• Les Eternels, au rendez-vous ultime

     « Attention ! Messieurs, on ne bouge plus. »

     Les EternelsSes clients exiger six photos tout de suite. Dans l'objectif, il les observa se détachant sur le rideau crème qui servait de fond. Un vrai groupe de copains qui se font photographier ensemble à la fin de leur service militaire. Deux grands échalas, debout, encadraient deux plus petits. Les mains derrière le dos comme à l'école. Devant eux, assis sur des tabourets, deux hommes les mains sur les genoux. Au moment d'appuyer sur la poire, le photographe remarqua que l'homme assis sur le tabouret de droite avait des chaussettes qui tombaient lamentablement sur ses chaussures. C'était aussi le seul qui n'eût pas de cravate sous son costume froissé. D'ailleurs aucun de ses six clients ne payait de mine. Les costumes étaient défraîchis, les cravates modestes les physionomies timides sauf peut-être celles des deux hommes assis. Le photographe ressortit de sous le voile noir. « Attention ! cette fois-ci ça y est. » Et il appuya sur la poire.

    Il venait, sans le savoir, de réaliser la seule photo que l'on connaisse, réunissant les six chefs du F.L.N. L'un des rares documents que l'on possède où figurent Ben Boulaïd et Didouche dont la mort est proche et qui n'aura jamais plus le loisir de se faire photographier.

    Ce dimanche 24 octobre 1954 venait de se tenir l'ultime réunion des Six avant l'insurrection.

    Ben Boulaïd, Bitat, Boudiaf, Ben M'Hidi, Didouche et Krim avaient décidé de se rencontrer une dernière fois dans une maison de Pointe-Pescade appartenant à Mourad Boukechoura avant de regagner le P.C. de leurs zones respectives.

    La réunion avait commencé de bonne heure. Au petit déjeuner. Trempant des beignets au miel dans leur café, les six hommes avaient passé en revue les derniers préparatifs. Chacun était tendu car les militants étaient devenus particulièrement nerveux. On ne pouvait les maintenir indéfiniment sur le pied de guerre sans déclencher l'action. Elle était maintenant définitivement fixée au 1er novembre à 0 heure. Il fallait encore les tenir une semaine. La semaine la plus longue. Et c'était la fièvre car — bien que le cloisonnement eût l'air efficace — une « tuile » pouvait se produire d'un instant à l'autre.

    Boudiaf et Didouche soumirent à leurs compagnons la double proclamation par laquelle le peuple, les autorités, le monde, apprendraient le 1er novembre que l'Algérie s'était soulevée.

    Suivant les éléments donnés lors de la réunion du 10 octobre, les deux hommes avaient rédigé un texte revu par le militant « convaincu » par Ouamrane. Le texte F.L.N. était long et détaillé. C'était la plate-forme politique qui serait, si tout allait bien, lue, analysée, disséquée, jusqu'à l'O.N.U. Les Six y comptaient bien. Le tract « A.L.N. » était beaucoup plus simple, plus direct et serait diffusé dans la population. Didouche fit passer à chacun de ses compagnons un exemplaire ronéotypé.

    « Ce sont les premiers, dit-il. Si nous voulons modifier quelque chose, il est encore temps... »

    Ben Boulaïd, Ben M'Hidi, Krim et Bitat se plongèrent dans la lecture du tract, qu'ils voyaient pour la première fois. Boudiaf et Didouche le relurent attentivement.

    « La proclamation sera diffusée au Caire par Ben Bella, dit Boudiaf, en même temps qu'elle sera distribuée aux gens importants en Algérie et en Europe.

    -  C'est bien, tout y est, dit Ben Boulaïd. On annonce bien la couleur. Il ne peut pas y avoir de confusion.

    -  Vous ne croyez pas que ce soit un peu long et compliqué pour le peuple? demanda Bitat.

    -  Non, répondit Didouche, car il y a le tract de l'A.L.N. qui simplifie tout et qui s'adresse directement à la masse. »

    Didouche, lut à haute voix l'appel de l'A.L.N. :

    Peuple algérien,

    Pense à ta situation humiliante de colonisé... Avec le colonialisme, justice, démocratie, égalité ne sont que leurre et duperie. A tous ces malheurs il faut ajouter la faillite de tous les partis qui prétendaient te défendre... Au coude à coude avec nos frères de l'Est et de l'Ouest qui meurent pour que vivent leurs patries, nous t'appelons à reconquérir ta liberté au prix de ton sang...

    Organise ton action aux côtés des forces de libération, à qui tu dois porter aide, secours et protection. Se désintéresser de la lutte est un crime... Contrecarrer l'action est une trahison.

    Dieu est avec les combattants des justes causes, et nulle force ne peut les arrêter, désormais, hormis la mort glorieuse ou la libération nationale.

    Vive l'Armée de libération ! Vive l'Algérie indépendante !

    Ici pour le texte integral de la proclamation historique de Novembre 54

    « Et cet appel, continua Didouche, sera diffusé beaucoup plus largement que le premier, qui est essentiellement politique. »

    Ben M'Hidi, Krim, Ben Boulaïd et Bitat se déclarèrent satisfaits des termes employés dans les proclamations : « C'est exactement ce que nous voulons expliquer », et félicitèrent Boudiaf et Didouche.

    Boudiaf, qui devait partir le lendemain pour Le Caire, emporterait les deux textes écrits au citron entre les lignes d'une lettre anodine. Il prenait ses précautions en cas d'arrestation.

    Chacun des chefs de zone énuméra ensuite les objectifs qui seraient attaqués dans la nuit du 31 au 1er. Boudiaf les nota soigneusement. Cela faisait aussi partie de l'opération psychologique. Ben Bella, en même temps qu'il annoncerait publiquement à Radio-Le Caire le déclenchement de l'insurrection, le 1er novembre, et lirait la proclamation du F.L.N., énumérerait les principaux points attaqués par les hommes de l'A.L.N. la nuit précédente aux quatre coins de l'Algérie.

    « On ne pourra pas prétendre, ajouta Didouche, qu'il ne s'agit pas d'une insurrection ! »

    On passa ensuite à l'étude des ultimes problèmes. Le jour J, à l'heure H, chacun devait accomplir sa mission avec les moyens du bord. La direction collégiale avait accordé à chacun une très large initiative à condition que les actions soient coordonnées. Chaque chef de zone devrait se débrouiller sur place selon les grandes lignes d'un schéma que les Six récapitulèrent une dernière fois.

    « Le déclenchement de la révolution doit créer une psychose de peur et d'insécurité chez les Européens et clamer au monde la volonté d'indépendance de l'Algérie. » L'attaque simultanée d'objectifs éloignés et la diffusion de la proclamation devraient atteindre ces buts.

    Chaque chef de zone devra décider sur place la façon dont se fera l'attaque des objectifs prévus. Krim rappela que seules les forces armées, les dispositifs économiques, les traîtres connus devaient être visés à l'exclusion de toute personne civile.

    INTERDICTION ABSOLUE D'ATTAQUER LES CIVILS EUROPÉENS

    « Dès que les opérations seront terminées, souligna le chef kabyle, vous devez vous replier dans des endroits sûrs. Chacun de nous a déjà ses positions de repli. Ensuite nous devons continuer l'instruction des hommes et poursuivre le recrutement et la propagande dans la population. Après l'embrasement il y aura un temps mort qui devra nous servir à nous organiser ou à nous réorganiser car, ne nous faisons pas d'illusions, la répression va être rapide et dure.

    - Krim a raison, ajouta Didouche, il faut que la lutte continue le plus longtemps possible. Ce sera long avant l'indépendance. Il faudra voir sans être vu, tirer sans que l'ennemi puisse localiser le tireur. Nous devons appliquer les trois principes sacrés des guérilleros que Krim cite toujours. A partir de cette heure chacun de nous doit être mouvant comme un papillon dans l'espace, rapide comme une anguille dans l'eau, prompt comme un tigre affamé. »

    Chaque responsable de zone fixera lui-même l'heure qui lui paraîtra propice au déclenchement de l'insurrection dans sa région.

    « Ordre impératif, précisa Boudiaf, pas une action, pas un coup de feu avant minuit. Ensuite, chacun est libre de fixer à ses hommes l'heure H. Qu'elle soit partout la même à l'intérieur d'une zone. »

    Ce dimanche 24 octobre tous les détails étaient mis en place. Chacun des Six était entièrement responsable d'un ensemble de pièces. Le 31 octobre, de minuit à 3 heures du matin, le puzzle devrait être reconstitué.

    Après... Après, on verrait bien. Car les six chefs « historiques », s'ils étaient prêts pour l'insurrection, n'avaient rien prévu pour l'avenir. Les moyens étaient encore trop faibles. Donner un coup de semonce aux Européens et amener le peuple à la cause du F.L.N. par tous les moyens, étaient déjà un programme fort ambitieux.

    Car ce dimanche 24 octobre, pour déclencher l'insurrection, les Six ne peuvent compter que sur moins de 800 hommes, environ 400 armes individuelles, des bombes de fabrication locale et une proclamation !

    Avant de se quitté — ils sont convenus de se retrouver tous trois mois plus tard à Alger pour faire le point et diriger la révolution depuis la capitale — les Six décidèrent de se faire photographier.

    « Pour garder un souvenir de cette heure historique », dit Didouche, toujours lyrique.

    C'est ainsi que descendant l'avenue de Bouzaréa et l'avenue de la Marne à Bab-el-Oued, ils étaient entrés chez ce petit photographe,

    Ils étaient silencieux. Arrivés sur la place du Gouvernement ils se séparèrent, se serrant longuement la main. Quand ils se reverraient, s'ils se revoyaient un jour, la révolution serait déclenchée. Ils ne trouvèrent rien à se dire.


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