• Des hommes du peuple

     Les dix années qui vont suivre les massacres du 8 Mai 1945 seront des années de calme, de tra nquillité, de paix pour les Européens d'Algérie. Le soudain réveil de novembre 1954 n'en sera que plus brutal.

    Pourtant ces dix années ne vont pas se passer sans protestations musulmanes. Mais Sétif a cassé le ressort. Tout espoir de lutte directe, d'« action directe » comme on dira en 1954, est pour l'instant abandonné. C'est l'heure de la politique, de la tentative politique. Deux hommes la dominent, Ferhat Abbas et Messali Hadj. Avec des moyens différents, avec des succès divers aussi. Ils ne vont pas intervenir directement dans le déchaînement de la révolution de 1954 que je veux raconter ici, mais, par leur personnalité, leur opiniâtreté, leurs erreurs aussi ils en ont été les catalyseurs. On verra combien Messali Hadj était plus dur, plus excité, plus violent contre les Français que ne l'était Ferhat Abbas. Et paradoxalement c'est celui-ci que les Européens redoutent. Sa dialectique, sa pensée, leur sont plus proches, plus compréhensibles.

     En 1946, en mars, Abbas qui a été arrêté le 8 mai 1945 au Gouvernement général alors qu'il venait féliciter le gouverneur Chataigneau pour la victoire alliée, est relâché. Ferhat Abbas, qui ne se sentait pas à l'aise avec les hommes du P.P.A. clandestin, reprend sa liberté et réunit ses fidèles au sein d'un nouveau parti, l'U.D.M.A., l'Union démocratique du Manifeste algérien qui obtient onze sièges aux législatives de juin 1946. Le voilà député. Il a quarante-sept ans, les tempes grises. Il est marié à une Française. Il s'est séparé de sa première épouse, la fille d'un riche propriétaire musulman de Djidjelli, pour incompatibilité d'humeur. Pas avec la jeune femme, mais avec son beau-père, homme pieux et traditiona­liste, que les sentiments laïques du leader politique offensaient abominablement ! Le pharmacien de Sétif est certainement la figure la plus attachante, l'exemple parfait, le plus représentatif des occasions manquées en Algérie. Du jeune président de l'Association des étudiants musulmans au président du G.P.R.A. à Tunis, que de chemin parcouru, que d'efforts, que d'humiliations, que d'espoirs déçus, quelle révolte qui explosera soudain !

     La vie de Ferhat Abbas c'est trente ans de l'histoire d'Algérie. Il faudrait un livre pour la raconter mais ce qu'il dit, ce qu'il publie à dix ans de distance suffit pour se faire une idée de l'évolution du leader algérien, de sa façon de penser, de ses espoirs aussi. La plus célèbre déclaration, d'abord, celle toujours citée par les Européens quand ils voulaient montrer dans un premier temps que les musulmans étaient fidèles à la France, que l'Algérie, c'était la France, et dans un second temps, bien plus tard, pour tenter de prouver la versatilité de Ferhat Abbas : « Si j'avais découvert la nation algérienne, je serais nationaliste — écrit-il dans son journal L'Entente en 1936 — et je n'en rougirais pas comme d'un crime. Les hommes morts pour l'idéal patriotique sont journellement honorés et respectés. Ma vie ne vaut pas plus que la leur. Et cependant, je ne mourrai pas pour la patrie algérienne parce que cette patrie n'existe pas. Je ne l'ai pas découverte. J'ai interrogé l'Histoire, j'ai interrogé les vivants et les morts, j'ai visité les cimetières : personne ne m'en a parlé... On ne bâtit pas sur du vent. Nous avons écarté une fois pour toutes les nuées et les chimères-pour lier définitivement notre avenir à celui de l'œuvre française dans ce pays... Personne d'ailleurs ne croit à notre nationalisme... »

     En général ceux qui veulent prouver quelque chose par cette citation « oublient » la fin : « Ce que l'on veut combattre derrière ce mot de nationalisme, conclut Abbas, c'est notre émancipation économique et politique... Sans émancipation des indigènes, il n'y a pas d'Algérie française durable... » Les cimetières ! On en parlera longtemps...

     Sortant de prison en mars 1946, alors qu'il sait combien Sétif a marqué les musulmans, il espère encore. Il lance à la jeunesse algérienne un appel qui devrait faire réfléchir. Ce deuxième texte montre l'état d'esprit de Ferhat Abbas en 1946 :

     « Ni assimilation, ni nouveaux maîtres, ni séparatisme. Un peuple jeune [...] poursuivant son renouvellement intellectuel et moral, associé à une grande nation libérale, telle est l'image, l'expression la plus nette de notre mouvement de rénovation algérienne... Que les moins de quarante ans prennent leurs responsabilités et réfléchissent aux graves problèmes de l'heure. Ni la force ni la basse soumission n'apporteront la solution véritable.

     « Il s'agit de libérer l'Algérie du vieux système de domination coloniale [...] en respectant le principe des nationalités... Si la jeunesse algérienne ne dominait pas ses différences d'origine, si elle n'écartait pas délibérément de la vie publique les antagonismes qui s'inspirent obscurément des concepts religieux, elle aboutirait à un suicide moral lourd de conséquences.

     « Un double et sincère effort est à réaliser. Le 8 mai nous a ramenés aux croisades, avec cette circonstance aggravante, pour les Français d'Algérie, que c'est une partie de leur élite qui, de sang-froid, a torturé, assassiné, durant des semaines des êtres innocents. Cela n'a été possible que parce que l'Arabe a toujours été considéré comme un être à part, un ennemi, un homme inférieur... Du côté musulman, le concept théocratique du Moyen Age doit aussi disparaître. L'époque du prosélytisme religieux est révolue... Un Algérien chrétien, israélite, doit être le frère d'un Algérien musulman, sans que celui-ci cherche à exclure l'autre de la communauté, ni que l'autre se croie obligé de l'assimiler ou de le réduire à l'esclavage... »

     Cet appel à la jeunesse, l'un des textes les plus émouvants, les plus sincères, les mieux écrits et pensés du leader algérien, va devenir le programme du nouveau parti : l'U.D.M.A. Le succès de Ferhat Abbas est foudroyant. Sa personnalité, ses idées consolident son premier noyau de « clientèle ». Il est l'homme des intellectuels musulmans, des évolués, de la bourgeoisie. Il sait ce qu'il veut. Il demande, il exige presque, mais avec un bon sens, une modération qui rassurent. Et c'est un homme avec qui les Français peuvent discuter.

     Il est très européanisé. Sans parler de sa femme alsacienne, il manie mieux le français que l'arabe. Il est même très IIIe République d'aspect. Le profil sémitique et la moustache du Constantinois s'effacent très vite devant les manières rondes, bonhommes, familiè­res. Il a commencé si jeune sa vie publique qu'il sait y faire. Il a le costume sobre, un peu avachi, la poignée de main très radicale-socialiste. Il pourrait même ainsi être suspect aux yeux des jeunes intellectuels si sa sincérité, sa foi n'étaient si flagrantes. Car s'il est à l'aise au milieu des meneurs politiques, si son assurance s'est développée au cours des épreuves, au long des années, il en est tout autrement lorsqu'il doit exposer ses idées devant une assemblée, lorsqu'il sait que la partie est importante. Le pharmacien de Sétif a une sensibilité exacerbée qui lui nuit à la tribune. Il s'emballe comme un moteur qui tourne trop vite. Il veut tant en dire, il veut si fort convaincre qu'il lui arrivera de ne plus jouer le jeu parlementaire à la tribune, de se laisser aller à prononcer des phrases qui dépassent sa pensée ou qu'il exprime trop crûment ! Mais qu'importe ce petit défaut, Ferhat Abbas sait se faire respecter et la bourgeoisie intellectuelle le trouve représentatif. Quant au peuple qui va lui apporter cette victoire aux législatives de 1946, il est impressionné. Il ne se sent pas proche de cet Arabe si occidentalisé mais il l'admire. Ferhat Abbas, c'est un peu le cousin qui est monté à la ville, qui s'y est instruit, qui a réussi mais qui n'a pas oublié ses origines, bien mieux qui défend sa famille, qui s'en fait le champion. Et puis Sétif est si proche. Le peuple, maté par l'effroyable répression, ne veut pas se risquer à penser à une action antifrançaise. Avec « Monsieur » Abbas on sait où l'on va. Il nous défend sans sortir de la légalité.

     Enfin, le concurrent de toujours, le vieux Messali, est encore en exil. Le P.P.A. est clandestin, le M.T.L.D. embryonnaire, les conditions sont réunies. 1946 sera la grande année Abbas. Sur les treize sièges réservés à l'Algérie à l'Assemblée nationale, l'U.D.M.A. en remporte onze. Et Ferhat Abbas entre au Parlement à la tête des dix députés algériens. Le bougre fait peur aux Européens. Peur est un bien grand mot, disons que l'on se méfiera de lui. Pour les Français d'Algérie en 1946 et pour un bon bout de temps, le nationalisme algérien aura le visage de Ferhat Abbas. Ils ont oublié que le leader algérien a lui-même déclaré dans son appel à la jeunesse : « Le nationalisme musulman est un anachronisme. » L'ont-ils seulement su ? Encore une incompréhension basée sur le mépris, sur le refus du dialogue.

     Si Ferhat Abbas séduit par sa prudence, son respect de la loi la bourgeoisie intellectuelle des villes d'Algérie, s'il rassure, pour un temps, une population en partie terrorisée, la personnalité fracassante de Messali Hadj n'est pas pour autant oubliée. Et c'est dans l'ombre de Messali que vont grandir et s'affirmer la plupart des hommes qui vont préparer et déclencher la révolution de novembre 1954. Mais ils se seront séparés du vieux prophète. Pour l'heure, dans les années 1946-1947, c'est Messali qui, pour eux, représente le mieux le nationalisme algérien.

     Un personnage étonnant, ce Messali. Il a cinquante et un ans.

     Une tête intelligente de prophète barbu. Il soigne son personnage. Il s'est fait « une gueule ». Le front large est en partie caché par un fez rouge qui retient avec peine une niasse de cheveux grisonnants qui bouclent sur la nuque. Il ne quitte pas une djellaba de drap fin bordé d'un galon de soie tressée. C'est toute une histoire, cette djellaba, c'est une profession de foi aussi. Messali, qui est né à Tlemcen, la ville sainte, a flirté dans la première partie de sa vie avec le communisme. Expulsé d'Alger dans les années 30 comme agitateur, il vit misérablement à Paris. Il est ouvrier chez Renault — combien de leaders de la révolution mondiale la célèbre fabrique d'automobiles aura-t-elle vus passer dans ses ateliers ! — et là prend contact avec le syndicalisme et les communistes. Il voyage. Beaucoup. Il prend des contacts. Beaucoup de contacts. A Bruxelles, au Caire, à Moscou. Il dirige le journal communiste L'Étoile nord-africaine qui, après cinq ans de vie officielle, est publié clandestinement.

     Il n'y a pas chez Messali la subtilité, la prudence, le désir d'entente avec la France qu'il y a chez Ferhat Abbas. Non. Lui, il a annoncé la couleur dès le début de son « action révolutionnaire » : l'indépendance de l'Algérie, le retrait des troupes d'occupation, la naissance d'une armée nationale. Ses séjours en prison ne se comptent plus. En mars 1937 il a fondé le P.P.A., Parti populaire algérien, qui remporte tout de suite un immense succès dans le peuple. Il faut dire que Messali sait y faire. Il a pris ses distances avec les communistes, tout en appliquant les techniques d'agitation apprises lors de ses stages à Bobigny ! Mais il les adapte à son pays. Se rendant compte qu'il valait mieux jouer la carte de l'Orient que celle de l'Occident, même appuyé par les communistes, il met au point son personnage : mi-agitateur, mi-saint homme. Il ne boit plus, ne fume plus et ne se sépare plus de la fameuse djellaba. C'est la campagne des réunions de masse, des discours. Les tournées de Messali sont extraordinaires. Son succès est foudroyant. Lorsqu'il prend la parole dans quelque petite ville, on voit dès le matin la cité envahie par de longues files d'hommes qui viennent de la montagne, du bled, qui font des kilomètres à pied ou à dos d'âne pour entendre le leader. C'est le Grand Marabout qui séduit plus que le chef politique car il possède à fond l'art de mêler, avec une subtilité tout algérienne, versets du Coran et appels au peuple. C'est un orateur remarquable. Il enflamme. Son personnage galvanise les foules, les emporte dans un torrent verbal. Le contact avec le peuple est plus mystique que politique. On lui apporte de l'argent. Mais c'est à lui-même qu'on veut le remettre. Et s'il n'y a pas d'argent, on apporte des poules, des œufs, un mouton !

     Et lorsque Lahouel, son fidèle lieutenant — pour l'instant — « fait les comptes », la caisse du parti, pour hétéroclite qu'elle soit, est florissante. Mais la situation n'est pas tranquille. Le P.P.A. s'est tout de suite révélé comme le parti dur et la répression s'abat très vite sur lui. Interdit, il n'en sera que plus fort car ses militants se sont organisés clandestinement.

     En 1946, Messali vient de passer cinq années en prison ou en résidence surveillée. Il a été condamné en mars 1941 à seize ans de travaux forcés, vingt ans d'interdiction de séjour et à la confiscation de ses biens par le gouvernement de Vichy. Libéré par le général Giraud, on l'a mis immédiatement en résidence surveillée. Son activité n'en est pas interrompue pour autant ! On a vu comment il a conseillé aux membres du P.P.A. clandestin de rejoindre les Amis du Manifeste. Mais il y a eu Sétif, l'éclatement des Amis du Manifeste, et le succès de l'U.D.M.A. de Ferhat Abbas. Il est temps de se ressaisir. Ce n'est pas la résidence forcée à laquelle il doit se plier qui entrave le leader. Aucune prison, aucun exil, aucune déportation ne l'a empêchée de transmettre ses ordres, fidèlement appliqué par l'appareil clandestin du P.P.A. Avec ses durs il crée le M.T.L.D., le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques, parfait paravent légal du P.P.A. clandestin.

     Si les législatives de 1946 ont été favorables à Ferhat Abbas, aux élections municipales d'octobre 1947 c'est le triomphe de Messali. Le M.T.L.D. « coiffe » la plupart des municipalités. Dès lors le M.T.L.D. va devenir la « bête noire » du Gouvernement général. Si la population européenne se méfie plus de Ferhat Abbas — qu'elle trouve trop sage pour être honnête — que de Messali, un excité que d'ailleurs on connaît peu dans les milieux européens, la répression officielle va s'abattre sur les membres du M.T.L.D. et sur ceux qui auront le front de se présenter aux élections. Et avec un programme pareil ! « Élection d'une Assemblée constituante algérienne souveraine au suffrage universel, sans distinction de race ni de religion. »

     Cette répression va avoir une conséquence essentielle pour la préparation de la révolution. Elle va regrouper les plus durs. Ceux qui, déjà, ont balayé le défaitisme et le' « découragement face à l'action » qui régnent même au sein du M.T.L.D. Si Messali, conseillé par le secrétaire de la Ligue arabe, s'est décidé à jouer le jeu parlementaire, ils voient, eux, grâce à cette répression contre le M.T.L.D. naissant, que les moyens politiques ne seront pas suffisants.

     A Alger, des hommes parlent, discutent des heures durant. Ils sont tous du M.T.L.D. « Nous avons une organisation politique de masse, disent-ils, mais sans organisme spécialisé dans la révolution. Il faut créer un instrument révolutionnaire. » Ces hommes s'appellent Mohamed Belouizdad, Ahmed Ben Bella, Ait Ahmed, Ali Mahsas.


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  • Pour la révolution, Rendez-vous au Royal OdéonIl pleut ce jour de mars à Paris. C'est le printemps. C'est le printemps mais on supporte encore un pardessus. Et Haouassi M'Barek regrette de n'avoir qu'un imperméable. Il a hâte d'arriver au Royal Odéon, le plus modeste des cafés du carrefour Odéon-Saint-Germain. Il vient de la gare de l'Est, rue de Bellefond, où il loge dans une chambre de bonne. Il a pris le métro à la gare de l'Est et a été tenté de descendre à Saint-Michel pour prendre un verre dans un des cafés de la place. Un de ces cafés qu'il aime bien. Mais il faut être prudent et en ce moment il lui a semblé qu'il y avait trop de flics dans les cafés de Saint-Michel. Sa carte d'identité a beau être en règle, il ne tient pas à un contrôle trop poussé. Car Haouassi M'Barek, né à Ghassiria (Algérie) en 1926, domicilié officiellement à Montrouge, étudiant en langues orientales, inscrit à l'École libre des sciences sociales et économiques, est recherché par la police — les inspecteurs parisiens n'ont pas toujours sa photo en poche, loin de là, mais certains policiers algérois voudraient bien le voir sous les verrous. Haouassi M'Barek s'appelle en réalité Ali Mahsas et il est né en 1923 à L'Aima près d'Alger. Condamné à cinq ans de prison pour activités antifrançaises et pour complicité dans un hold-up à la Grande Poste d'Oran en 1950. Son chef, un certain Ben Bella Ahmed, a été condamné à dix ans de prison. En mars 1951 ils se sont évadés ensemble de leur cellule grâce à une lime procurée par un avocat, Me Kiouane. Ben Bella est parti pour Le Caire. Ali Mahsas, alias Haouassi M'Barek, vit depuis deux ans à Paris, où il est étudiant, un vieil étudiant de 31 ans, et occupe les fonctions vagues de membre de la commission de la presse de la section du M.T.L.D. de Messali Hadj à Paris. Il est en contact avec le siège du M.T.L.D. rue Xavier-Privas et l'association des étudiants algériens de Paris, 115, boulevard Saint-Michel, où le secrétaire, Mahdi Zidi, est la véritable boîte aux lettres de ceux qui ne veulent pas se faire trop remarquer. Ali Mahsas est soucieux lorsqu'il sort du métro Odéon. Le parti « file en quenouille », c'est la crise au sein du M.T.L.D. Les membres du seul parti qui « puisse faire quelque chose » en Algérie sont divisés. Le vieux Messali se prend pour Staline et verse dans le culte de la personnalité. Et Lahouel, le jeune et dynamique secrétaire général, ne pense qu'à prendre les rênes du parti. Ils ont bien assimilé les leçons du parlementarisme français ! Querelles internes, discussions stériles. Ce n'est pas avec ça qu'on fera la révolution.

    Et pourtant, cette révolution proche, Mahsas y croit de toutes ses forces. Pas depuis longtemps mais il a confiance. Il a rendez-vous au Royal Odéon avec Mohammed Boudiaf, le responsable du M.T.L.D. en France. Une puissance, car le M.T.L.D. compte 50 000 à 60 000 membres dans la région parisienne, mais tous attachés à Messali qui est leur dieu. Mourad Didouche sera là aussi. C'est l'adjoint de Boudiaf, chef de région du M.T.L.D. Un jeune. Un pur. Tous trois depuis quelques semaines se retrouvent régulièrement dans les cafés de Saint-Michel ou d'Aubervilliers.

    Depuis des semaines ils parlent de leurs déceptions, de leur désespoir de voir le parti scindé en deux groupes qui ne font que se livrer à des querelles stériles où le prestige, les préséances, le contrôle de l'argent jouent un plus grand rôle que le nationalisme et l'indépendance. Au cours de ces discussions Boudiaf, Didouche et Mahsas se sont aperçus que leurs idées étaient les mêmes. Qu'ils ne croient plus en Messali, que Lahouel n'est pas le chef « en pointe » qu'ils espéraient... « Tout cela c'est de la palabre, avait lâché Boudiaf, on n'arrivera à rien en dehors de l'action, de la bagarre. » Didouche avait renchéri, Mahsas, lui, y pensait depuis longtemps. Depuis 1950 où au sein de l'Organisation spéciale, mouvement clandestin du M.T.L.D. dont Didouche et Boudiaf étaient également, il avait essayé de « faire bouger » le parti, de montrer aux Français qu'il existait une « résistance algérienne ».

    Pourtant après le démantèlement de l'O.S. par la police, après l'affaire de la poste d'Oran, on s'était endormi, on ne pensait plus à l'action qu'aux moments de dépression. Mais depuis ce jour où Boudiaf a lâché la grande idée d'action directe, les réunions ont été fréquentes. Ils ont eu besoin de développer leurs idées, de les éclaircir. Ce ne sont ni des lettrés ni des intellectuels rompus à la dialectique politique. Ils ont besoin de discuter longuement. Et puis il y a l'atavisme. Au cours de ces palabres, ils sont arrivés à la conclusion que l'Algérie avait besoin d'une troisième force bien décidée à l'action. Ainsi on « réveillerait » ces Algériens amorphes. Ali Mahsas est arrivé devant le petit café. Une façade tranquille qui ne paie pas de mine. Un bistrot discret qui contraste avec les grandes machines à néons éclatants du carrefour Odéon. Ni Boudiaf ni Didouche ne sont là. Mahsas s'est assis et a commandé un jus d'ananas. Il est un peu anxieux car cette réunion est la dernière. Boudiaf et Didouche prennent l'avion ce soir pour Alger. Le Breguet deux-ponts de la nuit, qui coûte moins cher. Car les fonds sont en baisse. Pour l'instant c'est encore le M.T.L.D. qui subvient à leurs besoins. Qui y subvient chichement.

    « Salam.

    — Salam. Labès ? »

    Boudiaf et Didouche sont là. Les trois hommes se serrent la main et touchent leur cœur. Le garçon s'approche : « Et pour ces messieurs ?

    — Café. Jus de fruit. Peu importe. » Ni Mahsas, ni Boudiaf, ni Didouche ne boivent d'alcool. Ils sont entrés en révolution comme on entre en religion. Leur décision prise ils se sont imposé un régime auquel le plus croyant ne pourrait trouvé à redire.

    «Seule une grande rigueur morale, a dit Didouche — le plus jeune — nous soutiendra jusqu'au bout de la lutte. » C'est Boudiaf qui va tenir la réunion. Car cette conversation bénigne de quelques « crouillats » entre eux, comme a dit le garçon à la caissière, est une véritable réunion. Une réunion récapitulative.

    « Nous sommes bien d'accord, dit Boudiaf, sur la création le plus rapidement possible d'une organisation "en flèche" ? »

    Mahsas et Didouche approuvent.

    « Comment l’appellera-t-on ?

    — On verra quand on aura suffisamment de membres. A ce propos il faut commencer à recruter les anciens membres de l'O.S. qui, pour la plupart, présentent toutes les garanties de sécurité indispensables à la clandestinité. »

    Pendant près d'une heure, mêlant l'arabe et le français, Boudiaf soutenu par Didouche développe les idées maîtresses du futur mouvement. La création de groupes de combat dans la perspective d'une action violente et directe est indispensable. Au moment où le Maroc et la Tunisie ont entamé une lutte armée contre la domination française, l'Algérie, elle, est en retrait. Le parti le plus représentatif en proie aux dissensions internes.

    « Le processus révolutionnaire avec embrigadement des masses est indispensable aujourd'hui », ajoute Didouche.

    Mahsas approuve et sourit. Il lui semble avoir déjà entendu cela quelque part ! Boudiaf d'une voix sourde poursuit son développement. Il est impossible dans l'état de colonisation actuel de créer Une organisation révolutionnaire politique puissante. Les cadres, désorientés par les querelles intestines du parti, sont en pleine disponibilité. Il suffit de les réunir, de leur redonner confiance. Le peuple amorphe peut être réveillé. Les militants du M.T.L.D. sont révolutionnaires, il suffit de les regrouper. Pour cela il est indispensable de créer un noyau dynamique, décidé, dur, qui puisse, le moment venu, servir de détonateur. En outre la situation internationale peut devenir favorable. Il faut que l'on parle de l'Algérie sur le plan mondial. « Mais, ajoute Boudiaf, il ne faut pas créer une organisation politique qui ne soit qu'une nouvelle tendance de parti, qui ne fasse que de la parlote. Il doit passer à l'action. Très rapidement. C'est notre seule chance. »

    Ali Mahsas, restant à Paris, devra développer l'idée d'action directe au sein de l'émigration algérienne, sans parler de l'éventuelle constitution d'un mouvement. Celle-ci doit rester secrète. Avant de se séparer c'est une nouvelle fois l'énumération des noms dont on est sûr. Ceux que l'on peut « affranchir » sans risque. Puis les trois hommes se quittent. Sur le trottoir luisant du boulevard Saint-Germain il s'embrassent. Mahsas souhaite bonne chance à ses compagnons qui se dirigent vers Saint-Germain-des-Prés. Il est convaincu par les idées de Boudiaf mais il a le sentiment que celui-ci en est beaucoup plus loin qu'il ne veut le dire dans ses contacts. Peut-être l'attachement sentimental que Mahsas porte au parti de sa jeunesse est-il pour beaucoup dans les réticences de Boudiaf à son égard. Peu importe.

    Ce soir de mars 1954, Mahsas est bien décidé à accomplir sa mission. Amener les 60 000 militants du M.T.L.D. de Paris à l'idée d'action directe. Ce sera long mais, sans le savoir, Ali Mahsas, futur ministre de l'Algérie indépendante, vient de jeter les bases de ce que sera la puissante fédération F.L.N. de France, aux ramifications innombrables, au pouvoir immense.


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  • NLe 8 Mai 45, Dans le monde la guerre fini, en Algérie elle commence!ous étions à quelques jours de la reddition de l'Allemagne d'Hitler et de la fin de la deuxième guerre mondial, tout au moins en Europe.

    Le PPA décide d'organiser des manifestations populaires pour clamer la volonté d'indépendance du peuple. Le mot d'ordre fut suivi dans la majorité des villes du pays. A  Alger; le 1er mai le cortège qui défilait rue Ben M'hidi (Rue d'Isly à l'époque) fut arrêté par la police. elle tira: deux morts et vingt-trois blessés parmi les nationalistes.

    Les AML dont certains membres étaient réservés quant a l'opportunité des manifestations. le 1er Mai, décident d'en organiser le 8Mai, jour de la victoire des Alliés. Le PPA se joint à cette décision en demandant à ses sections d'y participer pacifiquement.

    Le 8 Mai, dès le matin, Les Algériens commencent a Sétif, à se rassembler près de la mosquée. Le sous-préfet convoque les personnalités de la ville et profère des menaces: "je vous rends responsables de ce qui arrivera" leur dit-il. Près de huit mille personnes étaient déjà rassemblées. Le commissaire central dit au manifestants que les banderoles qui portaient, étaient interdites. Le sous-préfet donne l'ordre d'enlever les banderoles. Les policier tirent. Les européens veulent s'opposer à la manifestation, des coups de fusent, c'est le début de la provocation et de la violence qui s'ensuit.

    sa sera le 8 Mai Rouge...


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  • Les héroïnes de la bataille d’Alger vengentEn 1954, les initiateurs de la lutte armée posent le problème de l’Algérie en recourant à la lutte armée. Dès le début, les directives sont claires : « il faut épargner les civils ». En réponse à cette insurrection, les autorités coloniales répondent par la répression. Peu à peu, les ultras participent à leur tour au conflit. Et le moins que l’on puisse dire c’est qu’ils tuent aveuglément. En effet, une seule bombe posée à la Casbah, le 10 août 1956, fait 70 morts parmi les Algériens. Cependant, bien que le FLN ait son propre réseau de bombes, le choix des cibles a toujours obéi à ce que les civils soient épargnés. « Et en tout cas pas d’explosifs risquant de provoquer un massacre dans la population européenne », écrivent STORA et de Rochebrune, dans « La guerre d’Algérie vue par les Algériens ». Mais après l’attentat de la rue de Thèbes, du 10 août 1956, la stratégie du FLN va changer radicalement. Désormais, aucun Français d’Algérie ne doit se sentir en sécurité, fixent comme objectif les responsables du front.

    Désormais, pour les combattants du FLN, ils ne trouvent aucune raison d’épargner les civils français. Bien que la liquidation des ultras et leurs acolytes algériens soient l’objectif primordial de la direction du FLN, après la vague de violence enclenchée par les amis d’Achiary, les cibles du FLN deviennent de plus en plus indéfinies. Ainsi, plusieurs réactionnaires coloniaux, tels que Gérard Etienne, propriétaire d’un cinéma ou le commerçant Jean DI-ROZA, vont passer. Dans cette période cruciale, chaque partie est prête à défendre les siens et à donner des coups à l’adversaire. Dans ces conditions, aucune règle n’est à respecter.
    D’une façon générale, les commandos du FLN dans la capitale comptent y recourir à tous les moyens. Et ils ne lésinent pas à employer des coups semblables à ceux des ultras. Pour ce faire, ils disposent d’un moyen de combat redoutable : l’engagement des jeunes filles dans le réseau des commandos. Ces dernières disposent d’un atout essentiel. Elles ont une allure qui ne les différencie guère des Européennes. À travers leurs actions héroïques, elles vont venger les victimes de la Casbah du 10 août 1956. Le jour fatidique, elles passent les barrages, munies de sacs contenant des bombes réglables, sans encombre pour rejoindre les quartiers français. « Jeunes, minces, habillées au gout du jour, les trois jeunes filles [Zohra Drif, Djamila Bouhired et Samia Lakhdari], qui ont pu passer sans difficulté des barrages différents pour rejoindre la ville européenne après de simples contrôles d’identité effectués par des militaires qui ne voient aucune raison de se méfier d’elles, ont suivi le plan prévu », écrivent STORA et de Rochebrune.

    Quoi qu’il en soit, en dépit de l’inexpérience de ces militantes, elles tiennent leur courage des horreurs qu’elles ont vu à la Casbah. Avec un pincement au cœur, elles accomplissent leur mission. Pour Zohra Drif, elle a pour mission de déposer une bombe à la terrasse du Milk Bar. À 18 heures, elle s’installe à une place. Elle dépose son sac et puis le glisse sous sa chaise. Après avoir payé sa consommation, elle quitte immédiatement le lieu. Quant à Samia Lakhdari, elle a la consigne de déposer sa bombe à la Cafétéria de la rue Michelet. Comme Zohra Drif, elle paye sa commande et disparait aussitôt. À la minute convenue, les deux bombes explosent. Ces dernières –et c’est le moins que l’on puisse dire –ont fait des victimes. Concernant le troisième objectif, confié, pour rappel, à Djamila Bouhired, la bombe n’a pas explosé. Et pourtant, la militante a accompli sa mission. Sa cible est l’agence d’Air France, située dans le hall de l’immeuble « Maurétania ». Elle n’a pas explosé, « sans doute en raison d’un problème de détonateur ou de branchement de la minuterie », écrivent les deux historiens.

    En somme, la recrudescence des actes de violence crée une psychose chez les habitants. Ainsi, aux actes aveugles des ultras, la réponse du FLN est aussi sanglante. Ce schéma arrange bien entendu le FLN. Désormais, personne n’est en sécurité. Bien que le gouvernement français ait rappelé le contingent, les Français d’Algérie se sentent de plus en plus –comme le sont d’ailleurs les Algériens –vulnérables. Cela dit, les Français d’Algérie n’attendent pas spécialement les autorités coloniales pour qu’elles les vengent. Les ultras s’en chargent parfaitement. Pour STORA et de Rochebrune : « Les contre-terroristes, toujours avec le soutien des policiers et de plus en plus de certains militaires, continuent leurs opérations provocatrices et souvent meurtrières à Alger. Comme celle qui aboutit à la mort par noyade sous la torture de Mustapha Chaouch, un buraliste musulman de la rue d’Isly enlevé par les ultras disposant d’une carte tricolore qui le soupçonnaient –à tort de surcroit ! –d’être un responsable qu’on pourra faire parler. » Tout compte fait, cette exécution n’est pas marginale. D’autres vont suivre. Elles seront à un rythme effréné.


    Par Ait Benali Boubekeur

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