• Ben BellaLa surprise fut totale.
    Et pourtant ! Le gouverneur Léonard savait. Le directeur de la Sûreté, Vaujour, savait. Paris aurait dû savoir après le rapport du 23 octobre. Le commandant en chef, Cherrière, était au courant. De quoi ?
    D'un danger « peut-être immédiat », d'un mouvement « coordonné au Caire » par ce Ben Bella de l'O.S.
    Léonard, avait confié son inquiétude à Jacques Chevallier. Il avait également bavardé avec Nicolaï, le chef de cabinet de François Mitterrand. Mais cela n'avait jamais dépassé le stade des « inquiétudes raisonnées ». Et les conversations Léonard-Nicolaï relevaient plus des mondanités que de la conférence de travail. C'étaient deux hommes de la même «boutique», le Conseil d'État, qui se rencontraient et bavardaient dans de profonds fauteuils, avant ou après un bon déjeuner, de «ce problème qui risquait d'être préoccupant» : l'Algérie. Quant à Mitterrand lui-même, s'il répétait souvent à Pierre Mendès France : « Je sens quelque chose en Algérie », ses préoccupations n'allaient pas plus loin. Jamais il n'avait dit à son collègue Jacques Chevallier, secrétaire d'État à la Guerre : « Vous êtes d'Algérie, parlons un peu. Comment ça se passe actuellement ? »
    D'ailleurs, Jacques Chevallier n'aurait pu lui parler que de réformes qu'il était urgent d'appliquer pour éviter les troubles que ne manquerait pas de provoquer l'attitude résolument réactionnaire de certains groupes importants de Français d'Algérie. Rien de plus, car le maire d'Alger, malgré ses contacts avec les conseillers municipaux M.T.L.D., n'était au courant de rien. Et pour cause : le secret du jour J avait été bien gardé. Dans toute l'Algérie, une vingtaine d'hommes seulement le partageaient vingt-quatre heures à l'avance !
    Les exécutants, les militants de base, avaient été prévenus le jour même de l'action.
    La surprise, la stupéfaction, puis l'inquiétude vinrent de la coordination du mouvement sur un « front » de 1 200 kilomètres. D'Oran à la frontière tunisienne. De Cassaigne à Souk-Ahras. Le gouverneur général, son état-major, les préfets avaient été saisis «à froid».
    Mais après l'affolement de la nuit, l'avalanche des télégrammes dramatiques, des coups de téléphone peu encourageants, la vérité se dégagea au petit jour. Le mouvement insurrectionnel n'était pas si grave qu'on pouvait le croire à 4 heures du matin. Roger Léonard reprit sa formule : « Situation préoccupante mais pas dramatique. » Il retrouva son « inquiétude raisonnée » après avoir traversé un moment de panique. Lorsque le soleil se leva sur le premier jour de la guerre d'Algérie personne, à Alger ou à Paris, ne soupçonna qu'il s'agissait d'une affaire qui allait dominer les dix années suivantes de l'histoire de France.
    Au début de l'après-midi du 1er novembre 1954, après que quelques heures de repos eurent permis à chacun de « récupérer » cette nuit dramatique, Roger Léonard réunit dans son bureau au Gouvernement général, outre René Mayer et Jacques Chevallier, de passage à Alger, les « responsables » de l'Algérie : les préfets, le commandant en chef Cherrière, le général Spillmann, commandant l'Est algérien, et le général Lecocq, représentant le résident en Tunisie.
    Car les nouvelles parvenues de l'Aurès dans le courant de la matinée avaient suscité un regain d'inquiétude. La mort de l'instituteur - Mme Monnerot a pu être sauvée par un médecin ukrainien- et l'isolement d'Arris et de T'Kout rendaient la situation plus préoccupante qu'on ne l'avait pensé à la fin de la nuit. Dupuch, le préfet de Constantine, et Spillmann avaient espéré que cette conférence, prévue pour eux depuis plusieurs jours -bien avant les événements-, serait annulée. « Qu'est-ce qu'on va foutre à Alger ? avaient dit les deux hommes, notre présence est bien plus utile à Constantine. » Mais le gouverneur général en avait jugé autrement. Il voulait faire le point et pour cela avoir tout son monde autour de lui. Le grand fonctionnaire qu'était Roger Léonard prévoyait déjà les multiples attaques dont il allait être l'objet. Et il voulait soutenir l'accusation parisienne aussi bien que la critique algéroise. Pour l'instant, personne ne savait encore. La radio n'avait pas signalé les événements de la nuit. On ignorait les attentats. La population allait les apprendre en ce début d'après-midi. Le lendemain au plus tard commencerait la curée. Et il voulait profiter de ces quelques heures de répit pour organiser, avec tout son monde, la riposte qu'il convenait de donner à cette insurrection.
    Le directeur de la Sûreté fit le bilan de la nuit :
    « Des pétards à Alger. Mais qui éclatent à la même heure : 1 heure du matin, dans des endroits stratégiques et "intelligemment" choisis. Peu de dégâts.
    « Dans l'Algérois : attaques avortées de casernes à Blida et à Boufarik. D'après les témoignages, les agresseurs semblaient nombreux mais peu aguerris. Pas de dégâts. Quelques armes volées. Des bombes de fabrication locale explosent près de ponts et à certains carrefours. Incendies à la coopérative d'agrumes de Boufarik et destruction du stock d'alfa de Baba-Ali. Dégâts importants. Encore une fois actions soigneusement coordonnées. Dans l'Oranais : fermes attaquées. Tentatives d'incendie. Un mort et quelques blessés à Cassaigne.
    « En Kabylie : un mort. Incendie de dépôts de liège. Dégâts très importants. Une bonne centaine de millions. Là encore remarquable coordination des attentats.
    « Dans l'Algérois, dans les Aurès, l'Oranais et en Kabylie les insurgés ont pris soin d'interrompre les communications téléphoniques en sciant les poteaux télégraphiques et en cisaillant les lignes. Le mouvement a été remarquablement monté. »
    Le préfet Vaujour souligna l'importance qu'aurait prise le mouvement d'insurrection si les rebelles avaient disposé d'armes importantes et de bombes efficaces.
    « La situation est donc préoccupante, conclut-il, mais on doit remarquer qu'en aucun cas la population n'a pris parti pour les rebelles, comme on aurait pu le craindre. Au contraire, en certains endroits, comme à Cassaigne, elle a considérablement aidé les gendarmes et la police au cours des premières mesures prises pour identifier et poursuivre les rebelles. Lorsqu'on fait le bilan de cette nuit on s'aperçoit que le véritable foyer de cette insurrection se trouve dans l'Aurès. Là, la situation est grave et il faut, à mon avis, que nous dirigions tous nos efforts sur cette région. »
    Le préfet Dupuch et le général Spillmann firent un bilan des « événements dans l'Est algérien » qui appuyait les dires du préfet Vaujour.
    Le Nord constantinois avait peu souffert : rafales de mitraillettes et attaque avortée de casernes ou postes de police à Condé-Smendou et au Kroub.
    En revanche, dans l'Aurès, la situation était grave et, en certains points, dramatique.
    A Batna, attaque de deux casernes menée avec une folle audace. Deux sentinelles européennes tuées.
    A Khenchela, le commandant d'armes tué.
    Arris était isolé. Les crêtes environnant la petite ville étaient tenues
    par des éléments hostiles qui tiraillaient de temps en temps sur le centre administratif.
    Arris appelait au secours à chacune de ses vacations radio. Toutes les liaisons téléphoniques de l'Aurès étaient coupées. La gendarmerie de T'Kout était isolée. L'Aurès paraissait tout entier acquis à la rébellion. L'instituteur Monnerot et un caïd avaient été tués par les rebelles.
    On avait maintenant la plus grande inquiétude pour les soixante-dix ou quatre-vingts Français bloqués à Arris, parmi lesquels, souligna le préfet de Constantine, « mon secrétaire général, M. Faus-semagne, et sa femme, en villégiature pour ce weed-end » et pour les gendarmes de T'Kout isolés avec femmes et enfants en pleine montagne.
    « Il faut tout de suite intervenir pour les dégager, ordonna Roger Léonard. A tout prix ! »
    Le général Spillmann expliqua que des troupes étaient immédiatement parties de Batna au secours d'Arris. Mais la route était longue et présentait pour les rebelles toutes facilités pour monter des embuscades.
    « Et, ajouta Spillmann, vous connaissez aussi bien que moi la tragique pénurie de troupes dans cette région! J'ai pris un gros risque pour débloquer Arris. Car ce serait effroyable si les Européens d'Arris étaient massacrés. Mais ce serait encore plus grave si des détachements imprudemment engagés pour secourir "en vain" Arris étaient détruits par les rebelles ! »
    Le commandant en chef Cherrière approuva les décisions de son subordonné.
    « Vous ne pouviez faire autrement, dit-il à Spillmann, et vous avez bien fait. » Léonard approuva gravement.
    Voilà pour les mesures immédiates mais sans vouloir se l'avouer les participants à la conférence devaient convenir, comme M. Vaujour le dira plus tard, que cet embrasement général, qui leur « était tombé sur le coin du crâne » en pleine nuit et qui venait d'être confirmé dans la matinée par l'assassinat du caïd Hadj Sadok et de l'instituteur Monnerot, les laissait « dans le bleu ».
    La rébellion était généralisée et ne revêtait aucun caractère régional ou tribal. Pourtant, si elle avait frappé toutes les régions d'Algérie c'est dans l'Est qu'elle s'était montrée la plus efficace. C'était là enfin que la population, d'après les premiers renseignements fragmentaires, semblait être favorable à ce mouvement.
    Partout ailleurs l'insurrection avait été menée par de petites bandes agissant en dehors de la population en réponse à des ordres très précis. D'où venaient ces ordres ? On reprit les renseignements que l'on avait déjà, en particulier les rapports des R.G., on y ajouta les premières informations en provenance de Paris et du Caire et enfin la fameuse proclamation F.L.N. qui avait été glissée dans les boîtes ou envoyée par la poste le samedi et que certains destinataires venaient de trouver dans leur courrier.
    Pour Vaujour, pour Léonard, pour Cherrière, l'action si remarquablement coordonnée ne pouvait être dirigée que du Caire. D'une part, depuis des semaines, la Radio « Voix des Arabes » couvrait la France d'injures; d'autre part, Vaujour, depuis avril 1954, lorsqu'il avait établi son rapport sur les commandos nord-africains, avait eu la preuve que ces commandos étaient entraînés par l'Egypte. Les R.G., de leur côté, soulignaient, dans le rapport du 23 octobre, que « tout se faisait au Caire et que le chef était l'ancien membre de l'O.S. Ahmed Ben Bella ». Enfin, c'était Radio-Le Caire qui, dès le matin, avait annoncé la premiere les attentats algériens accompagnés de précisions étonnantes sur les lieux où ces attentats avaient été commis. Il n'était matériellement pas possible à Radio-Le Caire d'avoir eu connaissance de ces précisions dans la nuit. A moins, bien sûr, que les ordres ne fussent partis de la capitale égyptienne.
    Personne ne pensa qu'un plan précis pouvait avoir été établi en Algérie par des hommes groupés en état-major clandestin et envoyé au Caire pour diffusion. C'était pourtant ce qui s'était passé. Mais ni le gouverneur général, ni le commandant en chef, ni le directeur de la Sûreté ne pouvaient ni ne voulaient penser qu'en Algérie des hommes pouvaient s'organiser et entreprendre, sans aide extérieure, une lutte disproportionnée. Il était plus raisonnable, plus réaliste, d'y voir uniquement la main de « l'étranger ».
    A leurs yeux, la machination d'extrême gauche, le soutien inconditionnel de Nasser, de cette puissance toute neuve de la République égyptienne, dégageaient dans une certaine mesure leur responsabilité. « Les "Arabes" d'Algérie seraient capables de mettre au point, de coordonner avec rigueur un mouvement révolutionnaire? Allons donc, C'est impossible. La population est avec nous. Elle nous est fidèle. »
    C'est ce Ben Bella, dont on va découvrir le nom à Paris, qui, la main dans la main avec Nasser, a tout dirigé. La légende prend corps. Le mythe Ben Bella aussi. Il ira loin. Il vient d'être créé, établi, renforcé en l'espace d'une semaine: du rapport du 23 octobre à ce 1er novembre 1954. Faute de savoir contre qui on doit combattre sur le territoire algérien il est plus reposant, plus réconfortant de se créer un ennemi dont, faute de connaître le visage, on connaît le nom et le lieu d'où il agit.
    A la décharge des autorités françaises il faut bien avouer que les six hommes qui viennent de déclencher ce mouvement irréversible avec leur foi et des moyens ridiculement faibles ont dû convaincre dans bien des cas les gens qu'ils entraînaient dans l'aventure de la réalité de l'aide égyptienne, allant, dans les régions  les moins évoluées comme l'Aurès, jusqu'à annoncer à certaines tribus non seulement l'arrivée d'armes puissantes mais même le « débarquement » de forces égyptiennes qui aideraient le peuple algérien à «rejeter les Européens à la mer». La confiance du peuple militant en ses dirigeants nationalistes avait été tellement émoussée par les querelles internes du M.T.L.D. entre Lahouel et Messali que personne ne pouvait croire en 1954 à un mouvement organisé et dirigé par des Algériens. D'ailleurs, « La Voix des Arabes », qui se déchaînait contre le colonialisme français, ne s'était pas fait faute de critiquer violemment l'immobilisme des Algériens à « l'heure où les frères tunisiens et marocains se rebellaient contre le joug français ».
    S'est face à cette organisation dont ils ne savaient rien si ce n'est qu'elle était «dirigée de l'étranger», que Roger Léonard, Paul Cherrière et leur état-major dû faire l'inventaire de leurs moyens.

     


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  • KRIM Belkacem, face à la désillusion du 2 novembre Alors que dans l'Aurès, les « opérations de maintien de l'ordre » ressemblaient déjà à la guerre. Le chef Kabyle fait le bilan de la nuit du 31 octobre au 1er novembre en Kabylie, ce qui, en raison des liaisons difficiles entre Ighil-Imoula, son P.C., et les différents lieux où l'insurrection avait éclaté, avait demandé plus de quarante-huit heures, le chef kabyle avait décidé pour les 400 hommes qui, de Ménerville à Yakouren, d'Azazga à la forêt des Beni-Mansour, tenaient les maquis, une politique de repli. Les 400 hommes étaient répartis au sein des sept régions qui composaient la zone 3 de Kabylie. Krim Belkacem décida de vivre dans un premier temps avec les hommes de la région de Tizi-Ouzou dont le chef de daïra était Zamoum Ali. Avec lui, Krim se sentait aussi à l'aise qu'avec Ouamrane. Il était « son second bras droit » !
    Krim Belkacem n'avait pas été satisfait outre mesure de l'attaque des casernes. Elles avaient presque toutes échoué. En revanche, les incendies provoqués par les hommes de l'A.L.N. avaient causé des dégâts importants et le résultat psychologique sur les autorités et la population était satisfaisant.
    « La psychose est établie, avait confié Krim à Zamoun. Il faut maintenant l'entretenir et développer le mouvement. »
    Les sept années que Krim venait de passer dans la clandestinité avant le déclenchement de l'action armée l'avaient rendu prudent et méfiant. Il ne se faisait aucune illusion sur la puissance de feu de ses hommes, elle était presque nulle. Les armes manquaient. 130 pour 400 hommes. L'Aurès avait promis une aide. Un premier envoi, bien modeste, était arrivé quelques semaines avant l'insurrection ; depuis, plus rien. Et Krim, lisant les journaux et écoutant la radio, savait que Ben Boulaïd, qui avait déclenché la guérilla contre les troupes françaises, n'aurait pas trop d'armes pour tenter de résister. En outre toutes les forces armées dont le Gouvernement général disposait étaient concentrées sur l'Aurès, et il serait bien difficile à un convoi d'armes même modeste de sortir du massif. Là-bas c'était la «guerre et toute la presse consacrait ses articles sur la flambée de l'Aurès. Si l'on en croyait les informations officielles, les autres régions étaient calmes et on n'y procédait qu'à des contrôles de routine.
    Cela n'empêcha pas Krim de donner à ses clefs de daïra de strictes consignes de repli. Tous les agents de liaison quittaient le P.C. du chef kabyle porteurs des ordres suivants :
    « Chaque chef de région doit procéder au repli et se fondre dans la nature. Se déplacer de nuit. Le jour, vivre sous le couvert d'arbres et de broussailles. Impératif : ne pas laisser les hommes inactifs, procéder à leur instruction physique et psychologique. Tenter de pénétrer les villages pour ravitaillement et recrutement mais agir avec précaution. L'action directe viendra plus tard. Changer le plus possible de P.C. Ne pas rester plus de quarante-huit heures au même endroit. Rappelez-vous : mouvant comme un papillon dans l'espace. Garder toujours le contact avec mon P.C. »
    Krim avait fait respecter ces mêmes consignes par les hommes dont il partageait la vie. Presque tous les jours la petite troupe pliait bagage et gagnait un lieu encore plus accidenté que le précédent.

    De l'endroit où ils avaient établi leur dernière halte ils découvraient au-dessus d'eux la masse verdâtre du Djurdjura piquée des taches sombres des cèdres majestueux. Plus haut, au-delà de 2 000 mètres, le Ras-Timédouïne et le Lalla-Khedidja étaient déjà recouverts d'une première couche de neige étincelant au soleil. L'hiver s'annonçait. Il serait rude. Il fallait à tout prix s'y préparer soigneusement.
    Mais ce n'était pas le principal souci de Krim Belkacem. L'état d'esprit de ses hommes l'inquiétait beaucoup plus. Il savait qu'en aucun cas il ne fallait laisser les hommes qui avaient déclenché le mouvement sans travail, à réfléchir dans la solitude sur l'éventualité d'une victoire dans un combat qui s'avérait trop inégal. Il ne fallait pas qu'ils pensent à leurs chances de réussite, ni à leurs familles.
    seules, auraient à affronter l'hiver, il fallait leur donner l'instruction des guérilleros, les «chauffer», leur donner de l'espoir.
    Pour appliquer ce plan, la technique de repli et d'attente ne facilitait pas les choses. Ben Boulaïd dans l'Aurès n'avait sans doute aucun mal à tenir ses hommes qui semblaient combattre sans relâche. L'«action permanente» l'aidait dans sa tâche. Mais Krim refusait, dans un premier temps, d'appliquer cette méthode. Ni la région ni les forces dont il disposait ne lui donnaient la moindre chance de résister seulement pendant un mois. « Je n'ai aucune vocation pour le suicide, disait-il à ses hommes, et je vous préfère en vie, vous préparant soigneusement à une guérilla qui durera longtemps, peut-être des années, que morts même en héros. Pour l'instant, cela ne servirait à rien. »
    Dès les premiers jours les maquisards purent se faire une idée de la vie qui les attendait. Krim était inflexible sur la discipline. Les hommes qui avaient participé à l'action du 1er novembre s'étaient préparés au repli et chacun avait emporté le ravitaillement nécessaire pour tenir quelques jours : de la galette et des figues. Pendant la journée, les hommes devaient rester cachés, camouflés dans des endroits touffus.
    « Interdiction de sortir de vos abris, avait ordonné Krim, en aucun cas ne passez dans des endroits découverts car l'observation aérienne va commencer... Soyez invisibles et silencieux...» Le dur apprentissage de la guérilla commençait. Rester toute la journée caché sous les arbres ou dans les fourrés en ne parlant qu'à voix basse et avec pour toute nourriture de la galette sèche et des figues n'était pas fait pour remonter le moral des hommes. Krim et Zamoum allaient de l'un à l'autre, bavardant avec eux. L'instruction militaire ne pouvait commencer qu'à la nuit tombée. C'est sur le terrain que les chefs de daïra apprirent à leurs hommes à placer des sentinelles aux endroits stratégiques, à les camoufler sous des branchages pour qu'elles ne puissent être détectées lors d'une observation aérienne. Les guérilleros apprirent à se déplacer de nuit, en silence. Invisibles.
    La réaction militaire française prouva aux hommes que la tactique de Krim avait été la bonne. Trois jours après le déclenchement de la rébellion, la Kabylie fut parcourue par des camions militaires, des patrouilles. Les survols d'observation se multiplièrent. En vain. Les troupes ne firent que contrôler des villages apeurés et parcourir un djebel désert. Voyant que l'armée ne pouvait accrocher le moindre rebelle, l'état-major entreprit d'interdire l'entrée des villages aux maquisards et d'établir dans chaque douar un système de renseignement rapide.
    Les caïds et les chefs de fraction, à qui l'administration reprochait vivement de n'avoir rien su des projets des « terroristes » ou de ne pas l'avoir prévenue, furent convoqués. Leur travail était maintenant de convaincre la population, il fallait qu'à la tombée de la nuit tous les villages soient déserts, que la population se barricade.
    Les caïds « reprirent en main » les habitants de leurs villages. Ils voulaient se racheter aux yeux de l'administration qui leur avait fait comprendre qu'ils étaient tout près de perdre « leur situation ». Ils firent du zèle.
    « Ces hommes sont des bandits comme il y en a toujours eu dans l'Aurès et chez nous, mais cette fois, ils sont plus nombreux. Barricadez-vous. A la tombée du jour ils risquent d'envahir le village. Ils vont tout prendre, piller, violer.»
    Les conseils de djemaa approuvèrent pour la plupart ces mises en garde. Les habitants suivirent.
    Les hommes de Krim, lorsqu'il fallut se ravitailler, se rendirent compte de l'efficacité du plan établi.
    Krim après une semaine de repli complet envoya quelques ravitailleurs habillés en civil pour convaincre les habitants des régions les plus isolées d'aider les hommes de l'A.L.N. Ils revinrent bredouilles.
    « Les villages sont terrorisés, rapportèrent-ils à Krim, les habitants des maisons isolées chez qui nous avons pu pénétrer n'avaient qu'une hâte : nous voir partir. Ils nous ont dit : surtout ne bougez pas de la montagne. Il y a des indicateurs partout. La plupart des habitants croient que vous êtes des bandits, tout le monde est sur le qui-vive.
    — Ceux que vous avez vus avaient l'air de le croire ? interrogea Krim.
    — Ils ne nous l'ont pas dit mais ils tremblaient de tous leurs membres. Et il semble que ce soit partout pareil...
    — Et le ravitaillement ?
    — Ils nous ont dit qu'ils n'avaient rien. Qu'on verrait plus tard. Qu'il fallait partir. »
    Bref, rien ; l'échec complet. Le seul avantage de cette mise en garde officielle était que le moindre village était au courant de la rébellion. Il s'agissait maintenant de les pénétrer et de faire comprendre aux habitants que les maquisards n'étaient pas des bandits et que la révolution avait éclaté.
    Krim ne voulait pas que ses hommes soient dispersés mais il ne fallait pas non plus qu'ils restent isolés du peuple, c'était contraire à toutes les théories de la guérilla.
    Problème n° 1: la pénétration, pour se ravitailler, pour donner confiance au peuple et enfin pour recruter et étendre le mouvement.
    Krim avait pour l'instant 400 hommes dans le maquis, environ 1 600 en réserve mais ceux-ci se trouvaient principalement dans les villes ou dans les gros villages et il était impossible de prendre contact avec eux en raison du quadrillage intense de l'armée.
    Chaque maquisard fut donc chargé de trouver dans son village ou dans les villages voisins une personne sûre, un ami ou un membre de sa famille, qui pourrait faciliter la pénétration.
    Les premiers essais se soldèrent par des échecs. Les villages qui devaient fournir la nourriture et grâce auxquels les hommes de l'A.L.N. pensaient faire de la propagande devenaient leurs principaux ennemis. L'administration locale avait fait diligence. Il n'était pas rare de voir un village déjà terrorisé par le portrait qu'on faisait des fellaghas compter deux ou trois hommes au service exclusif de la police. Les services de police qui avaient obtenu les principaux résultats dans les grandes villes poursuivaient leur action dans les villages avec une célérité et une organisation remarquables. Personne ne bougeait, les fellahs se sentaient observés, les petits propriétaires étaient terrorisés. Chaque village devenait un ennemi pour les hommes de l'A.L.N., qui devaient le plus possible les éviter. Mais éviter un village en Kabylie tient du prodige. C'est une région des les plus peuplée d'Algérie et l'on ne peut guère faire plus de trois kilomètres sans en trouver un, principalement sur les routes des crêtes. Les maquisards devaient donc se réfugier dans les régions les plus déshéritées.
    Krim voyait son organisation sur le point de se désagréger. Les hommes qui espéraient toujours voir venir les armes de l'Aurès se décourageaient. De plus, rester immobile presque toute la journée à l'abri d'arbres et de buissons, sans la possibilité de prendre un repas chaud, en restant silencieux le plus possible n'était pas fait pour les regonfler. Pourtant Zamoum Ali et Krim s'y employaient de toutes leurs forces. Mais les hommes perdaient la foi à vue d'œil.
    « Jamais ils ne tiendront », pensa Krim. Et ceux-là étaient bien encadrés. Qu'en était-il de ceux qui restaient isolés dans le bled sous la seule surveillance d'un chef de daïra !
    Pendant les dix jours qui suivirent l'insurrection, les trente hommes de Zamoum et de Krim ne se nourrirent que de galette et de figues. Au dixième jour, Krim envoya un homme en civil dans un marché qui se tenait dans un gros village acheter un peu de viande, du gras-double et des légumes, mais en faible quantité pour ne pas se faire remarquer. L'homme réussit. Krim et les survivants de cette époque se souviennent aujourd'hui encore du goût qu'avait la soupe préparée ce soir-là, de la chaleur du premier feu allumé au fond du ravin pour qu'on ne voie ni fumée ni feu. Des guetteurs se tenaient sur les hauteurs surplombant le ravin attendant avec plus d'impatience que d'habitude l'heure de la relève. Ils interceptèrent un homme, un Arabe qui devait ce soir-là partager la première soupe. Il s'agissait de Hadj Ali, un compagnon de Moulay Merbah, le représentant à Alger de Messali.
    On a vu que le vieux prophète, de sa résidence surveillée en métropole, avait fait courir le bruit que cette révolution -déclenchée sans lui, ce dont il était furieux- était le fait des hommes du M.T.L.D. L'argument avait porté à Alger, où Messali avait grande influence, et en métropole, où l'organisation était en majorité messaliste. La violente répression gouvernementale contre le M.T.L.D. avait accrédité cette thèse parmi la population. Il s'agissait maintenant pour les messalistes de prendre contact avec le F.L.N. Messali choisit de joindre Krim et Ouamrane, les deux membres influents du C.R.U.A. à avoir rompu les derniers avec lui. Reprendre le dialogue avec eux serait plus facile. El-Zaïm, l'Unique, pensait que les deux «petits» seraient trop heureux de rejoindre ses rangs. Il envoya donc Hadj Ali, avec la mission de contacter Krim.
    Mais si le chef kabyle accepta de partager sa précieuse gamelle de soupe avec l'envoyé messaliste, sa « collaboration » s'arrêtait là.
    «Messali est décidé à rejoindre votre mouvement», lui assura Hadj Ali...
    Krim n'en croyait rien et le poussa dans ses derniers retranchements en faisant mine d'accepter l'appui de Messali. Mais il ne s'était pas trompé. Ce que voulait l'exilé, c'était l'inverse. Que les Kabyles de Krim rejoignent le M.T.L.D., que Messali les contrôle et les patronne. El-Zaïm n'avait pas renoncé, malgré le déclenchement de l'insurrection, à rester l'Unique. Il n'avait toujours rien compris. Son envoyé fut «dirigé» vers Alger porteur d'un refus formel des Kabyles.
    Krim effectua lui aussi un voyage-éclair à Alger. La liaison entre la capitale et son P.C. était plus facile qu'avec les groupes disséminés dans la montagne kabyle. Bitat signalait à Krim et à Ouamrane la possibilité d'obtenir un appui financier de gros commerçants musulmans. Mais ceux-ci ouverts à la propagande messaliste ne croyaient pas à l'existence de maquis F.L.N. «Ils veulent avoir des contacts avec les maquisards, expliquait Bitat, sinon ils n'y croient pas.»
    Krim et Ouamrane quittèrent quarante-huit heures la Kabylie pour convaincre ces « grossiums » de la semoule. Ils y parvinrent, non sans mal. Mais revenant en Kabylie, Krim, qui venait de se retremper quelques heures dans une vie normale, s'aperçut que le moral de ses hommes était encore plus bas qu'il ne le pensait en vivant parmi eux. Il fallait très vite rompre cet isolement moral et psychologique qui les oppressait. Pour cela une seule solution: passer à l'action.
    Krim réunit le 20 novembre sous sa présidence le comité de la zone 3, qui comprenait Ouamrane et les sept chefs de région (daïra). « Il est nécessaire de passer à l'action, expliqua Krim, nos hommes ne tiendront pas bien longtemps si on les laisse dans cet état...»
    11 était hors de question de s'attaquer dans un premier temps à l'armée. Il fallait donc trouver un moyen qui permette de forcer ce blocus qui séparait les maquisards de la masse kabyle.
    Les chefs de daïra convinrent avec Krim et le « Sergent » que les renseignements étaient difficiles à obtenir tant la population était en garde contre eux. C'était un miracle que les sept groupes aient échappé jusque-là aux recherches de l'armée. Seules les précautions prises par Krim avaient pu les préserver de rencontres qui leur auraient été failles.
    « Il est nécessaire, dit Krim, compte tenu de nos faibles moyens militaires et de la "réserve" de la population à notre égard, de décider d'une action plus spectaculaire que meurtrière. »
    Les villages, les gros bourgs, les petites villes étaient tenus par des éléments musulmans fidèles à la France et liés à l'administration. C'étaient donc ces hommes qu'il fallait prendre comme objectif. Comme l'opération devait être « payante » il fallait s'attaquer à l'homme qui dans la région était, de notoriété publique, le plus favorisé par l'administration locale.
    « Attention ! précisa Ouamrane, il ne s'agit pas de le tuer. Cela c'est simple. Mais de le rançonner et de lui faire peur au point que la population se dise : les hommes de l'A.L.N. ne sont pas des bandits mais ils sont si forts qu'un homme qui a tant d'appuis chez les Français préfère leur céder. »
    On se décida sur le nom de Tabani, un entrepreneur de transport qui assurait la liaison routière Alger-Kabylie et « faisait » les marchés de la région. L'opération se ferait un samedi, jour de marché à Tizi-Ouzou.
    Le 27 novembre, à 14 kilomètres de Tizi-Ouzou, vingt hommes de Zamoum dirigés par Krim Belkacem dressèrent une embuscade. Il était 6 heures du matin. II faisait encore nuit noire. La propriété de Tabani se trouvait à une vingtaine de kilomètres de Tizi-Ouzou et le transporteur avait l'habitude tous les samedis d'accompagner, à bord de sa voiture personnelle, le convoi de deux cars et un camion qui transportait les paysans des villages avoisinants se rendant au marché. Krim savait que Tabani, depuis l'insurrection, avait reçu des autorités locales l'autorisation de lever une petite milice armée pour « protéger » ses convois. Krim prépara donc soigneusement l'embuscade. Un guetteur signalerait l'arrivée du convoi. Zamoum Ali et cinq de ses hommes en uniforme arrêteraient les cars, le reste de la troupe les tiendrait dans leur ligne de tir de part et d'autre de la route.
    A 8 heures, le jour était blafard et un fin brouillard couvrait encore les champs en contrebas de la route. Krim vit les grands gestes du guetteur. Zamoum s'avança au milieu de la route dans les faisceaux des phares du premier car. Le convoi s'arrêta. Le chauffeur cria par la glace baissée :
    « C'est le convoi de M. Tabani, tout le monde est en règle... »
    Mais Zamoum n'avait pas dévié d'un pouce le canon de sa mitraillette. Des ombres silencieuses, armées elles aussi, sortaient des fossés et braquaient leurs armes sur les quatre véhicules.
    « Que les hommes armés descendent les premiers, cria Zamoum, et pas un geste sinon on tire...»
    En silence, visiblement terrorisés, les hommes de la milice sortirent des trois véhicules et déposèrent leurs armes sur le bas-côté de la route.
    Krim avait fait sortir l'homme qui conduisait la voiture particulière. C'était bien un Tabani, mais pas le propriétaire que l'on voulait attaquer. C'était son fils aîné, un garçon de vingt-quatre ans. Tant pis ! on s'en occuperait après.
    L'opération psychologique passait avant tout et Krim avait devant lui près d'une centaine de villageois paniques, tassés sur les fauteuils des cars ou sur les bancs de bois du camion.
    Le chef kabyle les fit descendre.
    « Écoutez vous autres, leur cria-t-il. Nous sommes des soldats de l'Armée de libération nationale. Nous ne vous voulons pas de mal. Au contraire. C'est pour vous que nous combattons, on vous dit sur tous les tons que nous sommes des bandits, des hors-la-loi, de dangereux brigands. Ce n'est pas cela... »
    Et Krim fit rapidement à ces paysans tremblants une « conférence » sur les buts de la révolution, sur l'indépendance et le sacrifice des hommes du F.L.N.
    « Nous ne sommes pas des bandits mais des patriotes. C'est pour vous, pour le peuple, que nous courons tous ces risques... »
    Le discours avait porté. Et Krim fut tout étonné de voir les paysans, qui, au fond, n'aimaient guère Tabani, détruire les trois véhicules et les incendier lorsque la bombe que Zamoum avait apportée à cet effet fit long feu.
    « Maintenant, gagnez Tizi ou vos villages ! Racontez ce que vous avez vu. Et expliquez qui nous sommes ! »
    Krim fit relâcher également les hommes de la milice après leur avoir confisqué leurs armes. Ils ne pensaient pas s'en tirer à si bon compte...
    Puis les hommes de l'A.L.N. se fondirent dans la nature emmenant avec eux le jeune Tabani.
    Krim discuta avec lui, tout en marchant à travers le djebel. Il fut surpris de découvrir un jeune homme instruit qui possédait une solide formation de gauche. Les deux hommes parlèrent de la révolution. Tabani tenta de disculper son père. Krim l'arrêta bien vite.
    « Nous ne lui voulons aucun mal... pour l'instant, dit-il au jeune homme. Tu vas rentrer chez toi. Nous fixons une première amende de 200 000 F et si ton père veut ne pas avoir d'ennuis, qu'il quitte Tizi-Ouzou dans la semaine. Il mettra son affaire en vente, sinon...»
    Krim, qui, après ce coup de main, s'attendait à une réaction rapide de l'armée, avait décidé de se cacher avec les hommes du commando à proximité de la propriété de Tabani, certain que les militaires ne viendraient guère le chercher là. Il risquait un coup de poker sur la confiance que le jeune homme lui avait inspirée. « Je te donne rendez-vous ici dans quatre heures. Tu auras le temps de convaincre ton père... »
    Les quatre heures qui suivirent furent très tendues au sein de la petite troupe de maquisards. Krim se demandait s'il n'avait pas trop joué avec le feu. Les guetteurs dissimulés au haut d'une colline qui dominait la propriété ne signalaient aucun mouvement de troupe, pourtant ils flairaient le piège.
    Si Krim s'était trompé, le jeune Tabani et son père avaient tout le temps de prévenir l'armée !
    Mais le flair du chef kabyle l'avait servi. A l'heure dite, le fils Tabani arriva avec une liasse de deux cents billets de mille francs.
    « Voilà d'argent, dit-il, mon père partira le plus vite possible. Il a eu très peur, et puis moi aussi je lui ai parlé de la révolution...»
    Krim demanda encore au jeune homme de dire la vérité à la presse car il se doutait que l'affaire allait faire du bruit dans les heures qui viendraient.
    Les prévisions de Krim furent bien dépassées. Les témoins de l'embuscade, dès leur arrivée à Tizi-Ouzou, racontèrent leur mésaventure aux militaires mais en exagérant les faits. Krim et ses hommes leur avaient fait un peu de cinéma sur la discipline. Tout homme de l'A.L.N. qui devant eux s'était adressé à Krim ne l'avait fait qu'au garde-à-vous avec des marques de respect outrées. Cela avait porté. La petite troupe devint, dans le récit des paysans, une bande de quatre-vingts à cent hommes, en uniforme avec les armes automatiques les plus modernes à tel point que le commandant d'armes de Tizi-Ouzou demanda des renforts à Ménerville et attendit leur arrivée avant de déclencher l'opération de recherche.
    Les hommes du contingent, surchargés de sacs, de grenades, de fusils parcoururent les pistes de la région mais trop lourdement équipés, ils ne pouvaient « crapahuter dans le djebel » pour débusquer les hommes de Krim. L'opération fit chou blanc. La troupe n'était pas prête pour la guerre subversive. Et les quelques bataillons efficaces étaient déjà engagés dans l'Aurès...
    Cette embuscade avait regonflé les hommes de Krim. Ceux des autres régions de Kabylie bénéficièrent de ce succès car à partir de ce 27 novembre les contacts avec la population furent meilleurs. L'opération d'intimidation se retournait contre les éléments des villages qui effectuaient une surveillance des activités de la population. Plusieurs supplétifs musulmans qui avaient été armés par l'administration furent attaqués. Les renseignements affluèrent alors au maquis.
    Krim sentait la situation se redresser. Les problèmes de ravitaillement étaient sur le point de se résoudre. La population commençait à connaître l'A.L.N. Les simples villageois s'apercevant que l'adminis¬tration n'était pas toujours la plus forte trouvèrent ainsi l'occasion de se venger des avanies qu'ils avaient eu parfois à subir. Krim était conscient des causes de ce revirement subit mais s'il avait déclenché l'insurrection en Kabylie avec 400 hommes et 130 armes ce n'était pas pour discuter des raisons qui poussaient une partie de la population à aider l'A.L.N. Il se donnait un mois pour vivre « comme un poisson dans l'eau » en Kabylie et déclencher les combats contre l'armée. Pour cela, il lui fallait l'entière complicité de la population. Alors seulement, pour lui, la guerre pourrait vraiment commencer.


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  • TighanimineSUR LA ROUTE, ENTRE BISKRA ET ARRIS, 7 HEURES DU MATIN
    Le car avale péniblement la route étroite. Mme Monnerot, assise près de son mari, admire le paysage que lui révèlent les virages successifs.
    « Chaque détour, pense-t-elle, nous rapproche de chez nous... »
    Le « chez nous » de Guy Monnerot et de sa femme, c'est Tiffelfel, une mechta perdue entre Biskra et Arris. Les deux jeunes gens, qui viennent de se marier, sont arrivés depuis trois semaines. Ils sont instituteurs auxiliaires.
    Les Monnerot sont arrivés avec tant d'enthousiasme qu'ils n'ont rien vu du manque de confort de ce pays perdu. Ils sentent qu'ils vont aimer cet Aurès au paysage sauvage et changeant. Elle sait que ce n'est pas avec des idées humanitaires qu'il fera fortune mais elle s'en moque. Dès son arrivée elle s'est rendu compte à quel point son mari avait raison, combien ces pauvres gens avaient besoin d'eux. En Algérie, à peine 15 % des enfants musulmans sont inscrits dans une école pour cette rentrée.
    Le contact a été bon avec les Chaouïas et les deux jeunes gens ont commencé à organiser leur classe.
    Mme Monnerot regarde le paysage. Après les sables de Biskra, où ils ont passé la journée de dimanche, c'est à nouveau l'âpre pierraille de l'Aurès avec quelques îlots de blé, quelques moutons et surtout des chèvres noires.
    Pour pénétrer le massif, le vieux car, un Citroën de 50 places, sorte de bouledogue mi-vert pâle, mi-vert amande, avance tranquillement sur la route sinueuse qui s'introduit dans les gorges de Tighanimine. Cinquante kilomètres d'une beauté stupéfiante. La route est taillée dans la partie rocheuse de Foum-Taghit qui s'élève à pic du côté gauche du car. A droite, à une vingtaine de mètres en contrebas, l'oued el-Abiod se fraie un passage dans des éboulis gigantesques. Des pins sauvages, un peu de maquis, des buissons d'épineux piquent les flancs de la montagne qui surplombe le canon. Après M'Chounèche et Tiffelfel, la terre, jusque-là gris bleuté, devient rouge ocre. La route monte sans cesse.
    Mme Monnerot sent, à travers les glaces ouvertes, l'air devenir plus pur. Ses tympans sont un peu douloureux.
    « On est haut ? demande-t-elle à son mari qui bavarde avec son voisin, un caïd merveilleusement habillé d'un burnous et d'un turban immaculés.
    — Un peu plus de 1 800 mètres, chère madame », répond celui-ci, en saluant.
    Mme Monnerot, qui était perdue dans ses pensées lorsque son mari bavardait, apprend que cet « Arabe » digne du Châtelet est le caïd de M'Chounèche, Hadj Sadok, qu'il est très flatté de connaître les instituteurs, qu'ils vont avoir « bien à faire » à Tiffelfel.
    Elle l'observe à la dérobée. Il tranche par son élégance sur la populace qui a envahi le car et qui l'emplit un peu plus à chaque arrêt.
    Les Chaouïas, en cachabia de laine brute, sentent le mouton.

    Mme Monnerot leur trouve des têtes inquiétantes de bêtes sauvages aux aguets. Les femmes ont l'air aussi farouches. Elles n'ont pas cette allure soumise des silhouettes féminines entrevues à Alger. Les haïks noirs dont elles s'enveloppent y sont peut-être pour quelque chose. Et puis on voit leur visage. Les femmes de l'Aurès ne sont pas voilées. Des petits yeux vifs en amande sur des traits impassibles vous observent, vous dissèquent. Sur le sol des couffins débordant de marchandises voisinent avec des poules vivantes attachées par les pattes. Toute cette humanité qui sent fort provoque un remue-ménage incroyable. Si elle osait, la jeune femme parlerait de pittoresque avec son mari, mais il y a le caïd qui s'exprime avec de grands gestes. Guy Monnerot se tourne vers sa femme.
    « M. le caïd dit qu'il s'est passé des choses importantes cette nuit. Il y aurait eu des attentats à Biskra et il a reçu une proclamation par la poste. Un groupe d'hommes aurait décidé d'entreprendre la lutte pour l'indépendance.
    — Ils se baptisent Front de libération nationale, précise le caïd en montrant quelques feuillets ronéotypés qu'il a tirés de son magnifique baudrier. Je vais porter ce papier à M. l'administrateur d'Arris. Vous allez aussi à Arris ?
    — Oui. L'instituteur nous a invités à déjeuner.
    — M. Cadène est très aimé ici », dit Hadj Sadok.
    A l'avant du car, Djemal Hachemi, le frère du propriétaire du car, conduit posément. Il regarde le numéro de la borne qui est plantée sur le bas-côté de la route, au bord du ravin. Nationale 31, kilomètre 80.
    « Ce sera au kilomètre 79 », lui a-t-on dit la veille.
    Djemal Hachemi est « dans le coup » du soulèvement. Il connaît Ben Boulaïd depuis longtemps et lorsqu'il a été contacté pour faire partie du C.R.U.A. il a accepté tout de suite sachant que Mostefa Ben Boulaïd en était. Hachemi sait qu'il devra freiner dès qu'il apercevra le barrage de pierres placé en travers de la route.
    Au kilomètre 79 le caflon de Tighanimine se fait moins étroit. Les deux versants de la montagne s'éloignent l'un de l'autre et permettent de découvrir au loin les croupes molles recouvertes de broussailles annonciatrices des hauts plateaux. A cet endroit la route s'élargit et le versant qui la surplombe, à gauche, se transforme en un vaste cirque où, au milieu d'éboulis de rochers, poussent des buissons d'arare, de defla, de chênes sauvages.
    Chihani Bachir, que tous ses hommes connaissent sous le nom de Si Messaoud, est là depuis 3 heures du matin. C'est ce cirque protégé en amont et en aval de la route par un virage assez brusque qu'il a choisi comme lieu de son embuscade. Depuis 3 heures du matin les dix hommes du commando attendent de pouvoir arrêter un véhicule. Rien. Pas la moindre 4 CV, pas le moindre camion, pas même un baudet !
    « Heureusement, a dit Mohamed Sbaïhi, d'Arris, que le car Biskra-Arris va passer dans quelques instants. » Chihani a placé deux de ses hommes en guetteurs sur chacune des deux crêtes qui surplombent les virages amont et aval. Trois hommes armés dont Mohamed Sbaïhi sont dissimulés au bas de la pente, derrière d'énormes rochers qui ont basculé des sommets en surplomb. Chihani et les deux derniers hommes du commando ont jeté sur la route une dizaine de grosses pierres sèches. Depuis que le soleil a teinté de rose les pierrailles du canon, les hommes sont à l'affût, dissimulés derrière leurs abris. Le silence est impressionnant. Seul l'oued bruit au fond du canon à une vingtaine de mètres en contrebas.
    L'oreille attentive de Chihani a perçu le ronronnement du gros Citroën avant que les guetteurs aient pu apercevoir sa gueule mafflue qui monte péniblement à l'assaut de la dernière côte. Derrière son rocher Mohamed Sbaïhi arme la mitraillette qu'il est le seul à posséder dans le commando. C'est lui qui couvrira son chef et ses deux compagnons lorsqu'ils « arraisonneront » le car. Chihani n'est même pas ému. Il sait que le conducteur Hachemi est un homme à eux et que, selon les instructions, il donnera au moment d'aborder le barrage de pierres un violent coup de frein qui projettera tous les voyageurs en avant et permettra aux hommes de l'A.L.N. de grimper à bord sans éprouver de résistance.
    Le car qui a enfin atteint la route plate prend de la vitesse. Au volant Hachemi Djemal est tendu. Malgré l'air frais qui entre par la vitre, il transpire. Ça y est. 11 a aperçu le barrage. Et quel barrage ! Quelques pierres sèches éparses sur la route, à peine de quoi lui donner un alibi. Si Hachemi n'était pas un homme de l'A.L.N., il n'aurait qu'à appuyer sur l'accélérateur pour que le bon vieux Citroën franchisse sans difficulté le « muret » et gagne à grande vitesse la commune mixte qui est distante de 18 kilomètres.
    Le « barrage » se rapproche. Hachemi jette rapidement un coup d'œil dans le car. Tout le monde bavarde ou somnole. Il donne un léger coup d'accélérateur. Ça y est il a aperçu une silhouette à gauche, près des rochers. Ils sont là ! A dix mètres à peine du barrage ; il s'arcboute sur son volant et enfonce la pédale du frein. Cris, hurlements. Les voyageurs ont basculé en avant. Pêle-mêle les cachabias, les burnous, les haïks et les fichus de mousseline, les paquets de beurre, de sucre, les poules qui piaillent, les femmes qui
    crient. La portière s'est ouverte violemment. Chihani, mauser au poing, suivi d'un de ses hommes, a bondi dans la cabine.
    « Silence ! Ça suffit. Armée de libération nationale. Que personne ne bouge. »
    A l'extérieur, sur le côté gauche, au centre du cirque, des hommes qui semblent avoir jailli des éboulis de pierres se sont dressés et couchent en joue le car et ses occupants.
    Le chef A.L.N. parcourt du regard les pauvres gens qui se sont tassés sur les banquettes fatiguées du vieux car : des montagnards. Mais un sourire éclaire son visage. Il vient d'apercevoir au fond du car la gandoura éclatante du caïd et près de lui les deux Européens.
    Mme Monnerot a saisi le bras de son mari sans quitter des yeux l'homme en treillis vert olive qui tient un fusil à la main. Elle est devenue toute pâle. Sous le chemisier blanc à pois noirs son cœur bat à tout rompre. Instinctivement Guy a passé son bras sur les épaules de sa femme. Comme pour la rassurer ou la protéger.
    « Viens, toi », fait Chihani au caïd.
    Celui-ci se lève et passe dédaigneux devant le chef du commando qui le pousse d'un coup de crosse dans les reins. Guy Monnerot se prend à espérer. Peut-être n'en voulaient-ils qu'à ce caïd si richement vêtu.
    « Vous aussi, venez ! » L'espoir s'est écroulé. Guy et sa femme descendent. Ils sont maintenant tous les trois sur la route devant le car. A gauche Hadj Sadok, puis Guy Monnerot, puis sa femme.
    Devant eux Chihani et derrière son rocher, quelques mètres plus loin, Sbaïhi et sa Sten.
    Le chef du commando de l'A.L.N. veut savoir ce que pense le caïd de M'Chounèche.
    « Alors, tu as reçu notre proclamation, dit Chihani. De quel côté vas-tu te ranger maintenant ? »
    Le caïd Hadj Sadok est plus impressionnant que jamais, ses vêtements magnifiques, sa haute stature, son visage basané et rasé de près font paraître la tenue des maquisards encore plus hétéroclite et misérable. Même Guy Monnerot, qui a pourtant mis son costume sombre des dimanches pour rendre visite à son collègue d'Arris, et sa femme, avec son petit corsage à pois et sa jupe noire, ont une allure médiocre auprès du caïd.
    Sa réaction est digne de son attitude.
    « Vous ne croyez pas que je vais discuter avec des bandits, s'écrie-t-il, et que votre mascarade m'impressionne. Quant à votre lettre, elle est déjà jetée. Vous voudriez me faire croire que toute l'Algérie est en rébellion... Mais regardez-vous ! »
    Et le caïd, bras croisés, éclate d'un rire méprisant. Chihani, fou de rage, s'approche du groupe.
    « Vous n'avez pas honte ? s'écrie Hadj Sadok plus méprisant que jamais.»
    Chihani, interloqué par l'algarade, se demande que faire. Pour le caïd, c'est réglé, il est bien décidé à le « descendre », ce sont les ordres : attaquer les militaires et les musulmans favorables à la France. Mais ces deux Européens ? Ben Boulaïd l'a bien recommandé : « Ne touchez pas à un civil européen ! »
    Tout va alors très vite. En une fraction de seconde, Hadj Sadok qui voit que son petit discours a porté mais qui commence à avoir peur pour sa peau a avancé la main vers le magnifique baudrier rouge. A l'intérieur il cache toujours un 6,35 automatique. Très vite, la main plonge, ressort armée. Chihani lève alors la tête, voit le geste du caïd qui l'ajuste. Une rafale part. Près de son rocher, Sbaïhi n'a pas perdu un mouvement. Il est bien placé, son chef est en dehors de son champ de tir. Il a écrasé la détente. La rafale est partie. Il n'y a pas eu un cri. Le caïd semble pétrifié. Le début de la rafale l'a atteint en plein ventre. Guy Monnerot a pris la suite dans la poitrine. Sa femme est atteinte à la hanche gauche. C'est elle qui s'écroule la première, suivie de son mari. Le caïd tombe enfin comme un mannequin de son qui se tasse sur lui-même. Il se tient le ventre à deux mains.
    Les hommes de l'A.L.N. sont sortis de leurs abris et rejoignent leur chef, en silence.
    Au volant du car Hachemi est le seul des occupants à avoir vu toute la scène. Les paysans, eux, sont, aplatis sur le plancher, entre les banquettes, la tête dans leurs couffins. Ils sont terrorisés.
    « Mettez le caïd dans le car, ordonne Chihani, c'est tout de même un musulman... Et toi, dit-il au chauffeur, ramène-le vite à Arris. »
    Deux hommes du commando transportent le caïd, dont la gandoura est maculée de sang, à l'intérieur du car. Deux autres ont tiré les corps des deux petits instituteurs français sur le bord de la route, au pied de la borne, dans le gravier. Les deux jeunes gens gémissent. Guy semble à demi inconscient. La route est libre. Le car démarre. Les hommes de Chihani dégringolent la pente qui mène à l'oued. Ils veulent le franchir et se cacher au flanc de l'autre versant. Prêts à attaquer si une petite patrouille militaire vient au secours des deux Européens, prêts à fuir si les forces sont trop importantes.
    Il est 7 h 40. Le car s'est éloigné. Les insurgés se sont fondus dans la campagne. Le soleil inonde maintenant le cirque. Deux corps restent seuls, étendus sur le bas-côté de la route. Il n'y a plus un bruit, Mme Monnerot reprend ses esprits. Une douleur atroce la taraude au flanc gauche. Elle ouvre les yeux. Guy, exsangue, ne geint même plus. Il respire avec difficulté. Elle ne peut pas bouger. Elle se sent engourdie, abandonnée. Sur la borne plantée à moins d'un mètre elle peut lire Arris 18, Batna 77. Et pas un bruit. Seulement l'oued qui, en contrebas, roule de pierre en pierre...

    IGHIL-IMOULA (KABYLIE), 7 H 30
    Le petit village à flanc de montagne est encore endormi. Mais, près de la crête, trois hommes ont passé une nuit blanche, dans une maison isolée. Il y a là : Krim Belkacem, chef de la zone kabyle, Zamoun Ali, un de ses adjoints, chef de la région de Tizi-Ouzou, et le « journaliste » Mohamed Laïchaoui, qui a « tiré » les exemplaires de la proclamation du F.L.N. que de nombreuses personnalités ont trouvée ou vont trouver dans leur courrier. Krim a préféré garder près de lui le jeune homme qui se plaignait d'avoir laissé sa mère à Alger sans la prévenir de son départ. Une imprudence est vite commise et Krim a pris la précaution de ne pas indiquer au jeune homme l'endroit où il se trouvait. On l'a fait voyager de nuit pour qu'il ne puisse s'orienter. Ce n'est pas que le chef kabyle n'ait pas confiance mais il est préférable de mettre tous les atouts dans son jeu. Laïchaoui, qui sait maintenant qu'il pourra regagner Alger et « retrouver sa mère » dès l'action terminée, attend avec impatience les premiers résultats.
    Comme les autres chefs de zone, Krim Belkacem a donné à chacun de ses sept chefs de daïra (région) la nature des objectifs à attaquer. D'abord, les gendarmeries et les casernes — si possible s'emparer des armes qui font cruellement défaut —, ensuite, détruire la principale richesse économique de la Kabylie : le liège. La récolte est faite et de nombreux hangars sont pleins à craquer. Il suffit d'un bidon d'essence. Enfin Krim a fait transmettre aux quatre cents hommes qui constituent l'A.L.N. de Kabylie l'ordre formel de ne pas attaquer les civils européens ou musulmans à moins bien sûr que ceux-ci ne soient armés et tirent sur les insurgés.
    Krim a hâte de connaître les résultats. Vers minuit, les trois hommes sont montés sur la crête, guettant au loin les lueurs des incendies espérés mais, tout comme Bouadjadj à Alger, leur attente a été déçue.
    L'heure H était fixée à minuit. A 1 heure ils sont revenus dans leur refuge et ont discuté toute la nuit tout en « remballant » le matériel car Krim veut quitter son P.C. dès que les sept chefs de région auront envoyé un courrier rendre compte des résultats de l'action.
    Si le chef kabyle pouvait à cette heure lire le télégramme récapitulatif que le sous-préfet de Tizi envoie à Alger, il serait pourtant satisfait.
    « J'ai l'honneur de vous faire savoir... » La formule officielle précède un bilan économique lourd et spectaculaire. Plus de 200 millions de dégâts. A Bordj-Menaïel, Camp-du-Maréchal, Azazga, Dra-el-Mizan, des dépôts de liège et de tabac ont été incendiés. Des coups de feu ont été tirés contre les casernes et gendarmeries de Tigzirt, Azazga et de bien d'autres centres. Il y a un mort à déplorer à Dra-el-Mizan. Un garde supplétif musulman, Haroun Ahmed Ben Amar, a aperçu une dizaine d'hommes en train de glisser des tracts sous les portes. Le supplétif, qui était accompagné d'un autre gardien, a tenté de s'interposer. Un terroriste l'a abattu. L'arme du supplétif a été volée.
    L'action a été concertée, souligne le sous-préfet, les communications entre les différents centres de Kabylie ont été interrompues. Poteaux sciés, fils sectionnés avec une coordination qui « prouve l'importance du mouvement ».
    Mais Krim Belkacem ignore ces résultats ; il doit attendre la fin de l'après-midi avant que les premières liaisons parviennent à son P.C. Il a écouté la radio. Au premier bulletin du matin sur Radio-Alger, on ne parle de rien. Le chef de la zone 3 sait très bien qu'avec les cent trente armes dont il dispose dans sa région l'action année ne peut être importante. Il l'a très bien expliqué à ses chefs de région. L'important est de créer une psychose de peur, d'insécurité. Pour lui, une opération sera réussie si elle est « spectaculaire », le « coup » importe peu.
    En attendant les nouvelles, Krim Belkacem est assez confiant. Il sait que tous ses hommes accompliront leur mission. La discipline est grande en Kabylie et celui qui s'est engagé dans le mouvement sait très bien ce que signifierait pour lui une défection de dernière minute. La mort immédiate. Mais aucune défaillance n'a été signalée dans les jours précédents. A tel point que ce sont les hommes de Krim qui ont remplacé les militants de Bitat dans l'Algérois.
    Krim a jugé durement ces hommes qui ont abandonné à la dernière minute ! Bitat n'a peut-être pas été assez ferme. Mais ce matin le chef kabyle pense à ses hommes, à ceux qui viennent de déclencher l'insurrection en Kabylie. Il va falloir se retirer, se fondre dans la nature et échapper aux Français. Car sept ans de maquis ont appris à Krim les règles du combat. De tous les chefs F.L.N. il est — avec Ouamrane — le seul à avoir une grande expérience de la vie clandestine dans le bled. Et il sait que les jours qui viennent vont être les plus durs. Il n'y aura plus l'enthousiasme de la préparation du jour J. Ce sera la guerre. Une guerre que Krim prévoit longue et difficile.

    ARRIS (AURÈS), 8 H 30 DU MATIN
    A la commune mixte. C'est l'affolement. Des hommes, des Européens, s'affairent dans la cour autour de caisses d'armes éventrées, de caisses de munitions que l'on ouvre avec plus de précautions. Au milieu de ce caravansérail le géant Rey sue et souffle, visiblement dépassé par les événements. Le doux Gazebonne suit.
    « Ah, vous êtes là, vous, crie Rey en voyant l'ethnologue, vous arrivez bien ! »
    L'administrateur civil ignorait en effet que Jean Servier fût rentré la veille.
    «... Vous allez nous aider à distribuer ces armes.
    — Mais que se passe-t-il ? demande Servier. Je suis arrivé hier au soir et tout était calme.
    — Ça s'est passé tout à l'heure, répond le gérant, "ils" ont atttaqué le car de M'Chounèche. Hadj Sadok a été grièvement blessé. Le docteur le soigne à l'hôpital. Il paraît, d'après ce qu'ont pu nous dire le caïd et le chauffeur du car, que les petits Monnerot ont été tués et que ces salauds les ont laissés sur le bord de la route !
    — Il faut aller les chercher.
    — Impossible. Arris est bloqué. Oui. Parfaitement. Des pics, de la montagne au-dessus, ces fumiers nous "arrosent" si on sort ! Je viens de prévenir par radio. La commune mixte est en état de défense. Nous sommes bloqués et cernés par les rebelles. Je ne peux envoyer personne. J'ai besoin de tous mes adjoints. Il faut protéger la ville et les Européens !
    — Je me mets à votre disposition », dit Servier.
    — C'est vrai, vous voulez y aller ?
    — Bien sûr !
    — Alors carte blanche. Ramenez-les. Prenez une jeep et un 5/5. Et des armes. »
    Jean Servier, ne sachant pas conduire, prend deux musulmans employés de la commune mixte. Deux maçons italiens de passage, qui logent à l'hôtel d'Arris et qui sont venus construire la justice de paix musulmane, se proposent. Servier leur adjoint des Ouled-Abdi qu'il connaît et un officier de réserve musulman. Il s'arme d'une mitraillette et en donne une autre aux Italiens qui vont conduire la jeep. Tous les musulmans sont armés de mousquetons. Servier saute dans le 5/5. La petite caravane sort précautionneusement de la ville, s'attendant à être mitraillée des pitons voisins. Rien ne se produit. Arrivés aux falaises de Tighanimine, l'ethnologue devenu chef de guerre fait mettre pied à terre. D'après les renseignements les corps des jeunes gens devraient se trouver à quelques kilomètres, à l'endroit
    même où a eu lieu l'embuscade. Il faut y aller en prenant garde aux agresseurs qui sont peut-être encore là.
    « Quand il y a un obstacle, dit l'officier musulman, je fais la ligne de support.
    — Alors, allons-y ! »
    Le petit groupe se met en marche, en colonne par un, longeant la falaise. On avance lentement. Servier regarde l'heure. Midi. Tant de temps perdu à réunir les hommes, à les armer, à parcourir les quelque vingt kilomètres ! Servier a l'impression d'être levé depuis une heure à peine.
    Le petit groupe s'est arrêté. Au détour de la route en lacet les hommes aperçoivent deux silhouettes. Une, très sombre, est étendue sur le sol, l'autre semble accroupie près d'elle. Servier s'élance suivi de la colonne au pas de course. Il distingue les traits. C'est la femme qui est accroupie. Elle bouge. Ils sont vivants ! L'homme est étendu à plat ventre. La femme se penche vers lui, le soutient. Servier voit l'homme soulever le buste dans leur direction puis retomber. Encore quelques mètres Servier est là. Essoufflé. Il se penche vers la jeune femme qui le regarde, les yeux exorbités.
    « Trop tard ! Vous arrivez trop tard... »
    La malheureuse se laisse aller sur le sol, sanglotant. Servier se penche sur le jeune homme. Il est mort.

    Il n'y a plus rien à faire pour le jeune instituteur. Servier tente de relever la jeune femme. Elle se dégage et reste prostrée auprès du cadavre de son mari.
    « Dis, capitaine, regarde... » Un Ouled-Abdi montre les points clairs de djellabas qui courent sur le versant opposé, de l'autre côté de l'oued. Peut-être des bergers. Peut-être des rebelles, Servier fait placer des hommes en protection : un à gauche du ravin, d'autres qui grimpent le long de la falaise au milieu de l'éboulis de pierres.
    « Allez chercher le Dodge, maintenant », ordonne l'ethnologue.
    Mme Monnerot ne dit pas un mot. Elle est recroquevillée auprès du corps de son mari. Ses épaules se soulèvent mais ses sanglots sont secs.
    Le Dodge arrive enfin. Les deux maçons italiens prennent le cadavre de Guy Monnerot et le glissent sur le plateau du camion.
    Servier se penche doucement et aide la jeune femme à se relever. Elle chancelle.
    L'ethnologue a fait monter la jeune femme dans la jeep. Du sang coule de sa hanche blessée le long de ses jambes. Il faut vite parvenir à l'hôpital.
    « En route ! » crie-t-il.
    Mais le 5/5 reste sur place. Impossible de démarrer.
    « Ça ne marche plus, dit le chauffeur musulman de la commune mixte, on reste ici ! »
    Les maçons italiens se sont penchés sur le moteur. Ils décèlent vite la panne.
    « La "dourite" elle est "arracée" ! On va réparer avec le "moussoir" on sait. »
    Le chauffeur pâlit. Servier a compris. Ce type est de mèche avec les rebelles. Nerveusement il arme la MAT et enfonce le canon dans le dos du chauffeur.
    « Allez, grimpe. Je reste près de toi. On y va. S'il y a un cahot ou si on va au fossé, la rafale part. Compris ? »
    Le chauffeur est vert. Cette fois le camion démarre. La caravane met plus de trois quarts d'heure à parcourir les 18 kilomètres. Le docteur d'Arris attend près de la porte de l'hôpital. Il est tout étonné en voyant Mme Monnerot descendre de la jeep soutenue par Servier.
    « Elle est vivante !
    Mais choses est sur, dans les Aurès, la guerre vient de commencer.


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  • L’INSURRECTION 3/4BATNA (AURÊS), 2 HEURES
    Le camion de Saïd transportant les hommes de Hadj Lakhdar s'est arrêté sur la route de Lambèse à un peu plus de deux kilomètres de Batna. Vingt-six hommes sous la direction de Hadj Lakhdar, Bouha, Messaoudi et Bouchemal vont attaquer la capitale de l'Aurès et appliquer les consignes de Ben Boulaïd. Les partisans se séparent en deux groupes de quinze hommes. Chaque groupe est divisé en deux sous-groupes : l'un de combat, l'autre de protection.
    « Maintenant, di't Hadj Lakhdar, vous connaissez tous votre mission. Nous allons entrer deux par deux dans Batna pour ne pas attirer l'attention si nous croisions des promeneurs ou une patrouille de police. Messaoudi donnera aux hommes de son groupe le lieu de ralliement. En avant ! Et à travers champs, pas par la route ! »
    Bouchemal retrouve sa ville mais elle lui semble étrangère.
    Ce n'est pas sa ville natale qu'il va attaquer. La caserne avec ses guérites et ses sentinelles, il ne l'a jamais vue ainsi. Les murs étaient moins hostiles, les fusils des chasseurs qui font les cent pas moins menaçants. Le montagnard qui chemine près de lui a dissimulé son mousqueton sous sa cachabia. Il ne dit pas un mot. C'est l'un des sept hommes que Bouchemal. Il s'appelle Saïd. Il a un visage impassible, une démarche de panthère. Ils formeront le groupe de protection qui « couvrira » le commando de Hadj Lakhdar et de Bouha. Bouchemal se sent gauche et maladroit auprès de Saïd.
    « Ce paysan n'est peut-être seulement jamais descendu à Batna », pense-t-il, méprisant. Mais il lui envie son calme. Il n'est pas loin de regretter de s'être fourré dans un bain pareil. Il serre sa carabine italienne dont la culasse lui semble glacée. Il l'a déjà armée. Est-ce que la crosse ne dépasse pas de son burnous ? Il en rabat les pans en passant devant la caserne. Ce n'est pas la peine que les chasseurs remarquent leurs battle-dresses. Les uniformes ont beau être disparates, cela risque de donner l'éveil. Mais les deux sentinelles qui sont rentrées sous leurs guérites n'accordent pas un regard aux deux hommes qui passent à quelques mètres d'elles.
    Après avoir dépassé le poste de garde et être sorti du champ de vision des sentinelles Bouchemal décide de s'arrêter. Il se dissimule derrière un gros platane...
    « Attendons les autres ici », dit-il à Saïd.
    A cette heure, les rues de Batna sont désertes, surtout dans le centre. Il y a peut-être un peu d'animation dans le bas quartier, près du bordel, où le bistrot reste ouvert tard le soir les samedis, dimanches et jours de fête. Mais il y a peu de chances pour que les « clients » reviennent par le centre.
    Bouchemal n'est pas mécontent de la position de son observatoire. Il a vue sur le poste de garde des chasseurs et sur celui des artilleurs. De plus il découvre l'enfilade de la route de Lambèse et de l'avenue de la République.
    « Va un peu plus bas, dit-il à Saïd, près de l'enclos du jeu de boules. Je t'enverrai deux hommes. »
    Le Chaouï obéit aussitôt. Celui-là pourra prévenir toute menace venant de la ville. Au fur et à mesure de l'arrivée des autres montagnards, Bouchemal les envoie se poster plus haut que l'entrée de l'hôpital. Le groupe de protection est en place. Le signal d'attaque sera donné par Hadj Lakhdar qui tirera une fusée bleue. Le « plan Bleu » devra se dérouler simultanément contre les casernes et les dépôts de munitions. Le groupe de Hadj Lakhdar mitraillera auparavant la façade de la sous-préfecture et essaiera de « faire un carton », comme il a dit, avec les occupants du commissariat central. Bouchemal regarde sa montre. 2 h 20. Tout le monde est prêt. Il reste quarante minutes à attendre.
    Près de la sous-préfecture, le chef du commando de Batna vient de placer ses hommes. Dissimulés derrière les buissons ou protégés par le muret du jardin public de la sous-préfecture, ils attendent. Dans la poche gauche de sa tenue de combat, Hadj Lakhdar sent contre sa cuisse les deux cylindres des fusées. La bleue qui déclenchera l'attaque simultanée des points stratégiques de la petite ville et la rouge qui, en cas de contretemps ou de coup dur, ordonnera le repli général immédiat. Il y a quelques minutes, en entrant dans la ville, Hadj Lakhdar a bien cru que l'attaque serait terminée avant d'avoir commencé. Il a croisé, en compagnie de deux de ses hommes, une patrouille de police. Deux flics musulmans. Hadj Lakhdar a serré sa carabine Statti, dissimulée dans les plis de son burnous qui, relevé sur ses épaules, laissait voir son uniforme de toile olive. Heureusement le prochain réverbère était loin. Les agents sont passés près d'eux en les regardant, puis leur ont dit : « Bonsoir les gars ! Ça s'est bien passé ? » avec un clin d'œil rigolard. Ils les ont pris pour des spahis rentrant du bordel ! Lakhdar a souri sans répondre. Lorsque les flics les ont dépassés il a senti une bille de feu glisser le long de sa colonne vertébrale et les phalanges de sa main droite étaient bloquées sur le canon de sa carabine.
    2 h 20. Le bruit d'un moteur de voiture troue la nuit. Les hommes de Lakhdar s'aplatissent derrière le muret, se dissimulent, ramassés sous les buissons, prêts à bondir. La 11 CV Citroën du sous-préfet apparaît sur la place.
    Jean et Vanda Deleplanque descendent de voiture. A 10 mètres derrière eux Hadj Lakhdar suit dans la mire de son statti le dos du sous-préfet. Il le tient. Appuyer sur la détente et ce sera le coup inespéré. Le hasard le sert bien. Mais Ben Boulaïd a été formel : « Pas un coup de feu. Pas une action avant 3 heures. » Quarante minutes trop tôt! Le chef de la zone 1 a dit aussi : « N'attaquez aucun civil européen. » Mais le sous-préfet ce n'est pas un civil. C'est au contraire le symbole de cette autorité contre laquelle l'insurrection est dirigée.
    Deleplanque revient vers la voiture. Sa femme est déjà entrée dans l'appartement privé dont la porte donne sur le hall.
    Hadj Lakhdar hésite encore. En pleine poitrine. Là il ne peut le manquer. Vite... Non. Il faut céder à la discipline. Quarante minutes d'avance peuvent faire échouer tout le plan d'attaque de l'Aurès. Hadj Lakhdar abaisse le canon de sa carabine italienne. Deleplanque manoeuvre pour rentrer la voiture. La portière claque. Le sous-préfet est entré dans ses appartements dont les fenêtres sont maintenant éclairées.
    Sans le savoir, Jean Deleplanque en moins d'une heure a vu sur la route « ses » premiers rebelles et vient d'être sauvé d'une mort certaine par le sens de la discipline et de l'exactitude d'un des meilleurs lieutenants de Ben Boulaïd, ce meunier avec qui il a discti il y a quelques mois et qu'il trouvait si sympathique.
    Vingt minutes plus tard, le téléphone sonne dans la chambre Deleplanque qui est en train de se déshabiller. Torse nu, le sou préfet, qui dégage ses chaussures sans les délacer, décroche.
    « Allô ! ici le sous-préfet.
    — Excusez-moi, monsieur le sous-préfet, ici Prionne, le cor saire de Biskra. Je vous réveille ?
    — Non, mon vieux. J'arrive de Constantine. Qu'est-ce qui passe ?
    — Le commissariat vient d'être attaqué par des individus armé J'ai deux gars blessés. Mais ce n'est pas tout. Au même moment commune mixte a été attaquée ainsi que la centrale électrique, il y a deux blessés. C'est un mouvement concerté. Cela me semble grave. Alors j'ai voulu vous prévenir.
    — Vous avez bien fait. Tenez-moi au courant de ce qui se passera.
    — Pour l'instant tout est calme. Les « gus » ont décroché. On n'avait pas assez de monde pour les poursuivre et il fallait emmener les blessés à l'hôpital.
    — C'est ce qui était le plus urgent. Pour le reste, je vais m'en occuper. Bonsoir... Et merci ! »
    2 h 40. Qu'est-ce que cela peut bien signifier ? c'est à un mouvement insurrectionnel de tous l'Aurès qu'il faut s'attendre...
    Prévenir Alger? Et attendre les ordres? c'est en plusieurs points de l'Aurès que va se produire l'insurrection. Batna et bien d'autres communes mixtes risquent d'être attaquées. Il semble que Biskra ait été la première visée. Il faudrait prévenir. Mettre l'arrondissement en état d'alerte. Essayer de faire échouer le mouvement. Le prendre de vitesse. Tant pis pour l'administration et ses sages conseils. Le jeune sous-préfet préfère foncer. Il vaut mieux risquer une semonce administrative officielle et mettre la ville en garde immédiatement.
    2 h 45. Deleplanque téléphone à l'homme en qui il a le plus confiance dans la ville : le capitaine Bourgeois, le chef de la gendarmerie de Batna.
    « Allô ! Bourgeois ? Alerte générale. Biskra a été attaquée. Branle-bas de combat. Cela risque de nous arriver d'une seconde à l'autre, il y a peut-être déjà des rebelles dans les rues... Je prends tout sur moi. »
    Bourgeois a compris au ton du sous-préfet que c'était sérieux. Il répond à peine, raccroche, enfile son pantalon et met la caserne en alerte.
    En silence dans la nuit, le commando de Hadj Lakhdar s'avance vers les casernes. Les sept hommes sont à peine arrivés devant la caserne qu'ils entendent une sonnerie stridente. C'est le capitaine Bourgeois qui a donné l'alarme. Des fenêtres s'allument. Le peloton d'intervention se prépare. Lakhdar aperçoit des silhouettes qui s'agitent. Il s'apprêtait à attaquer la caserne dans dix minutes mais ce remue-ménage ne présage rien de bon. Des projecteurs s'allument. Et la sonnerie stridente retentit toujours. Les hommes de l'A.L.N. se regardent, inquiets.
    « Allez. Faut se replier tout de suite, avant qu'ils ne sortent », dit Hadj Lakhdar.
    Il tire la fusée rouge de la poche de son treillis. L'allume. Une lueur rouge s'élève au-dessus de Batna. Près des casernes, Bouchemal est affolé. Il a armé une seconde fois son fusil éjectant une cartouche intacte.
    « La fusée rouge. Y a un pépin. »
    Pour un peu il donnerait tout de suite l'ordre de repli mais il faut attendre Lakhdar. Et on n'a pas encore entendu un coup de feu. Il est 2 h 50.
    « Qu'est-ce que ça veut dire, cette fusée ? demande le chasseur Pierre Audat au brigadier-chef Eugène Cohet qui monte la garde près de lui à la porte du 9e R.C.A.
    — Je ne sais pas. Oh ! pas grand-chose. Des chasseurs peut-êt qui traquent un sanglier.
    — Y en a par ici ?
    — Je crois. C'est bourré de gibier dans l'Aurès.»

    De l'autre côté de la rue, à l'abri des platanes, deux Aurésiens les ajustent posément. Une série de coups de feu. Pierre Audat, bientôt vingt et un ans, roule à terre. Le brigadier-chef Eugène Cohet, vingt et un ans, reste un instant pétrifié. Par trois fois son corps est agité d'un soubresaut. L'impact des balles. Il lâche son fusil, puis se tasse sur lui-même. Un filet de sang coule de ses lèvres.
    3 heures. Les premières victimes militaires de la guerre d'Algérie viennent de tomber.
    Les hommes de l'A.L.N., lâchant des rafales de mitraillettes, s'enfuient par la route de Lambèse.
    Bouchemal, voyant arriver le groupe de Hadj Lakhdar, est pris de panique. Il détale. Saïd et Amar, un autre Chaouï de son groupe, en font autant. Ils ont tiré quelques coups de feu au hasard en direction des sentinelles... Ils ne pensent plus qu'à regagner à travers champs et par des chemins de montagne Bou-Hamar, la ferme de Baazi ; c'est de là que les hommes de Ben Boulaïd partiront pour le maquis.

    KHENCHELA (AURÈS). 3 HEURES
    Le bruit d'une explosion et d'une rafale suivie de coups de feu a réveillé en sursaut le lieutenant Darnault. Il s'est habillé en un tournemain et va aux nouvelles.
    Le lieutenant Darnault est le commandant de la place de Khenchela qui n'est protégée que par un peloton de spahis et par les quelques agents de police du commissariat central. C'est contre ceux-ci qu'ont été tirés les coups de feu qui ont réveillé le lieutenant. Les hommes de Laghrour Abbès, deuxième lieutenant de Ben Boulaïd, ont envahi le commissariat central et tiennent les trois gardiens de la paix de service en respect. Laghrour leur arrache leurs armes, deux revolvers à barillet et un pistolet, et ordonne le repli.
     
    Le transformateur électrique a sauté. Athmani, qui en était chargé, a attendu l'explosion des bombes qu'il y avait placées pour partir.
    Le lieutenant Darnault inspecte la cour de la caserne. Rien. Il sort sur le pas de la porte. Les sentinelles sont près de lui. Elles n'ont rien vu. Le lieutenant s'apprête à rentrer. Il esquisse son demi-tour, la balle le cueille en pleine poitrine. Cinq coups de feu encore. Une sentinelle tournoie et s'écroule. Les hommes de l'A.L.N. se sauvent. Le lieutenant Darnault est mort avant de toucher le sol. Il n'avait même pas boutonné sa chemise. Le spahi est mortellement blessé.
    Dans la forêt, au-dessus de Khenchela, Kahli l'infirmier aura à soigner deux blessés. Un par balle, le poste de garde de la caserne a réagi et les spahis ont blessé l'un des hommes de l'A.L.N., l'autre a reçu un éclat de la bombe du transformateur.
    Jean Deleplanque vient d'appeler Khenchela par radio. Le téléphone est inutilisable, les fils ont été sectionnés à la sortie de Batna. Lorsqu'il parvient à établir la liaison radio, le jeune sous-préfet crie :
    « Attention ! ici Batna, le sous-préfet, nous avons été attaqués. Vous risquez de l'être à votre tour. C'est l'insurrection dans l'Aurès. Prenez vos précautions ! A vous...
    — Trop tard, monsieur le sous-préfet. C'est déjà fait, le lieutenant Darnault est mort... »

    T'KOUT (AURÈS), 3 HEURES
    C'est aussi une explosion qui réveille en sursaut le gendarme Martial Pons et sa femme. Dans son berceau, leur petite fille de huit mois se met à hurler.
    « Qu'est-ce que c'est, Martial ?
    — Je ne sais pas, je vais voir.
    — Fais attention. » Mme Pons ne supporte plus ce bled perdu. T'Kout est le dernier
    village au bout d'une petite route qui conduit aux gorges sauvages de Tighanimine. La plus proche localité est Tiffelfel, où viennent d'arriver deux jeunes instituteurs, les Monnerot, que Mme Pons a aperçus il y a quelques jours. Tout autour de T'Kout, le désert. De la pierraille, quelques rares chênes, des oliviers tordus. Lorsque Mme Pons est arrivée à T'Kout où son mari était depuis plus d'un an elle a été effrayée. Une mechta où vivaient quelques familles musulmanes dominait la « brigade » qui l'abriterait. C'était un beau bâtiment tout neuf, « confortable » avait dit Martial.
    « Nous sommes dix gendarmes ici. Il y a trois femmes et quatre enfants. Tu t'y plairas. »
    Le caïd, qui vit avec sa famille au bordj administratif, n'est pas mieux loti. Le moindre achat nécessite un voyage à Batna, à 100 kilomètres de là. Et puis hier au soir, des coups de feu dans la montagne. Et maintenant cette explosion. Ce n'est certainement que ces bandits de l'Aurès qu'on ne peut jamais attraper. La 4 CV les a peut-être tentés ! »
    L'après-midi même la femme d'un gendarme qui se rendait à Batna a renversé sa 4 CV dans un fossé à 1 kilomètre à peine de T'Kout. Un accident sans gravité. Martial Pons et trois de ses camarades ont effectué dans la soirée une patrouille dans les environs. Rien à signaler. Puis cette explosion, brutale, violente, qui augmente encore l'angoisse de l'isolement.
    Les huit gendarmes sortent dans la nuit. Les pics sauvages, les pitons qui entourent la mechta se détachent sur le ciel clair. Les gendarmes se dirigent vers la route. Des coups de feu éclatent. Aboiements des mitraillettes, claquements secs des mousquetons. Les hommes refluent dans la « brigade » et verrouillent la porte. Personne n'a été touché. Martial grimpe quatre à quatre l'escalier qui mène à la terrasse, débouche en plein clair de lune. A nouveau c'est la mitraillade. Il a juste le temps de se protéger en s'aplatissant derrière le muret.
    A l'étage au-dessous, Mme Pons prépare un biberon pour sa fille qui pleure toujours, elle l'approche du berceau. A l'instant où les coups de feu claquent, la bouteille lui éclate dans les mains tandis que la bouillie coule sur les draps blancs. Une des balles destinées à son mari vient de briser le biberon du bébé.
    T'Kout est bloqué.


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  • Armes du commando Belouizdad PRÉFECTURE D'ORAN, 0 H 15 

    Pour le préfet Lambert, demain, la journée sera faite de cérémonies, de monuments aux morts, de vins d'honneur et autres réjouissances. Il va passer la porte lorsque le téléphone sonne. Il décroche et, avant d'avoir pu ouvrir la bouche, une voix affolée lui crie : « Allô ! allô ! qui est à l'appareil ? Vite !
    — Mais qu'est-ce qui se passe ? C'est le préfet à l'appareil.
    — Oh ! Excusez-moi, monsieur le préfet, ici, c'est la gendarmerie de Cassaigne. Il ne fallait pas vous déranger, monsieur le préfet, ici, c'est la gendarmerie de Cassaigne. Il ne fallait pas vous déranger, monsieur le préfet.
    — Allez vite, mon vieux, de toute façon il n'y a que moi à cette heure-ci à la préfecture.
    — Des hommes armés viennent d'attaquer deux fermes entre Ouillis et Bosquet.
    — Il y a du grabuge ?
    — On ne sait pas encore !
    — Tenez-moi au courant. »
    Le préfet raccroche. Un chauffeur de taxi tout à l'heure. Deux fermes maintenant. Qu'est-ce que ça veut dire ? Le téléphone grelotte. « Oui. Le préfet à l'appareil.
    — Ici, la gendarmerie de Cassaigne. C'est encore moi. Un homme vient d'être tué juste devant chez nous. Des inconnus armés ont tiré des rafales sur la gendarmerie. On vient de riposter et ils se sont sauvés.
    — Qui est la victime ?
    — Un Européen. Laurent François. Attendez, on m'apporte des nouvelles. Excusez-moi, monsieur le préfet. »
    « Allô ! Oui, monsieur le préfet. A 100 mètres de la commune mixte un gardien vient d'être assommé. On lui a volé son fusil.
    — Mettez tous vos gars sur le pied de guerre. Vous allez recevoir des instructions. Tenez-moi au courant s'il y a du nouveau. »
    C'est du sérieux. Une insurrection armée. Ça ne fait aucun doute. Dans une région aussi calme que l'Oranie une série d'événements aussi graves et aussi groupés ce n'est pas le fait du hasard.
    Lambert empoigne son téléphone.
    « Appelez-moi mon chef de cabinet, dit-il à la standardiste. Et au trot ! »
    « Allô ! Ramenez-vous en vitesse, ça va mal. Y a du grabuge. Convoquez le général Widerspach-Thor, le colonel Dutheil, le procureur et les commissaires des R.G. et Edef ! Tout le monde dans mon bureau. Et vite.»

    ALGER, USINE A GAZ. PRÈS DU JARDIN D'ESSAI. 0 H 45
    Un petit groupe d'hommes discute près d'un camion, au coin de la rue Edmond-About. La rue est sombre. Un rayon de lune éclaire l'arrière du camion. Un Hotchkiss n° 345 BH 91. Kaci Abderrahmane regarde sa montre : « 1 heure moins 10. Allons-y. »
    El-Hedjin Kaddour reste au volant du camion. Guesmia, le vernisseur de Bab-el-Oued, serre contre lui une mitraillette. Lui aussi reste près du camion. Pour la protection en cas de coup dur.
    Les deux Kaci, le neveu et l'oncle, suivis de leurs hommes, vont tenter de faire sauter l'usine à gaz. C'est l'opération la plus risquée. Celle à laquelle Belouizdad avait tenté de s'opposer. En vain. Cet objectif était déjà annoncé au Caire et Bitat s'était montré inflexible.
    Kaci Moktar cisaille la chaîne qui bloque le portail de la scierie Benouiniche. Zoubir Bouadjadj a donné des ordres pour que l'attaque se fasse par ce côté-là. Le « rase-nœuds » de Zoubir fonctionne à merveille. La chaîne, coupée net, tombe avec un bruit clair. La rue est déserte et mal éclairée. Heureusement qu'il y a un clair de lune magnifique sans quoi l'ascension du toit aurait été périlleuse.
    L'un des hommes du commando, Sekat Brahimi, mitraillette au poing, garde le portail. Les autres franchissent le mur d'enceinte. Par bonheur le toit d'un appentis de la scierie arrive presque au faîte de la première enceinte. Le deuxième mur est rapidement franchi. Kaci Abderrahmane, pistolet au poing, veille au pied du mur. Kaci Moktar et Sekat Abdelkader, qui a pour toute arme un marteau glissé dans sa ceinture, pénétreront seuls près des cuves de gaz. Djallel Omar resté à l'extérieur près de Kaci Abderrahmane passe une à une et avec mille précautions - il n'est pas rassuré par ces engins — deux bombes explosives et deux bombes incendiaires à Sekat qui est juché au haut du mur. Puis avec autant de précautions, Sekat les passe à Kaci Moktar qui, lui, a franchi tous les obstacles.
    Les quatre bombes passées, Djallel voit Sekat disparaître. Il vient de sauter au sol, près de Kaci. Les deux hommes prennent deux bombes chacun. Kaci garde son automatique à la main. Il doit y avoir des veilleurs de nuit dans cette usine.
    La grande citerne du réservoir se détache noire sur le ciel bleu nuit. L'échelle ressemble à une toile d'araignée qui part à l'assaut du gigantesque cylindre.
    « C'est là qu'il faut poser la bombe », murmure Kaci.
    Tout est calme. On entend un chien aboyer au loin. Kaci commence l'ascension de l'échelle. Trois mètres suffiront. Il se tient à la main courante pour placer les bombes. Il jette un coup d'œil de l'aune côté de l'enceinte. Des lumières brillent à la fenêtre d'une cabane à la grille principale. Certainement le veilleur. Toute cette zone eK éclairée par les cônes de lumière de l'éclairage public. Les ampoules se balancent au bout des câbles. Des zones passent de la lumière à l'ombre puis à la lumière. Kaci pense que Bouadjadj a bien fait dfl revoir le plan d'attaque. Par là-bas, c'est impossible. Les quatre cylindres grossiers des bombes fabriquées chez El-Hedjin ou chez Guesmia sont maintenant placés contre la paroi noire de la citerne. Kaci bat son briquet. La flamme jaillit qu'il approche des quatre mèches à combustion lente. Une légère brise active la combustion. Quatre points rouges grésillent au flanc du réservoir à gaz. « Ça y est. Filons ! »
    Kaci a sauté d'un bond par terre. Leur souplesse, leur rapidité sont décuplées par le désir de fuir au plus vite. Ni Kaci ni Sekat n'ont idée des résultats que peut produire l'attentat. L'immense cuve va-t-elle exploser ?
    Les deux hommes franchissent d'un bond la deuxième enceinte.
    Kaci Abderrahmane glisse son pistolet dans sa ceinture et se joint à eux pour franchir la première, plus haute, plus difficile. Les hommes se font la courte échelle. Sekat, resté le dernier, est hissé à bras d'homme par Kaci Moktar. Ils dévalent le toit de la scierie et se laissent glisser au sol. Sekat Brahimi, de garde au portail, a fait signe au camion. El-Hedjin lance le moteur. Cavalcade. Guesmia couvre la fuite de ses camarades en braquant sa Sten en direction de l'autre bout de la rue. Il a le doigt crispé sur la détente. Le commando Kaci se rue sur le plateau du camion. On rabat la bâche qui couvre les ridelles. Le Hotchkiss démarre. Guesmia le prend au vol et claque la portière. Le camion tourne dans la rue Sadi-Carnot. L'explosion retentit. Instinctivement Kaci a rentré la tête dans les épaules. Mais rien d'autre ne se produit. Il écarte la bâche. Nulle lueur d'incendie n'éclaire le ciel. Il y a eu tout de même l'explosion. Le camion gagne rapidement le ravin de Femme-Sauvage où les hommes doivent se séparer. Kaci ne voit toujours rien.

    ALGER. IMMEUBLE DE LA RADIO, RUE HOCHE, MÊME HEURE
    Une Simca immatriculée 281 X 91 stationne depuis une heure rue de Cambrai. Son propriétaire, Chaal Abdelkader, que tout le monde appelle Flora, est au volant. Il fait partie du commando Merzougui. Celui-ci l'a prévenu vers 20 heures. Tous les hommes du commando sont restés ensemble jusqu'à 23 heures puis chacun a gagné par ses propres moyens le lieu de rendez-vous. Merzougui a préféré que les hommes se séparent car le commando est important et « huit hommes arrivant ensemble en plein centre d'Alger, a dit le chef, ça risque d'attirer l'attention. » Flora, lorsqu'il est arrivé rue de Cambrai, à deux pas de la rue Michelet, s'est dit que l'opération était impossible. C'était la sortie des cinémas qui sont particulièrement nombreux dans cette fraction de la rue Michelet et puis un dimanche soir les « Champs-Elysées d'Alger » sont particulièrement fréquentés. On se promène, on regarde les vitrines.
    Un par un, fondus dans la foule, les hommes du commando sont arrivés. D'abord Toudjine Abderrahmane, puis Merzougui avec ses bombes dans un couffin : deux explosives, une incendiaire et un bidon d'essence, enfin Adim Mohamed. Tous sont rentrés dans la Simca.
    « Tu as vu le monde ? dit Flora à Merzougui. C'est impossible de mettre les bombes. On est à quelques dizaines de mètres de la rue Michelet.
    — Aucune importance, répond celui-ci, et puis tu verras à 1 heure, il n'y aura plus personne dans les rues. »
    Flora, regardant son chef, pense que l'excitation lui donne une tête extraordinaire. Merzougui est tendu, sa peau rosée collant aux os fait ressortir les taches dont son visage et son cou sont parsemés.
    A 0 h 50, Merzougui sait qu'il a eu raison. Les rues sont presque désertes. Avant de quitter la voiture il arme son mauser 9 mm qu'il glisse dans sa ceinture. Flora en fait autant. Ni Toudjine ni Adim n'ont d'armes.
    « Ne vous en faites pas, leur dit Merzougui, le commando de Madani nous couvrivra en cas de pépin. »
    De tous les objectifs algérois, Radio-Alger est le plus risqué ; c'est pourquoi Merzougui a scindé son commando en deux. La rue Hoche où se trouve l'immeuble de la radio est en plein quartier résidentiel européen. Là il n'est pas question de hangars déserts ou d'immeubles de bureaux, tous les immeubles sont habités et le quartier est très fréquenté. Les hommes risquent de tomber sur des passants noctambules, sur des veilleurs de nuit ou tout simplement sur un car de police faisant sa ronde dans te quartier où les magasins de luxe succèdent aux bijouteries et aux succursales de banques.
    « En route ! » Merzougui va le premier, suivi d'Adim qui tient le couffin aux bombes et de Toudjine. Flora ferme la marche. Il a la main sur la crosse de son pistolet. Rue Courbet, la deuxième partie du commando Merzougui attend. Il y a là Madani Abassi, Boutouche Omar, Belimane Mohamed et Djeffafla Mohamed. Tous sont armés. Ils forment le commando de protection extérieure. Les huit hommes arrivent à la place Hoche. Une petite place provinciale, toute ronde, avec au centre un gazon et des fleurs entourés d'un grillage bas. Et au beau milieu, énorme et ventru, un vieux gros palmier dont les branches immenses cachent du haut de la rue Hoche la seconde partie de la voie, celle où il y a la radio. Grâce à lui une patrouille de flics passant rue Michelet ne peut distinguer ce qui se passe au bas de la rue. Merzougui n'a pas négligé ce détail.
    L'immeuble de la radio se trouve en face du lycée Gautier, le plus chic et le plus snob d'Alger. On n'y voit pas beaucoup de musulmans. Plus qu'un immeuble, c'est un petit hôtel particulier qui abrite Radio-Alger. C'est vraiment la radio coloniale et artisanale. On parle depuis longtemps d'un grand « ensemble » boulevard Bru mais c'est toujours de la rue Hoche que partent les programmes.
    Merzougui connaît la disposition des lieux. Deux corps de bâtiments à deux étages séparés par une cour grillagée. Des grappes de bougainvillées violettes et pourpres dégringolent jusqu'au sol, cachant la tôle grise qui protège la cour des regards indiscrets. Dans la partie de droite deux fenêtres sont encore éclairées. En un instant Merzougui a compris qu'il était vain de vouloir pénétrer dans l'immeuble. Il libère l'équipe Madani.
    « Plus besoin de vous. Filez. Je vous contacterai moi-même.»
    Les quatre hommes s'éloignent. Adim passe une bombe incendiaire et le bidon d'essence à Merzougui qui les place devant une fenêtre du rez-de-chaussée. Toudjine pose une bombe explosive sur le rebord de l'autre fenêtre, Flora place la seconde sur le pas de la porte. Merzougui jette un coup d'ceil à sa montre.
    « 1 heure pile ! On peut y aller.»
    Merzougui et Toudjine mettent le feu à la mèche et fuient en direction de la Simca. Flora, affolé, n'a pas allumé sa mèche. Son allumette a cassé. Il se relève pour fuir, fait deux pas, puis revient, et fébrilement allume la mèche. Cette fois, elle grésille...

    ALGER, PÉTROLES MORY, MÊME HEURE
    Le petit Belouizdad sait que son plan d'attaque des pétroles Mory est parfait. Bitat le lui a fait savoir. Il a aussi grande confiance dans son équipe : Mouloud Ben Guesmia, Ben Slimane Youssef, Herti Mohamed et Aïssa.
    « Ce soir, pense Belouizdad, on doit faire du bon travail. »
    Les pétroles Mory se trouvent rue de Digne, sur les quais du port. Vastes hangars et cuves astiquées. Belouizdad veut faire exploser un petit réservoir qui contient 8000 tonnes d'essence. Si cette cuve explose, les 30 000 tonnes du dépôt doivent ensuite flamber, endommageant la centrale électrique du port, Parrière-port et les quais sillonnés de pipe-lines. Il faudra faire vite car les entrepôts sont étroitement surveillés par les gardiens de nuit mais surtout par le service de sécurité.
    Belouizdad, qui est de loin le plus intelligent des chefs de commando de Bouadjadj, a voulu mettre tous les atouts de son côté. Il ne veut pas se servir d'un véhicule appartenant à un homme de son équipe ou à un proche. Comme dans les hold-up, on se servira d'une voiture volée. Il a repéré une Juvaquatre Renault qui tous les jours stationne à la même place rue Marey. A minuit il s'est installé au volant. Ben Guesmia, Ben Slimane et Herti l'ont poussé en silence pour que le démarrage n'alerte pas un éventuel propriétaire à l'oreille sensible. Puis, boulevard de l'Amiral-Guépratte, ils ont embarqué Aïssa. Avant de monter en voiture celui-ci a pris les deux bombes explosives et la bombe incendiaire dissimulées dans un camion abandonné.
    Dans la voiture, Aïssa sort la MAT qu'il tenait serrée contre sa poitrine.
    « Tu es prêt ? dit Belouizdad.
    — Prêt. »
    Il sort la crosse coulissante, glisse un chargeur dans la culasse.
    « Je l'armerai en sortant ! » Aïssa sait combien une MAT armée est dangereuse. Un cahot violent et voilà le chargeur parti sans qu'on ait touché à la détente.
    Belouizdad a un pistolet 9 mm. Les autres n'ont qu'un simple poignard.
    La Juvaquatre a gagné tranquillement les quais. A 0 h 50, Belouizdad et ses hommes sortent de la Renault. Chacun connaît parfaitement le rôle qu'il doit jouer. Aïssa reste près de la voiture et couvre de sa mitraillette l'enfilade de la rue pour l'instant déserte. Ben Guesmia et Belouizdad grimpent sur le mur. Belouizdad saute de l'autre côté. Ben Slimane passe les bombes à Ben Guesmia juché sur le faîte du mur d'enceinte. Belouizdad, au sol, les reçoit l'une après l'autre. Le point de franchissement de l'enceinte a été soigneusement choisi. Belouizdad est à pied d'oeuvre. Devant lui s'élève la citerne aux 8 000 tonnes d'essence. Le chef du commando passe la main sur l'acier de la cuve. Du solide, bien épais. Trop épais. Il a peur que la bombe ne soit pas suffisamment puissante. A quelque cinquante mètres de l'autre côté du réservoir les fenêtres d'un bâtiment sont éclairées : le service de sécurité. Belouizdad se hisse sur la margelle entourant la cuve, place ses deux bombes explosives, branche la bombe incendiaire. Un coup d'oeil à sa montre. 1 heure. La même flamme sert à allumer les trois mèches. Belouizdad se laisse tomber de la cuve et bondit vers le mur. Herti l'attend, l'aide à le franchir. Le commando se précipite vers la Juvaquatre qui démarre. La première explosion, suivie de deux autres, les surprend.
    « J'aurais cru que cela ferait plus de bruit, dit Ben Guesmia.
    — On verra bien demain dans les journaux ou à la radio si on a réussi ! »
    A 1 h 30 la Juvaquatre est à nouveau à son parking habituel rue Marey. Son propriétaire ne saura jamais que sa voiture a « participé » à l'insurrection du 1er novembre.

    ALGER, CENTRAL TÉLÉPHONIQUE DU CHAMP-DE-MANŒUVRE, MÊME HEURE
    Deux hommes avancent sur l'esplanade du Champ-de-Manœuvre. L'un a refermé frileusement sa veste sur sa poitrine, col relevé malgré le temps exceptionnellement doux. L'autre tient avec précaution un couffin de chanvre. Sous la veste de Bisker Ahmed il y a une mitraillette, crosse repliée, dans le couffin de Mesbah deux bombes. On ne peut pas dire que Bisker remplisse sa mission avec un enthousiasme débordant. Il était plus de 22 heures lorsqu'il s'est décidé à contacter les hommes de son commando alors que les ordres étaient de le faire vers 20 heures au plus tard. Ses compagnons couchent souvent sur les escaliers de la Mosquée de Belcourt. A 22 heures il n'y avait personne. Ce n'est qu'à minuit que Bisker, après maintes allées et venues, a réussi à récupérer trois hommes: Mesbah, Benaï et Braka. Ils ont à peine eu le temps de passer chez Bisker prendre trois bombes et la mitraillette, leur seule arme, qu'il était presque l'heure d'agir.
    « On se retrouve au Champ-de-Manœuvre, a dit Bisker à Braka et à Benaï, devant la pissotière de la rue de Lyon. »
    0 h 5. Les quatre hommes se sont retrouvés. Bisker est silencieux.
    « Qu'est-ce qu'on fait, dit l'un d'eux, on attend s'il se passe quelque chose aux autres objectifs ?
    — Restez là, dit Bisker, je vais voir encore une fois les lieux... »
    Et le chef du commando se dirige à pas lents vers le central téléphonique. Deux de ses hommes profitent de cet instant de répit et de la proximité de l'urinoir pour soulager une vessie que l'angoisse contracte singulièrement.
    Bisker coupe par les jardins, passe devant la grande bâtisse néo¬grecque du Foyer civique où les gosses vont s'entraîner à la boxe. Le central se trouve à gauche. Bâtiment ocre de quatre étages. Les fenêtres du rez-de-chaussée surélevé sont solidement grillagées et barrées de fer. Une double grille à deux battants ouvre sur un petit chemin intérieur. C'est par cet immeuble que transitent toutes les communications d'Alger. Comme pour tous les centres de télécommunications, l'accès de celui d'Alger est interdit au public. Bisker imagine que l'intérieur de ce « cerveau » d'Alger est bien gardé. Il n'a nulle envie, malgré l'absence de gardes, de fracturer la serrure de la porte grillagée. Les bombes sur le rebord de la fenêtre ça ira bien ! D'ailleurs Bisker regarde sa montre. Il n'a plus le temps de faire autre chose. Il s'apprête à rejoindre ses hommes lorsqu'il entend trois explosions qui viennent du port tout proche. Belouizdad a été plus rapide. Affolé, Bisker prend ses jambes à son cou, passe devant l'urinoir de la rue de Lyon.
    « Tirez-vous, crie-t-il sans s'arrêter, c'est trop tard. Filez... »
    Et il est déjà parti. Seul. En direction de Belcourt.
    Quant à Nabti Sadek, le cinquième chef de commando d'Alger, dont l'objectif est de détruire le dépôt de liège de Borgeaud, à Hussein-Dey, au-dessus d'Alger, il s'est senti si mal dès que Merzougui lui a appris l'heure H que ce soir du 31 octobre il a jugé qu'il était plus sage pour sa santé de ne point quitter sa chambre...

    ALGER, LE BOIS DE BOULOGNE, 1 H 10
    Le bois de Boulogne est le plus grand parc d'Alger. Il s'étend sur un plateau au-dessus du palais d'Été et domine la capitale de sa masse verdoyante. C'est la pampa, le Far West des gosses qui y jouent toute la journée, le dimanche le petit peuple d'Alger y pique-nique. Le soir venu c'est le rendez-vous des amoureux.
    Zoubir Bouadjadj n'y attend pas sa dernière conquête. Il est venu s'installer sur un banc d'où il découvre le panorama extraordinaire qu'offrent Alger et sa baie qui scintille sous les rayons de la lune. Mais l'une des plus belles vues du monde ne peut cette nuit l'émouvoir. Puisqu'il n'a pu participer à l'attaque d'un objectif il veut au moins assister aux explosions, voir les premières flammes des incendies, les panaches de fumée qui vont s'élever sur la ville endormie.
    Depuis dix minutes il scrute les lumières vacillantes de la ville, il écoute ses rumeurs. Rien, pas la moindre explosion. Pas la moindre flamme. Pourtant l'attentat aux pétroles Mory, les bombes contre l'usine à gaz doivent provoquer un joli feu d'artifice et les sirènes des voitures de pompiers devraient parvenir jusqu'à lui. Rien. La rumeur paisible de la ville endormie, troublée par un train qui passe... quelques voitures plus proches... et c'est tout.
    A 1 h 30, Bouadjadj, démoralisé, rentre chez lui. Des mois de préparation, des dizaines de kilos d'explosifs fabriqués au prix de la vie des artificiers, une plate-forme politique établie à grand-peine, des semaines d'efforts, d'inquiétude, tout cela pour venir passer trois quarts d'heure au bois de Boulogne, sur un banc, à contempler une ville désespérément calme.
    A l'énervement de l'attente a succédé l'abattement de l'échec. Car Zoubir Bouadjadj ne se fait pas d'illusions, les plans minutieusement préparés, les hommes entraînés, les bombes soigneusement dosées, tout cela a échoué. Lamentablement échoué. 

    A suivre…
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