• Révolution au Rendez-vous du Royal Odéon

    Pour la révolution, Rendez-vous au Royal OdéonIl pleut ce jour de mars à Paris. C'est le printemps. C'est le printemps mais on supporte encore un pardessus. Et Haouassi M'Barek regrette de n'avoir qu'un imperméable. Il a hâte d'arriver au Royal Odéon, le plus modeste des cafés du carrefour Odéon-Saint-Germain. Il vient de la gare de l'Est, rue de Bellefond, où il loge dans une chambre de bonne. Il a pris le métro à la gare de l'Est et a été tenté de descendre à Saint-Michel pour prendre un verre dans un des cafés de la place. Un de ces cafés qu'il aime bien. Mais il faut être prudent et en ce moment il lui a semblé qu'il y avait trop de flics dans les cafés de Saint-Michel. Sa carte d'identité a beau être en règle, il ne tient pas à un contrôle trop poussé. Car Haouassi M'Barek, né à Ghassiria (Algérie) en 1926, domicilié officiellement à Montrouge, étudiant en langues orientales, inscrit à l'École libre des sciences sociales et économiques, est recherché par la police — les inspecteurs parisiens n'ont pas toujours sa photo en poche, loin de là, mais certains policiers algérois voudraient bien le voir sous les verrous. Haouassi M'Barek s'appelle en réalité Ali Mahsas et il est né en 1923 à L'Aima près d'Alger. Condamné à cinq ans de prison pour activités antifrançaises et pour complicité dans un hold-up à la Grande Poste d'Oran en 1950. Son chef, un certain Ben Bella Ahmed, a été condamné à dix ans de prison. En mars 1951 ils se sont évadés ensemble de leur cellule grâce à une lime procurée par un avocat, Me Kiouane. Ben Bella est parti pour Le Caire. Ali Mahsas, alias Haouassi M'Barek, vit depuis deux ans à Paris, où il est étudiant, un vieil étudiant de 31 ans, et occupe les fonctions vagues de membre de la commission de la presse de la section du M.T.L.D. de Messali Hadj à Paris. Il est en contact avec le siège du M.T.L.D. rue Xavier-Privas et l'association des étudiants algériens de Paris, 115, boulevard Saint-Michel, où le secrétaire, Mahdi Zidi, est la véritable boîte aux lettres de ceux qui ne veulent pas se faire trop remarquer. Ali Mahsas est soucieux lorsqu'il sort du métro Odéon. Le parti « file en quenouille », c'est la crise au sein du M.T.L.D. Les membres du seul parti qui « puisse faire quelque chose » en Algérie sont divisés. Le vieux Messali se prend pour Staline et verse dans le culte de la personnalité. Et Lahouel, le jeune et dynamique secrétaire général, ne pense qu'à prendre les rênes du parti. Ils ont bien assimilé les leçons du parlementarisme français ! Querelles internes, discussions stériles. Ce n'est pas avec ça qu'on fera la révolution.

    Et pourtant, cette révolution proche, Mahsas y croit de toutes ses forces. Pas depuis longtemps mais il a confiance. Il a rendez-vous au Royal Odéon avec Mohammed Boudiaf, le responsable du M.T.L.D. en France. Une puissance, car le M.T.L.D. compte 50 000 à 60 000 membres dans la région parisienne, mais tous attachés à Messali qui est leur dieu. Mourad Didouche sera là aussi. C'est l'adjoint de Boudiaf, chef de région du M.T.L.D. Un jeune. Un pur. Tous trois depuis quelques semaines se retrouvent régulièrement dans les cafés de Saint-Michel ou d'Aubervilliers.

    Depuis des semaines ils parlent de leurs déceptions, de leur désespoir de voir le parti scindé en deux groupes qui ne font que se livrer à des querelles stériles où le prestige, les préséances, le contrôle de l'argent jouent un plus grand rôle que le nationalisme et l'indépendance. Au cours de ces discussions Boudiaf, Didouche et Mahsas se sont aperçus que leurs idées étaient les mêmes. Qu'ils ne croient plus en Messali, que Lahouel n'est pas le chef « en pointe » qu'ils espéraient... « Tout cela c'est de la palabre, avait lâché Boudiaf, on n'arrivera à rien en dehors de l'action, de la bagarre. » Didouche avait renchéri, Mahsas, lui, y pensait depuis longtemps. Depuis 1950 où au sein de l'Organisation spéciale, mouvement clandestin du M.T.L.D. dont Didouche et Boudiaf étaient également, il avait essayé de « faire bouger » le parti, de montrer aux Français qu'il existait une « résistance algérienne ».

    Pourtant après le démantèlement de l'O.S. par la police, après l'affaire de la poste d'Oran, on s'était endormi, on ne pensait plus à l'action qu'aux moments de dépression. Mais depuis ce jour où Boudiaf a lâché la grande idée d'action directe, les réunions ont été fréquentes. Ils ont eu besoin de développer leurs idées, de les éclaircir. Ce ne sont ni des lettrés ni des intellectuels rompus à la dialectique politique. Ils ont besoin de discuter longuement. Et puis il y a l'atavisme. Au cours de ces palabres, ils sont arrivés à la conclusion que l'Algérie avait besoin d'une troisième force bien décidée à l'action. Ainsi on « réveillerait » ces Algériens amorphes. Ali Mahsas est arrivé devant le petit café. Une façade tranquille qui ne paie pas de mine. Un bistrot discret qui contraste avec les grandes machines à néons éclatants du carrefour Odéon. Ni Boudiaf ni Didouche ne sont là. Mahsas s'est assis et a commandé un jus d'ananas. Il est un peu anxieux car cette réunion est la dernière. Boudiaf et Didouche prennent l'avion ce soir pour Alger. Le Breguet deux-ponts de la nuit, qui coûte moins cher. Car les fonds sont en baisse. Pour l'instant c'est encore le M.T.L.D. qui subvient à leurs besoins. Qui y subvient chichement.

    « Salam.

    — Salam. Labès ? »

    Boudiaf et Didouche sont là. Les trois hommes se serrent la main et touchent leur cœur. Le garçon s'approche : « Et pour ces messieurs ?

    — Café. Jus de fruit. Peu importe. » Ni Mahsas, ni Boudiaf, ni Didouche ne boivent d'alcool. Ils sont entrés en révolution comme on entre en religion. Leur décision prise ils se sont imposé un régime auquel le plus croyant ne pourrait trouvé à redire.

    «Seule une grande rigueur morale, a dit Didouche — le plus jeune — nous soutiendra jusqu'au bout de la lutte. » C'est Boudiaf qui va tenir la réunion. Car cette conversation bénigne de quelques « crouillats » entre eux, comme a dit le garçon à la caissière, est une véritable réunion. Une réunion récapitulative.

    « Nous sommes bien d'accord, dit Boudiaf, sur la création le plus rapidement possible d'une organisation "en flèche" ? »

    Mahsas et Didouche approuvent.

    « Comment l’appellera-t-on ?

    — On verra quand on aura suffisamment de membres. A ce propos il faut commencer à recruter les anciens membres de l'O.S. qui, pour la plupart, présentent toutes les garanties de sécurité indispensables à la clandestinité. »

    Pendant près d'une heure, mêlant l'arabe et le français, Boudiaf soutenu par Didouche développe les idées maîtresses du futur mouvement. La création de groupes de combat dans la perspective d'une action violente et directe est indispensable. Au moment où le Maroc et la Tunisie ont entamé une lutte armée contre la domination française, l'Algérie, elle, est en retrait. Le parti le plus représentatif en proie aux dissensions internes.

    « Le processus révolutionnaire avec embrigadement des masses est indispensable aujourd'hui », ajoute Didouche.

    Mahsas approuve et sourit. Il lui semble avoir déjà entendu cela quelque part ! Boudiaf d'une voix sourde poursuit son développement. Il est impossible dans l'état de colonisation actuel de créer Une organisation révolutionnaire politique puissante. Les cadres, désorientés par les querelles intestines du parti, sont en pleine disponibilité. Il suffit de les réunir, de leur redonner confiance. Le peuple amorphe peut être réveillé. Les militants du M.T.L.D. sont révolutionnaires, il suffit de les regrouper. Pour cela il est indispensable de créer un noyau dynamique, décidé, dur, qui puisse, le moment venu, servir de détonateur. En outre la situation internationale peut devenir favorable. Il faut que l'on parle de l'Algérie sur le plan mondial. « Mais, ajoute Boudiaf, il ne faut pas créer une organisation politique qui ne soit qu'une nouvelle tendance de parti, qui ne fasse que de la parlote. Il doit passer à l'action. Très rapidement. C'est notre seule chance. »

    Ali Mahsas, restant à Paris, devra développer l'idée d'action directe au sein de l'émigration algérienne, sans parler de l'éventuelle constitution d'un mouvement. Celle-ci doit rester secrète. Avant de se séparer c'est une nouvelle fois l'énumération des noms dont on est sûr. Ceux que l'on peut « affranchir » sans risque. Puis les trois hommes se quittent. Sur le trottoir luisant du boulevard Saint-Germain il s'embrassent. Mahsas souhaite bonne chance à ses compagnons qui se dirigent vers Saint-Germain-des-Prés. Il est convaincu par les idées de Boudiaf mais il a le sentiment que celui-ci en est beaucoup plus loin qu'il ne veut le dire dans ses contacts. Peut-être l'attachement sentimental que Mahsas porte au parti de sa jeunesse est-il pour beaucoup dans les réticences de Boudiaf à son égard. Peu importe.

    Ce soir de mars 1954, Mahsas est bien décidé à accomplir sa mission. Amener les 60 000 militants du M.T.L.D. de Paris à l'idée d'action directe. Ce sera long mais, sans le savoir, Ali Mahsas, futur ministre de l'Algérie indépendante, vient de jeter les bases de ce que sera la puissante fédération F.L.N. de France, aux ramifications innombrables, au pouvoir immense.


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