Le Blog de la guerre d'algérie, texte inédit, photos rare, des vidéos et interactions
Les hommes du Caire n'avaient pour les soutenir que la Charte du 1er novembre. Et en Algérie, malgré l'Aurès, il ne se passait pas grand-chose! Comment avec cela convaincre des puissances étrangères de « la volonté du peuple algérien de disposer de lui-même » ?
Ait Ahmed et Yazid décidèrent de porter leurs efforts sur la conférence de Bandoeng, qui devait, en avril 1955, réunir vingt-neuf pays afro-asiatiques représentant un milliard trois cents millions d'hommes, près du tiers monde à l'époque. Une conférence qui allait avoir un retentissement mondial! D'autant que l'on devait y discuter du «droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et des problèmes des peuples non indépendants». Il fallait absolument que l'on y parlât de l'Algérie. Cinq pays devaient préparer la conférence de Bandoeng : la Birmanie, Ceylan, l'Inde, l'Indonésie et le Pakistan. Ces travaux préparatoires devaient se tenir à Bogor en Indonésie. Ait Ahmed avait déjà établi au Caire des contacts favorables avec l'Indonésie. Le président Soekarno suivait avec intérêt l'insurrection algérienne. La solidarité musulmane avait jouait. Et en outre, l'Indonésie, elle aussi, s'était libérée par les armes. Ait Ahmed et Yazid emportèrent également l'approbation et le soutien de la Birmanie. Il fallait maintenant obtenir que, dans le communiqué final de la conférence de Bogor, le nom de l'Algérie fût cité. Pour cela le déplacement en Indonésie s'imposait. Ce fut le premier voyage lointain de la première délégation du Front que l'on ait jamais vue dans une conférence internationale. On découvrait le sigle F.L.N.
Ce voyage provoqua une vive altercation entre la délégation du Caire et les services spéciaux égyptiens. Fathi Dib, le major des services spéciaux, voulant marquer sa puissance, son influence, sur le F.L.N., décida de s'opposer à ce voyage des Algériens! L'entrevue eut lieu avec Ait Ahmed. La discussion fui violente.
«Alors, vous aussi vous voulez faire de la politique», railla Fathi Dib.
Ait Ahmed, dont l'attitude réservée, les traits réguliers, l'apparence tranquille, la parfaite correction, l'éducation soignée de fils de caïd, rassuraient l'interlocuteur, lui donnant même l'impression de n'avoir devant lui qu'un garçon fort bien élevé qui « s'intéressait incidemment à la politique», sentit qu'il perdait un instant un self-control dont il était fier.
«Vous nous avez accordé l'asile politique, mais sans plus! répliqua-t-il. Alors laissez-nous agir à notre guise. Tout ce que nous vous demandons ce sont des passeports!
- Les facteurs ne sont pas encore réunis, raisonna le major, pour que votre mouvement agisse sur le plan international. Laissez-nous faire.»
Ait Ahmed éclata.
«Nous sommes seuls juges des facteurs à réunir! Ce n'est pas vous, ce ne sera jamais vous qui déciderez de la marche de la révolution algérienne!»
Fathi Ed-Dib s'étrangla de rage. Lui, le tout-puissant officier des services spéciaux, n'avait pas l'habitude qu'on lui parle sur ce ton.
«On verra bien ce qu'en pense Ben Bella, annonça-t-il.
- Apprenez, major, qu'il n'y a dans notre mouvement aucune place prépondérante. Je suis l'égal de Ben Bella, tout comme l'est Khider ou comme le sont les chefs de l'intérieur.»
Non seulement Ait Ahmed quitta le bureau de Fathi Dib persuadé de la traîtrise de l'Egypte, mais il avait compris que Ben Bella avait donné des assurances à Nasser. Le Raïs le soutenait, lui apportait son aide, faisait de lui le chef de la révolution algérienne en échange d'une soumission complète du mouvement révolutionnaire algérien au leadership de Nasser! Voilà des comptes qui se régleraient au retour. Pour Ait Ahmed la conférence de Bogor était plus importante que ces querelles intestines. Leur premier voyage fut leur première déception diplomatique. Ait Ahmed et Yazid s'étaient déplacés pour obtenir le soutien des Asiatiques, pour que l'Algérie soit citée dans le communiqué final de la conférence préparatoire. Ils remirent à tous les délégués des mémoires sur la question algérienne. Ils exposèrent personnellement à toutes les délégations le problème de leur pays. Ils se montrèrent éloquents, sympathiques, convaincants, persuasifs. L'ardeur d'Aït Ahmed, la verve de Yazid se heurtèrent pourtant à un mur dont ils n'avaient pas soupçonné la résistance : Nehru!
L'homme d'État indien se montra tout à fait opposé à ce que le nom même de l'Algérie figurât dans le communiqué. Il s'en expliqua à Ait Ahmed:
«La conférence de Bandoeng est mise en danger par toutes sortes de complots, lui dit-il, nous ne devons pas parler de l'Algérie car il faut à tout prix que nous évitions les "problèmes-controverses" et l'Algérie en est un»
En outre,il soutint devant Ait Ahmed que l'Algérie était partie intégrante de la France. Ce dernier parvint à garder un calme amer :
«Alors, répliqua-t-il, vous concevez que Goa soit à jamais portugaise parce qu'une bulle du pape en a décidé ainsi il y a quelques siècles !»
La sympathie des puissances de Colombo allait à l'Algérie, mais la prudence dictait de suivre les conseils de Nehru. Ait Ahmed et Yazid essuyèrent un échec complet et le communiqué final ne dit pas un mot de l'Algérie.
Le retour au Caire ne fut pas triomphal pour Yazid. Obstiné, Ait Ahmed avait décidé de rester en Asie jusqu'à la conférence de Bandoeng! En trois mois, il résolut d'amener les gouvernements et l'opinion publique de leurs pays à prendre l'Algérie au sérieux. L'Indonésie et la Birmanie étaient un soutien excellent. Il fallait convaincre Nehru, dont l'influence sur les pays qui devaient siéger à Bandoeng serait énorme. Ait Ahmed resta un mois en Inde, rencontrant tous les dirigeants, tenant des meetings à Bombay, à Calcutta, développant le thème : «Si à Bandoeng nous ne sommes pas soutenus, les révolutionnaires algériens risquent d'être exterminés.» La détermination d'Ait Ahmed allait se révéler payante quelques mois plus tard!
Yazid, à son retour au Caire, découvrit un Khider écrasé par la déception que lui avaient infligée les pays arabes. Ceux-ci étaient fort réticents pour engager d'autres actions que celles de déclarations et «communiqués» prudents. Seule l'Arabie Saoudite avait accepté de signer une lettre destinée au président du Conseil de sécurité et attirant son attention sur la situation en Algérie. C'était un résultat, bien sûr. Mais l'Arabie Saoudite ne demandait pas de réunion du Conseil de sécurité. Elle promit, c'était tout de même le premier résultat financier obtenu par l'équipe du Caire, une somme de cent millions destinée à procurer des armes et de l'équipement aux maquisards algériens! La somme serait remise à Ben Bella, responsable du département logistique au Caire, qui la confierait à l'Egypte pour achat d'armes à l'étranger. Jusque-là, les résultats avec l'Egypte n'étaient pas fameux. Voulant contrôler le mouvement algérien, elle trouvait un accueil favorable auprès de Ben Bella, qui ne voyait dans une alliance avec Nasser que des avantages, mais une réticence, une résistance même, auprès des autres membres de la délégation. Elle se borna donc entre 1955 et 1956 à n'être qu'en courtier, un intermédiaire entre les pays fournisseurs d'armes que des accords liaient à la France, et le Front de libération nationale algérien.
Au cours de cette difficile période de 1955, Khider, chargé des relations avec les pays arabes, réussit, en liaison avec Boudiaf, qui naviguait entre le Maroc espagnol et Madrid, à faire reconnaître la délégation extérieure comme la réelle expression de la résistance algérienne. Il fallait obtenir la constitution d'un front commun extérieur avec les Tunisiens et les Marocains. L'appui inconditionnel que leur apportèrent au Caire le Néo-Destour et l'Istiqlal fut prépondérant dans la préparation de la grande opération que préparait le F.L.N. à Bandoeng.
Car, pour l'instant, à part les cent millions promis par l'Arabie Saoudite, Ben Bella n'avait obtenu aucune aide matérielle de ses amis égyptiens. Bien mieux, Khider, au Caire, et Ait Ahmed -à son retour de Bombay- apprirent que «le chef de la révolution algérienne», comme disaient les Français, tentait de se débarrasser de ses compagnons en accusant Khider, le fidèle à la religion, d'être un Frère musulman, mouvement dont Nasser se méfiait comme de la peste, et Ait Ahmed d'être communiste! Seul Ben Bella jouait le rôle du «pur révolutionnaire ne pensant qu'à son pays». La manœuvre préparée par l'ancien adjudant auprès de ses amis égyptiens allait coûter très cher au F.L.N. Non seulement il n'y avait plus d'unité au sein de «ceux du Caire», mais dès que la grossière tactique serait connue à Alger, elle allait provoquer une crise entre l'intérieur et l'extérieur qui allait influer sur toute la conduite des opérations en Algérie. Elle marquait en outre le début d'une rivalité sans exemple entre Ben Bella et cet Abane Ramdane dont il ignorait encore la présence à Alger.
Khider fut d'autant plus furieux de la politique solitaire que jouait Ben Bella avec les Égyptiens qu'il se souvenait de la scène qui l'avait opposé, ainsi qu'Ait Ahmed, au gouvernement du Caire à la veille du 1er novembre 1954. Nasser, voulant contrôler tous les mouvements révolutionnaires nord-africains et prendre ainsi, en même temps qu'un pouvoir tout neuf sur son pays, la direction d'un monde arabe qui se libérait de ses contraintes coloniales, avait poussé Hassouna, le secrétaire de la Ligue arabe, manœuvré par les services spéciaux, à réunir les Marocains, les Tunisiens et les Algériens pour leur faire signer un accord d'action commune sous l'égide de l'Egypte. Ait Ahmed et Khider avaient violemment refusé de signer l'accord. La menace avait jailli : «Si vous ne signez pas, on vous chasse d'Egypte...» Nasser avait vivement rattrapé un bouchon que ses services spéciaux avaient jeté un peu loin! Il préférait garder à portée de la main la délégation F.L.N., au sein de laquelle se trouvait son ami Ben Bella. Quelques semaines plus tard, il fit même verser par la Ligue arabe un million de francs par mois au compte des Algériens pour subvenir aux besoins de leur service d'information.
Cet argent allait bien servir pour Bandoeng. Les billets d'avion, l'entretien, le prix des chambres d'hôtel, autant de détails dont ne se soucient pas les « vrais » diplomates. Pour Yazid, pour Ait Ahmed, chaque déplacement posait des problèmes. Le porte-à-porte, la quête que faisaient Ouamrane et Areski le boucher à Alger, Ait Ahmed et Yazid devaient les faire auprès d'ambassades amies pour se faire inviter, pour obtenir une place d'avion, fort onéreuse, dans une compagnie amie. En cette année 1955, chacun mit sa vergogne dans sa poche.
A Bandoeng, Yazid retrouva Ait Ahmed, qui n'avait pas quitté l'Asie depuis la conférence de Bogor et qui avait effectué un travail considérable. Cette fois-ci, ils n'arrivaient pas en inconnus. Certains pays connaissaient le F.L.N., d'autres en avaient entendu parler. Ait Ahmed et Yazid se faisaient les public-relations d'une révolution qui, sur le terrain, restait étrangement silencieuse. Si, en Algérie, les journaux savaient exploiter le moindre attentat, la moindre embuscade pour faire monter la tension et vendre du papier, les «méfaits des fellaghas» étaient loin de passer au niveau international. On ne parlait pas de l'Algérie ce 18 avril 1955 lorsque s'ouvrit, au cœur de cette Indonésie, la conférence de Bandoeng dominée par les personnalités de Nehru et de Soekarno. C'était le premier rassemblement afro-asiatique. Des hommes dont les noms faisaient les titres des journaux se rencontraient pour la première fois. Chou En-lai assistait à sa première conférence internationale. Nasser faisait ses débuts. Parmi ces noms prestigieux, Ait Ahmed et Yazid devaient se faire une place. Là encore ils allaient être aidés par les Tunisiens et les Marocains. Ils avaient constitué une délégation commune du Maghreb : Allai El-Fassi représentait l'Istiqlal marocain, Salah Ben Youssef, le Néo-Destour tunisien, et Ait Ahmed et Yazid, le F.L.N. Ces derniers bénéficièrent, sur le plan international, de la présence et du prestige sur les pays afro-asiatiques de la Tunisie, qui était à la veille d'obtenir l'autonomie interne, et du Maroc, qui était sur le point d'entamer des discussions avec la France. Car les pays participants ne connaissaient ni les problèmes de l'Algérie ni les hommes qui la représentaient officieusement. La thèse de «l'Algérie, terre française, département français» impressionnait énormément. Les représentants F.L.N. s'employèrent activement à la réfuter. Violemment. A tel point que Chou En-lai tint à se renseigner sur «ces jeunes qui se démenaient beaucoup». Yazid et Ait Ahmed avaient à peine la trentaine! Leur jeunesse et leur fougue firent grande impression. Ho Chi Minh, qui connaissait Messali et Ferhat Abbas, fit contacter les deux jeunes Algériens. Il discuta longuement avec eux. «Les Français... oh ! les Français, leur dit-il, c'est un problème que nous connaissons bien!»
Ait Ahmed et Yazid récoltèrent ainsi toute une série d'invitations dans les pays du Sud-Est asiatique. L'implantation se faisait lentement. Leur présence, leur persuasion furent telles que l'on parla à la conférence de Bandoeng de la situation de l'Algérie. La résolution publiée à l'issue des travaux rendit public «l'appui donné par la Conférence asiatique et africaine aux peuples d'Algérie, du Maroc et de Tunisie, à disposer d'eux-mêmes et à être indépendants».
Sur le plan international, c'était une victoire extraordinaire qui allait «faire partir» la délégation F.L.N. dans le monde diplomatique. Elle lui ouvrait les portes de l'O.N.U. où Yazid et Ait Ahmed pourraient, grâce aux relations nouées à Bandoeng, être admis comme observateurs. Les liens avec la Tunisie et surtout le Maroc se resserraient. Boudiaf fit savoir qu'on pouvait prévoir une action commune algéro-marocaine aux confins ouest de l'Algérie pour l'automne.
A l'extérieur on commençait à prendre le F.L.N. au sérieux. Pour la première fois, on parlait des «événements d'Algérie» autrement que comme d'un fait divers. Il fallait maintenant qu'il se passât quelque chose en Algérie. N'importe quoi mais qu'on en parle. Et sur le plan international!