• De l'Égypte aussi découles de mauvaises nouvellesAu mois de juillet 1954, après l'échec des négociations avec le clan Messali et avec le groupe Lahouel, le moral des Six n'était pas au beau fixe. Jusque-là toutes les manœuvres politiques avaient échoué. Comité révolutionnaire d'unité et d'action ! En juillet, le C.R.U.A. pouvait sans difficulté se transformer en C.R.A. Car pour l'unité, ce n'était pas réussi. Le grand rêve de recoller les morceaux du M.T.L.D. et de partir à l'attaque à la tête d'un grand parti fort, solide et soudé ne se réaliserait jamais. Alors faute d'unité qu'il y ait au moins l'action. Et pour l'instant dans ce domaine ce n'était pas brillant non plus. Lamine Debaghine, qui aurait fait une tête d'affiche fort acceptable, avait promis de réfléchir, puis de réfléchir encore, mais les Six sentaient bien que c'était déjà tout réfléchi. Vous rejoindre après, peut-être. Mais pour l'instant le docteur restait dans une prudente expectative.

     Quant a l'aide égyptienne ! Il ne fallait pas compter sur elle. Ben Bella avait expliqué en détail à Boudiaf au Caire et à Didouche, lors de leurs contacts suisses, quels étaient la vie et les « espoirs » de la « Délégation ».

    Tout avait mal commencé pour les Algériens du Caire. Lorsque Ben Bella s'était évadé en compagnie d'Ali Mahsas de la prison de Blida, il avait passé six mois caché dans une famille de militants d'Alger puis avait gagné la métropole, passager clandestin protégé par les matelots arabes du Ville-d'Oran, Il était resté quelques mois à Paris, rue Cadet, dans un petit appartement puis avait gagné Le Caire, d'où la révolution avait chassé Farouk. Là il s'était joint à Khider et à Ait Ahmed, représentants officiels du M.T.L.D. Mais auprès d'Allal-el-Fassi, représentant marocain, et de Salah Ben Youssef, le représentant tunisien accueillis par la Ligue arabe, les Algériens n'avaient pas très « bonne mine ». La Voix du Caire n'avait que sarcasmes pour « l'apathie des Algériens devant le colonialisme ».

    En outre, Ben Bella avait été humilié de ne pouvoir s'exprimer qu'en français puisque l'arabe algérien est très différent de l'arabe littéraire parlé en Egypte. L'exposé de Ben Bella « en français » avait fait scandale devant la Ligue arabe, où il avait expliqué la situation algérienne. On avait tout de même attribué aux Algériens un petit bureau, 32, Abdelkhallek Sarouet au Caire, un petit bureau au 3e étage où Boudiaf était venu faire le point avec Ben Bella. Celui-ci, si ses affaires ne marchaient pas trop bien avec la Ligue, avait noué des relations qui pouvaient être bénéfiques dans l'avenir avec le nouveau maître de l'Egypte, Gamal Abdel Nasser. Mais dans l'avenir seulement. Boudiaf avait ainsi appris la raison pour laquelle le mouvement révolutionnaire « en formation » ne pouvait recevoir l'aide immédiate de l'Egypte. Les services spéciaux du major Fathi Ed-Dib, qui contrôlaient les Nord-Africains du Caire, auraient volontiers fourni armes et subsides si Ben Bella s'était engagé à participer en tant que section algérienne au grand projet nassérien de révolution nord-africaine, groupant la Tunisie, l'Algérie et le Maroc. Mais Ben Bella, Khider, Ait Ahmed savaient les divergences qui ne manqueraient pas de se produire entre les pays du Maghreb, divergences à propos desquelles le « grand frère » Nasser aurait apporté sa médiation. C'était se mettre sous son autorité directe. Ben Bella avait refusé, enveloppant cette décision de tout le « rahat loukoum » nécessaire. Mais les Égyptiens, et surtout Nasser, avaient été piqués par cette fin de non-recevoir.

    « Pas grand-chose peut-être mais tout seuls... » telle était la position des Algériens. Nasser, malgré son dépit, était trop habile pour le montrer et pour rompre avec les Algériens. Il les avait félicités de leur honnêteté et — revenant en apparence sur sa décision — leur avait proposé l'aide égyptienne quand l'insurrection serait déclenchée. Tout ce que pouvaient faire Ben Bella et ses compagnons c'était de « chauffer » les Égyptiens, de tenir Nasser au courant des préparatifs algériens et de se servir du Caire comme plate-forme de lancement « publicitaire » de l'insurrection. Pour l'heure, Ben Bella ne pouvait jouer d'autre rôle que celui de « public relation » de la révolution en marche. L'action ne pouvait venir que d'Algérie, que de l'intérieur.


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  • Lahouel et Massali deux ennemis du même campMerbah, qui a reçu ses instructions de Messali, est en mesure de répondre à Krim. La conversation entre les deux hommes va ressembler au jeu du chat et de la souris. Mais ni l'un ni l'autre veut être la souris. Krim veut amener au C.R.U.A. les messalistes pour qui, malgré tout, il garde encore une vieille tendresse. Messali veut jouer de la corde sentimentale pour, au contraire, rallier Krim et les Kabyles à son M.T.L.D. Et il a des arguments que développe habilement Moulay Merbah.

    Oui, la Kabyiie est une force organisée, une force valable mais pas les autres. Les Boudiaf, les Didouche, les Bitat ne représentent rien. Merbah affirme que Messali est cette fois bien décidé à passer à l'action armée contre la France mais pas avant 1955. Début 1955» précise-t-il. Krim apprend ainsi que Messali est déjà en rapport avec des trafiquants allemands qui sont disposés à parachuter des armes dans le Djurdjura. En outre, El-Zaïm, décidément très actif du fond de sa résidence forcée, est en contact avec Anouar El-Sadate, président du Congrès islamique, et avec Abd el-Krim du Rif, qui ont promis leur aide. Leurs efforts conjugués permettront de déclencher l'action en janvier 1955. Alors, que Krim et ses Kabyles, se joignent à eux. Messali, magnanime, leur ouvre les bras. Et Merbah qui sait l'attachement de Krim et d'Ouamrane pour Messali, précise que l'Unique « accepte » la Kabylie mais ne veut pas entendre parler des autres !

    Krim est stupéfait, il n'avait pas voulu croire jusque-là que le vieux chef était devenu mégalomane, mais il en a devant lui la preuve ! Le Kabyle qui tient le maquis depuis sept ans a compris la manœuvre. « Ce vieux filou veut nous détacher des autres éléments et nous "assimiler" tout crus ! Ni vu ni connu, Krim au garde-à-vous devant le père du nationalisme, El-Hadj, El-Zaïm l'Unique, victorieux. »

    Sa réaction devant Merbah est vive, d'autant plus vive qu'il trouve la ruse un peu grossière. On l'a mésestimé pour employer de si grosses ficelles. Ce ne sont pas encore celles-là qui vont le lier.

    « Notre position est sans détour, dit Krim. Il n'est plus question d'alliances ni d'accord avec tels trafiquants. Le Maroc et la Tunisie sont en pleine action. C'est maintenant le moment le plus favorable. »

    Moulay Merbah ne désarme pas.

    « Es-tu lié définitivement avec le "groupe" ? »

    C'est ainsi que l'on appelle le C.R.U.A. dont le sigle aura servi de programme pour quelques numéros du Patriote clandestin et de point de repère pour les R.G. et le S.L.N.A. du colonel Schoen. Il restera dans l'Histoire sans avoir appartenu au langage courant des nationalistes.

    « Oui, répond Krim, définitivement.

        A quand avez-vous fixé le commencement de l'action ? » Krim a vu le piège. Grossier ! Décidément la tendresse pour un parti est un sentiment dont on devrait se méfier. On en profite. Krim n'avait plus beaucoup d'illusions. Il perd ses dernières. De toute façon, en juillet 1954, rien n'a encore été fixé quant à la date du déclenchement de l'action armée. Il faut que ce soit en 1954, à l'automne. En tout cas avant décembre.

    « Je n'ai pas de renseignements à te fournir sur ce plan, répond-il à Merbah. Nous n'avons rien fixé. Maintenant à toi de déterminer si tu veux que j'organise une rencontre avec le groupe. » Les instructions de Messali, olympiennes, sont très précises. « Le groupe, malgré ta participation, est centraliste, récite Merbah, et les centralis­tes à longueur de temps nous mettent en garde, nous, messalistes, contre une éventuelle action. Tu te fais piéger de ce côté. Méfiez-vous en outre de Messali. Si vous déclenchez une action, il vous dénoncera à l'attention du peuple comme des bandits.

    Merbah garde l'oeil ouvert et sait très bien qu'un déclenchement de révolution auras de graves retombés sur le parti et les cadres devront répondre des comptes, ce qui sera aussi l'avis des centralistes, il citera Abderrahmane Kiouane "Lorsque Boudiaf était interrogé sur l'éventualité ou le peuple pourrait ne pas se joindre à cette action directe, il répondait en substance: ce serait une opération-suicide", un suicide bien-entendue collectifs, qui touchera certainement même les opposés à ce plan insurrectionnel, ce que redouté les cadres du parti, ce qui se traduira par des menaces côté Merbah, des réticences, des hésitations et même du sabotage côté Lahouel par la suite.

        Pourquoi ce refus, ces menaces ? Tu ne veux pas te battre ?

    —   Si, mais rencontrer le groupe c'est rencontrer les centralistes et je m'y refuse. »

    Les querelles internes sont plus importantes pour Messali que la; révolution. Krim rompt le fer.

    « Bien. Ne comptez plus sur nous. Nous sommes décidés. Il n'y a plus d'autre alternative. Adieu. »

    C'est un peu théâtral. Les deux hommes le sentent. Ils se serrent tout de même la main. Les ponts sont rompus avec Messali qui est persuadé que seule « sa » révolution peut réussir puisque « seul » il représente l'idée nationaliste algérienne. Refusant l'alliance avec le C.R.U.A. il vient, en menaçant par personne interposée, de signer son arrêt de mort politique, mort qui sera précédée de bien des luttes, de bien des crimes, de bien des règlements de comptes. Mais  cela ira vite. De la place de Chartres, en ce mois de juillet 1954, à Mélouza, trois ans à peine auront passé...

    Les messalistes ont répondu sans détour aux trois questions. Non seulement ils ne se joignent pas au C.R.U.A., mais ils menacent de s'opposer à son action. Voilà un problème réglé pour le groupe.

    Avec les centralistes, cela va durer plus longtemps. Des contacts  ont été repris par Boudiaf, Ben Boulaïd, Krim et Didouche avec; Lahouel et son état-major Ben Khedda, Bouda et Yazid. Après plusieurs rencontres préliminaires qui ont souvent lieu chez Bouda, Lahouel se déclare pour l'action, l'action immédiate. C'est ! Ben Boulaïd le plus proche des centralistes qui va jouer le rôle tenu par Krim auprès des messalistes. Il connaît les membres du comité central et va les mettre à l'épreuve. Il accepte leur concours à "l'action immédiate" mais veut qu'elle soit confirmée, garantie par une aide financière importante qui servira à acquérir le matériel qui  manque cruellement. Ben Boulaïd avance le chiffre de six millions  -on augmente un peu le chiffre fixé aux premières rencontres-. Lahouel tique mais accepte finalement sous réserve de consulter les autres membres du comité central. Rendez-vous est pris  entre Ben Boulaïd et Lahouel devant la mairie d'Alger, sur le boulevard Carnot.

    Ben Boulaïd est arrivé le premier. Lahouel le rejoint. Il a un paquet sous le bras, enveloppé de papier journal. Pas un gros paquet, remarque Ben Boulaïd. Lahouel est gêné. Il tend le paquet.

    « 500 000, murmure-t-il, je n'ai pas pu faire plus. »

    Ben Boulaïd, ne prend pas le paquet. En quelques phrases bien senties, murmurées à voix basse alors qu'il a envie de hurler, d'engueuler « ce faux jeton » de Lahouel, il repousse l'offre indigne.

    « Cette aumône, cette misère, c'est la preuve que vous n'êtes pas pour l'action... »

    Ben Boulaïd sait maintenant que Lahouel, ainsi qu'il avait fait lors des contacts de Berne, n'a pas eu l'intention de donner plus de 500 000 F. C'est son prix. II n'estime pas devoir se mouiller plus avec le groupe. Lahouel réplique mollement, puis s'en va, son paquet sous le bras.

    Du point de vue opposé, les centralistes sont claires, il n'a jamais était question "d'action armée" mais de "réunifier la base militante en vue d'un congrès unitaire du parti.

    En mars 1954, des responsables du parti (Lahouel, Abdelhamid et Dekhli, ainsi le responsable de l'OS Boudiaf) se réunissent à la médrasa "Errachad", sis 02, place Amar Ali (ex-Rabbin Bloch) à Alger, qui se proposer C.R.U.A. avec un grand "U" comme Unité.

    Pour les centralistes Boudiaf aurait changé de caractère à partir de mai 1954, ayant pris contact avec d'une part, des cadres O.S., et d'autre la Délégation Extérieure du Parti au Caire, d'où désormais le C.R.U.A. préconisera l'action armée immédiate; mauvais présage soit-il d'une répression sur les partisans Messalistes et Centralistes.

    Ben Boulaïd se dirige vers la Casbah où il doit rendre compte à ses compagnons de son entrevue avec Lahouel. Il est ulcéré, dans le même état qu'était Krim après le refus assorti de menaces de Messali. Car au fond de soi, les deux hommes avaient gardé l'espoir de recoller les morceaux du M.T.L.D. grâce à la lutte qu'ils avaient décidé d'entreprendre. Aujourd'hui c'était le constat d'échec. Il ne restait plus que la révolution. Il s'agissait de ne pas la manquer.

    Krim et Boudiaf sont installés devant un thé à la menthe.

    Ben Boulaïd se laisse tomber sur le tabouret inconfortable. « Ils ne se sont pas décidés, dit-il, maintenant on ne doit plus compter que sur nous...

    «Et se méfier de tous », ajoute Boudiaf.


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    Mohamed Lamine Debaghine  Devant l’hésitation de Lahouel et le superbe entêtement de Messali, les chefs du groupe durent se poser la question de représentativité. Si pour l'instant le plus sûr garant de leur sécurité était l'anonymat, le cloisonnement sévère qui assurait le secret de leur mouvement — rares étaient les militants déjà recrutés qui auraient pu donner le nom des dirigeants du C.R.U.A. — il faudrait bien, le jour « J », rompre cet anonymat et livrer un nom à la masse. Et ce nom devait être représentatif, prestigieux. Un nom bien établi, bien connu. Psychologiquement c'était aussi important que le choix des actions qui ouvriraient la rébellion contre l'autorité. Les Six avaient fait le bilan. Boudiaf était le président du C.R.U.A. mais, tout comme ses compagnons, il était inconnu du grand public, de la masse algérienne. Boudiaf, Didouche, Ben M'Hidi, Krim, Bitat, Ben Boulaïd, c'étaient des noms qui figuraient que sur des dossiers de police, ils étaient bien connus des militants de l'ancienne O.S. qui reconnaissaient leur ouvrage, leur volonté, leur détermination, mais les anciens de l'O.S. c'étaient au maximum 3 000 hommes en Algérie !

       Aucun des Six n'avait aux yeux de la masse un nom suffisant, il fallait une tête politique prestigieuse, une tête d'affiche qui fer lit « sérieux » et qui serait sérieuse. Un nom qui impressionnerait autant le peuple que les autorités françaises. Un Ho Chi Minh algérien. Les créateurs du groupe s'aperçurent en les passants en revue que les noms musulmans prestigieux n'abondaient pas dans l'Algérie de 1954. Ferhat Abbas pour eux était un bourgeois que l'on n'avait même pas mis dans la confidence du C.R.U.A. En plus, c'était un vieux politicien, déjà un cheval de retour. Pas un nom révolutionnaire. Messali et Lahouel, on n'en parlait pas. Les communistes ? Pas question de les « mettre dans le coup », on n'oubliait pas qu'en 1945 Thorez, vice-président du Conseil, avait approuvé la répression de Sétif que Liberté, journal du parti, dénonçait les « patriotes », que des Européens du P.C.A. avaient organisé des milices, qui fusillèrent à tour de bras.

      Enfin, tout le monde tomba d'accord sur le nom du docteur Mohamed Lamine Debaghine, ancien membre du comité central, qu'une vie politique mouvementée avait fait connaître de la masse. Et puis un médecin cela faisait bien. Un intellectuel était nécessaire pour donner confiance et les membres du C.R.U.A., s'ils étaient bien décidés à vaincre, manquaient sérieusement de diplômes. Ben Boulaïd, Boudiaf et Krim furent chargés de « sonder » le docteur. Ils prirent le train pour Saint-Arnaud, petite ville après Sétif où Lamine Debaghine avait son cabinet.

       Depuis cinq ans, l'activité politique du docteur Debaghine est en veilleuse. II a repris ses consultations à Saint-Arnaud tout en conservant certains contacts avec le M.T.L.D. dont il a « démissionné » en même temps qu'il en a été « exclu ». C'est un curieux personnage que le docteur Lamine Debaghine. Physiquement d'abord. Une paralysie faciale déforme le visage intelligent et dresse une barrière devant l'interlocuteur. Cette fixité d'une partie du visage crée un malaise et il faut tout l'esprit retors du médecin pour l'effacer. Il y parvient sans mal, il a l'habitude des situations difficiles. Né le 24 janvier 1917, il a trente-sept ans en 1954 et une carrière politique mouvementée. Son père, restaurateur à Cherchell, lui fait faire ses études secondaires. Puis, comme boursier, Lamine Debaghine entreprend des études de médecine. Encore étudiant il découvre le P.P.A. et est séduit par les idées que développe le parti. Il gravit très vite les échelons. Dès octobre 1942 il est président de l'organisation clandestine du parti. Il le restera jusqu'en 1947 après avoir été emprisonné en 1943. Ambitieux, violent, il se sait un chef. Il a réussi ses examens, s'installe à Sétif. Déjà fiché comme un membre du P.P.A., il échappe aux recherches de la police, de l'armée et des milices qui « purgent » le Constantinois après les émeutes de mai 1945. La répression passée et l’amnistie de 1946 décrétée il reparaît au grand jour pour se faire élire au Parlement lors des élections de la même année. Le voilà député. Mais il a déjà décelé au sein du parti M.T.L.D. les germes des dissensions qui éclateront au grand jour quelques années plus tard. Il veut convaincre les militants de la nécessité d'une profonde réforme. Il parcourt l'Algérie mais malgré ses qualités, son ambition, il ne fait pas le poids devant le « verbe magique » de Messali Hadj. Il envoie sa démission de Tunis en même temps que le comité central prononce son exclusion le 1er novembre 1949. Si l'ambitieux médecin n'est pas parvenu à provoquer les révisions profondes dont a besoin le parti nationaliste, il a réussi à se faire un nom et la « démission-exclusion » provoque de forts remous au sein même du M.T.L.D.

      Le docteur Lamine Debaghine au moment où il reprend ses consultations dans son cabinet de Saint-Arnaud est devenu une tête politique estimée. Il est jeune, il a trente-deux ans et il pense qu'une « retraite provisoire » lui sera bénéfique. Il aura un rôle à jouer et pressent la crise qui ne manquera pas d'éclater au M.T.L.D. Entre 1950 et 1954 les Renseignements généraux notent sur sa fiche : « Aucune activité politique. »

      Tel était l'homme à qui Krim, Boudiaf et Ben Boulaïd allaient proposer de prendre la tête du mouvement révolutionnaire. Le docteur Lamine Debaghine reçut les trois visiteurs fort courtoisement. Il les connaissait de réputation et avait même rencontré Krim à quelques reprises, mais il ne s'expliquait pas la visite des trois hommes qui semblaient embarrassés. Il fallait toute la subtilité d'un Boudiaf, la rondeur d'un Krim, la décision d'un Ben Boulaïd pour annoncer à un Lamine Debaghine que l'on avait créé un mouvement révolutionnaire. Que l'on en était déjà au recrutement. Que le petit grandissait vite et que l'on souhaitait vivement qu'il ait un papa pour faire ses débuts dans le monde ! Bref que le docteur reconnaisse un enfant dont il avait ignoré jusqu'à la naissance ! La personnalité même de Lamine Debaghine permettait aux trois hommes de lui révéler immédiatement et les noms et les moyens des participants, sans mystère, sans cachotteries. Qu'il acceptât ou qu'il refusât, le secret serait gardé. La discussion fut longue. On expliqua tout, dans les moindres détails, l'enthousiasme, les difficultés, l'attitude de Messali et de Lahouel, l'« action directe ». Impassible le docteur Lamine Debaghine écouta tout, demanda tous les détails. Les trois envoyés spéciaux reprenaient espoir, le docteur n'avait pas refusé au premier abord. Il voulait tout savoir, tout étudier. Il se fit expliquer le dispositif prévu, surtout pour la Kabylie et l'Aurès, qui seront les fers de lance de la révolution, car leurs populations soutiendront spontanément la révolte. Par nature, par tradition. Ils examinèrent les hommes, leurs convictions, les structures mises en place ou sur le point de l'être. C'est à une véritable autopsie de la future révolution que se livra le « toubib de Saint-Arnaud ». Il n'oublia rien, ni le matériel ni les finances.

     Et il fit la grimace.

     Le bilan était loin d'être positif. Armement : rien ou presque. Finances : presque nulles. Mais des hommes décidés à aller jusqu'au bout.

     Lamine Debaghine réfléchit, puis promit de réfléchir encore. Il ne cachait pas qu'il était réticent. Très réticent même. Il avait compris que tout avait été fait, préparé, presque minuté sans lui et qu'au dernier moment on avait besoin d'une « tête d'affiche ». Favorable au plus profond de lui-même à l'idée d'une révolution armée, son orgueil et son ambition le poussaient à refuser de prendre « le train en marche ».

     « Vous avez pris vos responsabilités, dit-il aux trois hommes, moi, prévenu au dernier moment, je ne peux m'engager. On verra plus tard. » Habile, le docteur ne fermait pas la porte et se servait de la gêne qu'il avait décelée chez ses interlocuteurs pour refuser sans couper les ponts. En fait, il profitera largement de cette porte laissée entrebâillée puisqu'il passera à l'action quelques semaines plus tard, après le déclenchement de la révolution, goûtera de nouveau à la prison française et jouera au sein du F.L.N. un rôle très important.


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  •  Ben Boulaïd brave fils de la mythologie ChaouiConnaitre l'histoire de la légendaire opposition des tribus ennemies serait d'un grand secours pour celui qui, en novembre 1954, analysera la situation dans l'Aurès et se posera la question : « Pourquoi, dans l'Aurès, une fraction importante de la population soutient-elle spontanément un mouvement de rébellion qui s'est décidé dans le grand secret, alors que le reste de la population algérienne semble stupéfait ? » Il fallait être chaouï ou s'intéresser à sa vie pour connaître l'histoire de la belle Aïcha Tabahoult.

    On l'appelait aussi Aïcha la Folle. Elle vivait dans la région qui s'étend entre l'oued el-Abiod et l'oued Abdi en plein centre de l'Aurès. Au cours d'une de ses promenades solitaires elle trouva un œuf qu'elle garda. II en sortit un petit serpent. Au lieu de le tuer elle l'épargna et alla le cacher dans une anfractuosité du rocher. Mal lui en prit car le serpent devint un dragon qui terrorisa les douars d'alentour, tuant les hommes qui s'attaquaient à lui, décimant les troupeaux. Les habitants s'inquiétèrent et décidèrent de le traquer de toutes parts. L'expédition réussit et le dragon fut terrassé. On entassa des branchages sur son corps répugnant et on y mit le feu pour le faire disparaître à tout jamais. Le dragon grilla mais la graisse de l'animal se répandit. Les abeilles, qui pullulent dans l'Aurès, vinrent la butiner. Et les habitants furent embarrassés ne sachant que faire du miel sauvage qu'ils trouvaient. Ils n'osaient le consommer comme jadis, ayant peur qu'il ne fût empoisonné par la graisse de l'animal maudit. « Il faudrait que l'un d'entre nous se dévoue pour le goûter... » Mais personne ne se décidait. Alors quelqu'un proposa : « On va l'essayer sur Bourek. » Et tout le village applaudit. Bourek — l'éclair ou le béni — était un pauvre vieillard aveugle. « S'il meurt, ce ne sera pas une perte », dirent les habitants du douar avec le mépris des Aurésiens pour l'homme en état d'infériorité physique.

    On donna le miel à l'aveugle. Celui-ci, inspiré par Allah, s'en passa sur les yeux. Et — miracle ! — recouvra la vue. Il demanda de nouveau du miel. Cette fois, il en mangea et, devant le village terrorisé, commença à rajeunir à vue d'œil. Ses cheveux repoussaient, ses rides s'estompaient. Le miel était une véritable jouvence. Bourek recouvra ses forces et se dressa, terrible, devant le village.

    « Vous êtes des misérables, accusa-t-il, vous avez voulu me faire périr. Je vous réclame la diya, le prix du sang ! » Les habitants du douar baissaient la tête. « La diya, tonna Bourek, pour moi ce sera la belle Aïcha. »

    Et Bourek s'installa dans un village près de l'oued Abdi. Des enfants naquirent de cette union avec Aïcha la Folle. Ils constituèrent la souche de la tribu des Ouled-Abdi. Puis Bourek, qui avait recouvré la force de ses vingt ans, répudia Aïcha et épousa une plus jeune fille, Touba. Il quitta le village et se fixa sur les rives de l'autre oued qui coupe le cœur de l'Aurès, l'oued el-Abiod. De l'union de Bourek avec Touba naquirent d'autres enfants que l'on appela les Touabas et qui formèrent tribu. Les Ouled-Abdi et les Touabas s'installèrent de part et d'autre de l'anticlinal du Lazereg et les demi-frères se vouèrent une haine farouche qui se transmit de génération en génération. Les tribus devinrent séculairement ennemies, contribuant à faire de l'Aurès une zone traditionnelle d'insécurité où chaque homme garde son fusil à portée de la main. En 1954, la haine des Ouled-Abdi pour les Touabas était toujours aussi tenace. Mostefa Ben Boulaïd était un pur Touaba et l'un des membres les plus écoutés de la tribu. Ce qui expliquait en partie combien le chef rebelle était si sûr de la plupart de ses hommes.

    Mais qui, en juillet 1954, encore moins aujourd’hui aurait cru à cette histoire à dormir debout ?


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  • Krim Belkacem Un jeune homme, en Kabylie, a porté aux élections de 1946 un intérêt passionné. Il s'appelle Krim Belkacem. Il a vingt-quatre ans. Il est mandaté par le P.P.A.-M.T.L.D. Pour surveiller le déroulement des élections dans la région du douar Ouleb-Yahia-Moussa. La famille de Krim est très connue dans la région, elle est liée aux français. Le père de Belkacem a été caïd, puis, à sa retraite, sa grande sagesse, ses conseils éclairés lui ont valu de devenir président de la djemaa, le conseil de village. Krim Belkacem a également un cousin caïd et un autre garde des Eaux et forêts. Ces fonctions de caïd, de garde forestier, semblent subalternes et pourtant le pouvoir de ceux qui les exercent est considérable dans cette Algérie de l'après-guerre.

     Le caïd, par exemple, est choisi par les autorités françaises. Et dans les douars dépendant de communes mixtes c'est le seul contact que l'administrateur et les deux administrateurs adjoints aient avec la population. C'est au caïd que l'on s'adresse pour savoir ce qui se liasse, quel est l'état d'esprit de la population. C'est à lui que l'on indique la tendance que doit prendre telle ou telle élection, c'est lui qui « fait voter ses ouailles », en échange de quoi on donne tel ou tel poste de sous-ordre, tel ou tel avantage aux « protégés » du caïd, à qui, en outre, on laisse toute liberté pour « faire ses affaires ». Et la plupart ne s'en privent pas. Un papier d'état civil, pour lequel l'administration française demande le prix d'un timbre ou du papier timbré, devient un document fabuleux que le malheureux habitant du douar devra « acheter » au caïd mille ou deux mille francs ! La plupart de ces fonctionnaires avec la complicité de l'administration locale deviennent des petits seigneurs, tout dévoués aux Français, mais qui exploitent littéralement la masse des fellahs. Si le père de Krim Belkacem était de l'ancienne race des caïds qui défendaient leurs concitoyens, qui les faisaient bénéficier des avantages que l'administration française avait prévus, son cousin est de la « nouvelle vague ». Il a souvent proposé au jeune homme son appui, à condition de l'aider à savoir ce qui se passe, à ficher les membres ou les sympathisants du P.P.A. clandestin. Mais les relations se sont aigries car le jeune homme, délégué du M.T.L.D., devient lui-même l'un des «meneurs» de la Kabylie. Il a politisé la population. Et le cousin caïd ignorera toujours que c'est une de ses réflexions qui a été le détonateur de la révolte chez le jeune homme. Parlant de la population de son douar il a l'habitude de l'appeler « le troupeau de moutons dont je fais ce que je veux ». Et le jeune Belkacem s'est juré de « faire des hommes de ce troupeau de moutons ».

     C'est au jour des élections de 1946 que les deux cousins s'opposent sérieusement. Le caïd a réuni « sa » population et la dirige vers les bureaux de vote où il a placé comme chef de bureau son autre cousin, garde des Eaux et forêts. Comme cela, aucun risque que l'on vote dans le sens qui n'a pas été prévu ! Mais c'est la surprise. La population n'entre pas dans le bureau de vote. Elle obéit à Krim Belkacem. Elle ne votera que s'il en donne l'ordre. Le caïd fait très vite appel aux forces de l'ordre. Un léger accrochage se produit. Des chars prennent position pour intimider la population. La journée se passe sans autre incident. Krim a donné le feu vert. La population vote. Les élections comme dans beaucoup de douars seront truquées, préparées. Le jeune Krim s'en est aperçu mais il verra bien mieux en 1948 et surtout en 1951.

     Rentrant chez lui, c'est l'incident qu'il redoutait tant avec son père, l'ancien caïd. Il a pour le vieil homme le respect que tout fils musulman a pour son père. Mais celui-ci est outré de l'attitude de son fils.

     « Ils t'ont monté la tête, hurle-t-il, jamais la famille Krim n'a été contre la France. Et ce n'est pas mon fils qui va commencer ! Occupe-toi donc de mes figuiers et des champs comme je te l'ai proposé au lieu de monter les jeunes gens contre l'autorité !

     — Mais ils sont malheureux, on doit les tirer de là...

     — C'est ce maudit Messali qui t'a fourré ces idées dans la tête !

     — Nous avons tous la même idée : libérer cette population, ces hommes, de leur malheur...

     — Malheur ! J'ai bien vécu comme cela et tous ceux avant aussi. Restons à notre place... et tout ira bien. Avec l'instruction que je t'ai donnée tu pourrais trouver une place encore meilleure que celle que j'avais ! Au lieu de travailler tu cours la campagne, tu ne sais que parler, parler... pour nous apporter le malheur ! Comme s'il n'y en avait pas eu assez ! »

     Le vieux Krim s'est aperçu pour la première fois de l'influence politique de son fils sur la population. Il en est effrayé. La discussion continue, longtemps. Le père et le fils sont butés. C'est la rupture.

     « Va-t'en et fais ce que tu veux. Mais tu n'apporteras que le malheur. Sur toi, sur nous, sur la population... » La famille n'a pas renoncé, malgré la rupture, à faire rentrer au bercail le jeune « écervelé ».

     Quelques jours plus tard, Krim Belkacem rencontre « par hasard » le sous-préfet Ferret, qui engage la conversation. « Vous savez combien nous avons d'amitié pour votre famille qui fait honneur au douar... »

     Krim Belkacem est frappé par le ton décontracté, familier, de celui qui, pour lui, est un haut fonctionnaire, le représentant de la France. Le vouvoiement même le surprend.

     « Il ne faut pas perdre votre temps à faire de la politique. Vous êtes intelligent. Ne suivez pas les mauvais bergers... »

     Krim a sa gueule butée des mauvais jours. Il ne répond pas. Le sous-préfet soupire.

     « Enfin, réfléchissez. Venez frapper à la porte de la sous-préfecture. Elle vous sera toujours ouverte. Vous pourriez même y trouver un emploi... »

     Comme la carotte ne semble pas avoir de prise sur le jeune homme, les autorités vont utiliser du bâton. Une semaine après cette conversation, dix-sept gendarmes arrivent au douar avec l'ordre d'arrêter quinze hommes dont on connaît les opinions nationalistes. Quatorze sont arrêtés, enchaînés. Le quinzième, Krim Belkacem, est introuvable. Il est à vingt kilomètres de là. Il a profité du jour de marché dans un douar voisin pour faire de la propagande pour le M.T.L.D. Les gendarmes vont se retirer avec leurs quatorze prisonniers lorsqu'ils se heurtent à la population qui s'est réunie, hostile, et barre le chemin aux forces de l'ordre. Les gendarmes ont dégainé. Ils ne sont pas rassurés. Le vieux Krim, le président de la djemaa, se précipite. Il craint l'effusion de sang. Il est atterré par l'attitude de la population qu'il parvient tout de même à calmer. « J'irai demain à la commune mixte. On les relâchera. Je vous le promets. » Son pouvoir est grand sur la population qui fait confiance au vieux patriarche. Les gendarmes peuvent partir emmenant les hommes qu'ils ont arrêtés. Belkacem, revenant le soir, apprend les événements et donne ses ordres : « Tous demain chez l'administrateur de Dra-el-Mizan. Il faut prévenir les populations voisines. Asseyez-vous par terre, devant la commune, et n'en bougez plus jusqu'à la libération de nos frères. J'irai avec vous. Et même si l'on doit rester des jours assis là, nous n'en bougerons pas. On nous apportera de la galette, ce sera suffisant pour tenir. »

     A Dra-el-Mizan une commission composée du juge, de l'administrateur et de l'adjoint du sous-préfet doit statuer sur le cas des hommes arrêtés. Le lendemain, le bordj de l'administrateur est littéralement envahi par une foule silencieuse qui en bloque les abords. Dans le bureau de l'administrateur, le vieux Krim tente de défendre les hommes arrêtés.

     « Il faut les libérer. Ils n'ont rien fait, dit-il.

     — Si vous croyez que c'est par l'intimidation que vous y arriverez, Krim, tonne l'adjoint du sous-préfet, vous vous trompez ! » Le juge et l'administrateur renchérissent.

     « Mais je vous assure que ce n'est pas de l'intimidation, réplique le vieillard, c'est la touiza !

     — La touiza ?

     — La solidarité. Chez nous elle joue pour tout. Pour les moissons. Tout le monde y participe même si ce n'est pas son champ. Pour ramasser les récoltes. Pour construire une huilerie. Pour remplacer un bœuf qui meurt chez l'un de nous. Pour un mort, tout le monde est là. Pour quatorze des nôtres en prison, on est là aussi...

     — Bon, je vous crois, dit le juge, mais si nous relâchons les hommes pouvez-vous nous garantir que votre fils ne fera plus de politique ?

     — C'est difficile à dire ! Il est majeur et...

     — C'est à vous de le convaincre. Vous avez de l'autorité... »

      Là l'ancien caïd lève un bras au ciel.

     « Enfin, essayez, poursuit le juge, nous vous faisons confiance pour cette fois. Les élus de djemaa pourront aller les chercher demain à la prison. Ils seront libérés. Dites cela à la population. Et qu'elle déguerpisse. Allez ! »

     Se redressant dans sa djellaba, le vieux Krim annonce en kabyle ces décisions à la population. Au balcon de la commune, les trois membres de la commission l'observent. Mais personne ne bouge.

     « Allez, rentrez chez vous ! Nous irons les chercher demain. »

     Les hommes accroupis mangent leur galette en silence, regardent le sol, gênés de ne pas obéir au vieux chef. Celui-ci est bouleversé. Il ne sait que faire. Apercevant son fils, à qui pourtant il s'est juré de ne plus parler, il lui dit d'une voix tremblante d'émotion :

     « Allez, va. Dis à tes hommes qu'ils doivent rentrer. »

     Il a parlé en français. Krim Belkacem s'est levé lorsque son père s'est adressé à lui. Il voudrait lui prendre le bras, lui dire qu'il est toujours le chef respecté, incontesté, du douar, mais que pour cette affaire politique seulement c'est à lui que l'on obéit. Mais le vieil homme a tourné les talons.

     « Rentrez chez vous, crie Belkacem en kabyle, ils seront libérés demain.

     — Eh si la promesse n'est pas tenue ? crie-t-on.

     — Eh bien, nous irons tous à Tizi-Ouzou, je vous le promets. Allez, rentrez ! »

     Tous les hommes éclatent en applaudissements à l'adresse du jeune homme. On se sépare, on gagne les cars, les charrettes, les baudets en chantant les chants kabyles où il n'est question que de réveil du fils d'Amazir, le premier homme kabyle, de vie, de liberté. De la fenêtre, au premier étage du bordj, le juge désigne Krim Belkacem du doigt.

     « Voilà le vrai responsable, dit-il à l'adjoint du sous-préfet. On devrait s'en occuper sérieusement. »

     Et ça ne tarde pas. Si quarante-huit heures après le siège de la commune mixte les quatorze hommes sont libérés, moins de deux semaines plus tard Krim Belkacem est « invité » à comparaître le 23 mars 1947 pour atteinte à la souveraineté de l'État. Krim a compris. C'est la prison à coup sûr. Faut-il y aller ? Il se rend à Alger et demande conseil aux responsables du P.P.A. « Prends ta décision seul », lui dit-on.

     « J'ai hésité, j'ai revu en un instant ma courte vie de militant. J'étais né comme ça. Tout gosse, je ne pouvais comprendre cette discrimination. J'ai été à l'école Sarrouy a Alger, j'ai passé le certificat d'études européen, puis le certificat "indigène" plus facile. Pourquoi déjà français-indigène ? Aux chantiers de jeunesse, plus tard, je suis secrétaire. C'était à Laghouat, je devais écrire les noms des Européens en bleu et ceux des musulmans en rouge. Je crois que c'est cette image de liste bicolore qui m'a décidé. Cela va peut-être vous paraître stupide mais elle m'a rendu enragé. Mon frère est revenu d'Europe avec des médailles et les pieds gelés ! Là-bas on est bien égaux. Pourquoi pas ici ? J'ai pris contact avec le P.P.A. et rentrant chez moi je me suis attaqué à cette immense zone vierge qu'était la Kabylie pour y développer l'idée nationaliste. Je quittais la maison le soir après dîner et je ne rentrais qu'à 4 heures du matin. Mon programme était simple. Je disais aux jeunes : la dignité humaine n'a pas de prix. On ne doit pas accepter l'humiliation quotidienne. Il faut secouer les joueurs de dominos, les fumeurs, les buveurs d'alcool. Il faut nous libérer. En un an j'avais organisé 1 900 jeunes en cellules de 4 hommes. Je travaillais en même temps chez mon père à distribuer les vivres dont il était dépositaire. Je faisais l'apprentissage de la vie semi-clandestine. »

     Cette vie devient tout à fait clandestine le 23 mars 1947. Krim ne se présente pas à la convocation du juge d'instruction. Il sort une vieille Sten, dont la contrebande était importante, à cette époque, en Kabylie, et part vers la montagne.

     Krim Belkacem a pris le maquis. Il a vingt-cinq ans. Commence alors une des aventures les plus extraordinaires de la guerre d'Algérie qui conduira le fils du caïd d'un douar perdu de Kabylie à la table de conférence d'Évian où, quinze ans plus tard, représentant le peuple algérien, il signera les accords et le cessez-le-feu...

     Krim Belkacem devient une figure de la Kabylie. Sans relâche il parcourt le djebel, tentant de politiser la masse kabyle. Il est nommé chef de région du P.P.A. clandestin, recueille les cotisations, entreprend un programme d'éducation politique de la population.

     Il est infatigable. Il fait des rapports sur l'état d'esprit du peuple, sur ses réactions à chaque événement important. En même temps il commence une préparation psychologique au « coup dur ». « Si ça se déclenche, dit-il aux hommes, êtes-vous prêts à y aller ? »

     Les nouvelles recrues sont de plus en plus nombreuses. La bande rebelle de Krim Belkacem impressionne la population, galvanise les jeunes. Car Krim n'est plus tout seul, un sergent de l'armée française, Omar Ouamrane, l'a rejoint, puis bien d'autres. Ouamrane devient son lieutenant. Ils sont tous deux de taille moyenne. Krim a le front large, les yeux perçants, le visage plein. Sa vitalité et la Sten qu'il tient toujours sous sa veste lui donnent un grand prestige. Il sait aussi parler à la population, convaincre, donner confiance.

     Ouamrane, lui, ce n'est pas pareil, il fait peur. Il a un visage large et des mâchoires démesurées. Sa force est colossale. On a l'impression d'avoir un bison devant soi. Des petits yeux en amande semblent transpercer, fouiller celui sur qui ils se posent. Ouamrane, avec ses épaules de lutteur, surprend dans ces montagnes kabyles où les hommes paraissent si frêles, si secs, malgré une endurance extraordinaire. Il paraît déplacé, d'une autre race, venu d'un autre monde. Ouamrane, c'est une demi-douzaine de ces Kabyles, avec une seule tête. Énorme. Un bulldozer.

     Les autorités s'inquiètent de l'activité de la bande. On va créer des milices kabyles qui les traqueront avec l'aide des caïds et de leurs protégés. Puisque la population soutient ces hors-la-loi, tant pis pour elle. Perquisitions, arrestations, interrogatoires se succèdent. En vain. Krim court toujours et plus que jamais. Et la population des douars de cette partie de la Kabylie fait connaissance, avant l'heure, avec ce que sera la vie atroce de l'Algérien moyen, du fellah, pendant la guerre d'Algérie. La population a peur. Krim semblait bien sympathique, bien sûr qu'il a raison quand il parle mais il amène tous ces ennuis. Les milices qui viennent n'importe quand, les jeunes qui veulent tout casser, qui veulent partir. L'antagonisme qui a opposé Krim à son père se retrouve dans maintes familles de Kabylie. Le père de Belkacem n'est d'ailleurs pas au bout de ses ennuis. On l'a convoqué. On est brave avec lui. Pour l'instant.

     « On vous connaît, monsieur Krim, vous nous avez bien servis. Vous avez été un bon caïd, mais c'est de votre fils que tout le malheur vient...

     — Ah ! je le lui avais bien dit, gémit le vieillard.

     — Alors, livrez-le. C'est dans son intérêt. C'est ce qui peut lui arriver de mieux avant qu'il ne fasse de grosses bêtises. Et la population sera délivrée. Elle a peur, vous le savez bien, et elle risque de s'en prendre à vous, à votre famille, à votre maison. On peut vous tenir pour responsable. Ils vont tout démolir... »

     Si l'administrateur tient pareil langage c'est qu'il sait qu'une milice est en train de tenter de dresser la population contre la famille de Krim. On s'assemble aux alentours de la maison. C'est l'intimidation. Que faire ? Où est Krim ? Il ne revient que tous les deux ou trois mois chez lui pour embrasser les siens. Une nuit au maximum. Mais le hasard veut qu'il ait quitté l'autre partie de la Kabylie à laquelle il s'est attaqué pour venir voir les siens. Il arrive ce même soir au douar Ouled-Yahia-Moussa. Son père, affolé, lui explique la situation. Belkacem est fou de rage.

     « Jamais je ne me rendrai ! crie-t-il, si vous avez peur, alors chassez-moi. »

     Il découvre sa Sten.

     « Je vais y aller, face à eux. J'essaierai de parlementer mais s'ils veulent me prendre, je tire dans le tas. J'en tuerai le plus possible. Et comme ça vous serez débarrassés ! »

     Protestation de la famille qui l'entoure. Au fond, tout le monde en est fier ! On lui sert à manger, on l'embrasse. Il partira à l'aube.

     Voyant que le chantage auprès du vieillard n'a pas réussi, les gendarmes ordonnent le boycottage, la mise en quarantaine de la famille Krim. Personne n'a le droit de travailler pour elle, ni même d'adresser la parole à l'un de ses membres sous peine de prison !

     « On ne pourra pas faire la récolte ! » Le vieux Krim, le sage président de la djemaa, de l'assemblée de village, voit les gens du douar, qui hier lui témoignaient leur affection et leur respect, faire un détour dans la campagne pour ne pas le saluer, pour ne pas lui adresser la parole ! Le vieux est atterré mais les événements ne lui laissent pas le temps de réfléchir sur l'ingratitude humaine.

     Krim Belkacem et ses hommes ont décidé de passer à l'action, de punir ceux qui mènent les milices et participent à la mise à l'index de sa famille, qui perquisitionnent méthodiquement les mechtas. Ils dressent une embuscade contre le caïd et le garde champêtre. Le caïd est le propre cousin de Krim, l'homme qui disait « le troupeau de moutons... », la vengeance sera double ! L'embuscade est tendue à 2 km de Dra-el-Mizan. Le garde champêtre Aomar Mohamed est tué, le cousin, l'agha Dahmoun Slimane, échappe de justesse. C'est le coup de tonnerre en Kabylie. Krim Belkacem a franchi le pas. Il ne s'agit plus d'activités antifrançaises où il risque un ou deux ans de prison. Il est passé à la lutte armée. Il sera condamné à mort par contumace. Pour lui et ses hommes la révolution armée commence. Pourtant cela ne fait pas l'affaire du M.T.L.D. Krim a dépassé le parti, qui, pour l'instant, ne veut pas d'incidents de ce genre. Messali veut jouer le jeu parlementaire. Mais chez le jeune Kabyle l'esprit traditionnel a pris le dessus sur la politique. « Parti ou pas parti, dit-il, on ne peut pas nous empêcher de régler nos comptes avec nos ennemis. Cela s'est toujours fait chez nous ! ».


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