salut, Gaston. »

    Sur la place de l'hôtel, un homme, un Algérien, attendait la sortie de l'inspecteur. Sa mission : « Le liquider, comme Ait l'a fait pour le garde des Aïssi. » Mais au maquis, comme il n'était pas chaud pour accomplir la mission, Krim lui avait dit : « Tu dois y aller. Tout le monde est volontaire. Tu sais combien Badène fait de mal au peuple. Tu dois le tuer. Si tu vois quelque chose qui t'inquiète, ne t'en préoccupe pas. Tu auras deux hommes pour te "protéger". » Et comme le militant hésitait, Krim avait ajouté : « Les deux gars sont là pour te protéger, mais si tu n'accomplis pas ta mission, ils sont aussi là pour te liquider. Tu t'es engagé en montant au maquis. Alors ils te couvrent ou te descendent ! C'est une mission de sacrifice. A toi de choisir... » Et il avait « choisi ».

    Un coup pareil, après l'exécution du garde champêtre des Aïssi, aurait un impact extraordinaire sur la population. Mais dans une grande ville comme Tizi-Ouzou, avec tous les Européens, les gendarmes, et les patrouilles militaires, il avait une chance sur cent de s'en sortir ! Comme il disait, Krim, c'était une mission de sacrifice ! Le maquisard suivit l'inspecteur pendant une centaine de mètres. Il jeta un coup d'oeil derrière lui. Les deux autres étaient là. Foutu pour foutu, il se précipita sur Gaston Badène et lui déchargea son pistolet dans les reins, dans le dos. N'importe où. Il jeta son arme dans le caniveau et s'enfuit à toutes jambes. « Il a abandonné le pistolet, dit l'un des "suiveurs".

    — Laisse courir. De toute façon, là-haut, ils avaient sacrifié le bonhomme et l'arme. Alors... Inch'Allah. Que Dieu le garde. Et tirons-nous. Il va y avoir des barrages partout. » Le même soir, à l'heure de l'apéritif, il y avait quelque chose de changé au bar de l'hôtel Kohler. Tous les Européens avaient une arme dans la poche de la veste ou à la ceinture. « Le pauvre, il pouvait toujours nous dire : y a rien à craindre, dit l'un des clients, ça y est. Ils viennent jusque chez nous.


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