Les administrateurs et les responsables locaux étaient dans l'euphorie la plus complète à cette fin d’octobre 1954. Rare étaient ceux qui comme M. Hirtz, l'administrateur de Biskra, qui ont de temps en temps fournis des renseignements défavorables sur l'état d'esprit des Chaouïas de l'Aurès. Il les avait rapportés à Jean Dcleplanque, ce qui n'avait pas plu à M. Rey, son collègue d'Arris. Si depuis la défection des militants de Constantine Didouche n’était plus très sûr quant à la réussite du mouvement insurrectionnel dans le Constantinois. Pour les autres tout resté a revoir une dernière foi. Ben Boulaïd. Le chef de la zone 1 avait immédiatement regagné son P.C. de Batna après s'être fait photographier avec ses cinq camarades à Alger. Il ne lui fallait pas perdre de temps pour mettre au point les détails de la nuit du 31 octobre au 1er novembre car c'était lui qui avait les plus grandes difficultés de liaison. Si l'Aurès était impénétrable pour les autorités françaises, il était également très difficile à parcourir pour un Chaouï. Il fallait effectuer les liaisons à pied ! Il n'était pas question pour Ben Boulaïd de prévenir ses chefs de commando quelques heures seulement avant le déclenchement. Il lui fallait donc avoir tout son monde sous la main assez longtemps à l'avance. Il décida de s'occuper personnellement de Batna et d'Arris laissant Chihani, Laghrour et Adjel Adjoul se « débrouiller » avec les autres centres : Biskra, Khenchela, Foum-Toub. Depuis un mois, des groupes organisés vivaient dans les monts de Belezma qui dominent la cuvette de Batna. Ben Boulaïd avait chargé Bouzid Amar, de Pasteur, petite localité au nord de Batna, de conduire les « hommes de la révolution », des montagnards en qui il avait toute confiance, dans ces montagnes qui dépassent 2 000 mètres d'altitude. Des groupes étaient disséminés dans les djebels Chellala, Ouled-Soltane et Tekbel-ed-Djemal. Les informateurs de Grasser avaient vu juste ! Bouzid était chargé de leur équipement et des complicités avec la population qui vivait dans ces montagnes impénétrables. Les adjoints de Ben Boulaïd les mèneraient au combat. Le chef chaouï préférait prendre en main les « citadins » et les mêler à des groupes de montagnards plus farouches, plus entraînés au combat. Vers 16 heures, ce vendredi 29 octobre, il convoqua son agent de liaison, Bellagoune Messaoud, un bijoutier d'Arris, du village nègre de Batna et avait abandonné son commerce pour la révolution. « Tu vas joindre tous les responsables du C.R.U.A. de Batna et me les réunir dans une heure ou deux au lieu dit Bouakal. Nous serons tranquilles et je pourrai discuter avec eux. Il y a des nouvelles importantes. » Bellagoune avertit Bouchemal, qu'il trouva au café maure Abdelgafour, rue Bugeaud, que Ben Boulaïd voulait le voir vers 17 heures au Bouakal. Bouchemal, secrétaire du comité local du C.R.U.A de Batna, dont le responsable était « Hadj Lakhdar », s'y rendit immédiatement. Le lieu choisi par Ben Boulaïd se trouvait à l'extérieur de la ville, à la limite de la campagne. Bouchemal retrouva Hadj Lakhdar, son chef direct, Messaoudi Harsous et Mostéfa Ben Boulaïd. Bouchemal était content de le revoir car pour lui comme pour la plupart des militants Ben Boulaïd était le seul homme en qui il eût réellement confiance. Et c'est sa présence au sein du C.R.U.A., comme « agent de liaison », qui l'avait décidé à participer au mouvement. « Je n'ai pas de particulières recommandations à vous faire, dit Ben Boulaïd, je voulais vous voir pour vous donner un rendez-vous demain samedi à 17 heures à proximité du premier pont de la route Btana-Arris. Une voiture viendra vous prendre à cet endroit. Je pourrai alors vous expliquer en quoi consistera notre mission. Et, bien sûr, par un mot sur tout cela. » Bouchemal, se dit que l'agent de liaison du C.R.U.A. faisait bien des mystères. Peut-être le jour J était-il proche... A l’autre bout du Bled, Bitat convoqua pour la dernière fois tous ses « Algérois » le vendredi 29 octobre à 20 heures. La réunion se tint chez Guesmia Abdelkader, qui abritait une réserve considérable de bombes de fabrication locale et quelques armes qu'avait apportées Bouadjadj. Celui-ci, Merzougui, Belouizdad, Bisker, Nabti et les deux Kaci écoutaient attentivement leur chef « Si Mohamed » lire les deux tracts ronéotypés. Ils retinrent particulièrement l'appel à toutes les énergies algériennes et l'appel à la dissolution du M.T.L.D. Le F.L.N. accueillerait chaque militant à titre individuel. « A partir d'aujourd'hui, dit Rabah Bitat, alias Si Mohamed, vous et les hommes de vos groupes êtes considérés comme des éléments, des soldats de l'Armée de Libération Nationale. Le Front, lui, est uniquement politique. Les tracts que je vous ai lus devront être distribués. Je vous dirai comment et de quelle manière. » Bitat avait reçu de la zone kabyle 150 tracts F.L.N. et plus du double de Î'A.L.N. Le commando d'Alger se chargerait de l'envoi de ces tracts aux personnalités et aux journaux algérois. Belouizdad remit alors sur le tapis l'attaque de l'E.G.A. Il renouvela ses mises en garde. « Cela risque d'être beaucoup trop dangereux », dit-il. Bitat resta inflexible. « Vous ne devez en aucun cas abandonner cet objectif, dit-il, mais il faut revoir le plan d'attaque. » Il félicita Belouizdad pour la mise au point de l'attaque des pétroles Mory mais demanda à Bouadjadj de revoir attentivement celle de l'E.G.A. « Demain à 11 heures, dit-il, le nouveau plan doit être arrêté et Zoubir devra fixer l'endroit le plus propice pour franchir l'enceinte. » A 22 heures les hommes se séparèrent. Merzougui, interrogea Bouadjadj. « Tu crois que ça va être pour bientôt ? - Je ne sais rien encore. Mais je crois que oui.
- C'est ce qu'on nous dit tous les jours mais l'attente devient dure. »
Bouadjadj avait du mal à ne rien dire. Il devait encore patienter vingt-quatre heures pour « affranchir » son compagnon.
Le matin même, dans la Casbah, le chef de la zone algéroise avait convoqué son lieutenant à un café maure dont la façade bleu vif était contiguë à celle du magasin d'Aïssa, le tailleur, rue du Vieux-Palais, où Bitat avait trouvé refuge depuis plusieurs jours. Lorsque Bouadjadj était arrivé il avait trouvé son chef particulièrement tendu.
« Assieds-toi, lui dit Bitat. Cette fois, ça y est. Ce sera pour lundi 1 heure du matin.
- Lundi à 1 heure, répéta Zoubir. Attends, que je ne me trompe pas, c'est donc dans la nuit de dimanche à lundi. C'est une heure après minuit de dimanche. »
Bouadjadj s'embrouillait dans les heures et les jours.
« Oui. C'est cela. Tu as bien compris. 1 heure après minuit dans la nuit de dimanche à lundi. Garde encore la nouvelle secrète. Tu pourras prévenir Merzougui dimanche en début d'après-midi. Ensuite Merzougui donnera rendez-vous à 17 heures aux autres chefs de groupe à l'arrêt de trolleybus du Champ-de-Manœuvre et leur fixera l'heure. Comme cela, s'il y avait un contretemps d'ici là, je pourrai arrêter le déclenchement. Après 17 heures, ce ne sera plus possible, et la machine sera en route ! Mobilise tous tes hommes à partir de samedi soir que l'on puisse les joindre à n'importe quel instant. Tu as bien tout compris ? »
Bouadjadj répéta fidèlement les ordres.
« Bon. Ça va. Je veux te voir demain samedi, au café du marché Nelson à 3 heures de l'après-midi pour les dernières instructions. Maintenant, va-t'en, ce n'est pas la peine qu'on nous voie trop longtemps ensemble ».
Les deux hommes se serrèrent la main. Le contact avait duré moins d'un quart d'heure. Lorsque Bouadjadj arriva « place du Cheval » il avait l'impression de ne plus toucher terre!
Krim Belkacem quand a lui, il descendit du train à la petite gare de Mirabeau en Kabylie où l'attendait une camionnette qui le conduisit à Camp-du-Maréchal. Au bas du village, dans une maison isolée où il avait rendez-vous avec ses six chefs de région, il se changea, plia soigneusement son costume, le seul « potable » qu'il possédât, et attendit ses adjoints. A eux six il représentait toute la Grande Kabylie : Tizi-Ouzou, Ménerville et Bordj-Menaïel, Tigzirt, Azazga, Fort-National et Michelet, Dra-el-Mizan. Dès leur arrivée, Krim leur lut la proclamation. Puis chaque chef de région fit un rapport sur les secteurs dont il était responsable. Tout était prêt et calme. Il n'y avait pas eu de fuite en Kabylie après la répétition générale du 22 octobre.
« Pas la moindre opération de gendarmerie », précisèrent-ils.
Selon la règle générale, Krim les avait laissés maîtres du choix des objectifs. Celui-ci était fait. Krim voulait maintenant savoir comment ses adjoints comptaient s'y prendre pour les attaquer.
« Nous allons en discuter à la prochaine étape, annonça-t-il à ses hommes, c'est déjà très dangereux d'être tous rassemblés ici. Gagnons le P.C. de montagne. »
Les sept hommes quittèrent à pied Camp-du-Maréchal en direction de Tizi-Ouzou où ils se reposèrent un peu avant de gagner Betrouna, P.C. général de Kabylie. Pendant les haltes Krim donna ses dernières instructions tout en étudiant les objectifs proposés par ses adjoints : « Nous devons, selon nos possibilités, attaquer d'abord les postes de gendarmerie et les casernes. Nos moyens ne sont pas puissants. Il faut compenser cette déficience matérielle par l'importance des objectifs. Si nous attaquons les forces armées, si nous incendions les dépôts, nous frapperons l'imagination des autorités et des Européens, qui se diront : ils ne reculent devant rien. Le peuple, lui, saura que nous sommes décidés à aller très loin. L'action psychologique, le jour de l'insurrection, sera la chose la plus importante ! N'oubliez pas cela. »
Krim recommanda de nouveau de ne pas attaquer les civils européens : « Le mouvement doit être suivi sur tout le territoire, on doit attaquer la police, les militaires, faire brûler les dépôts, exploser les usines à gaz, mais surtout ne pas toucher à un civil européen. »
L'ordre devait être respecté sur toute l'Algérie. Deux exceptions : Guy Monnerot et sa femme, les malheureux instituteurs récemment arrivés dans l'Aurès, devaient tomber près d'Arris sous une rafale de mitraillette qui ne leur était pas destinée, ainsi qu'un Européen qui, en Oranie, entrait dans une gendarmerie attaquée par les insurgés.
Lorsque les responsables kabyles arrivèrent à Betrouna le jour se levait. Ils avaient parcouru près de trente kilomètres à pied. Krim établit immédiatement la liaison avec la ronéo qui se trouvait à Ighil-Imoula en envoyant un émissaire auprès d'Ouamrane porteur du message suivant :
« Fais tourner la ronéo, le texte est parfait. Tout doit être prêt pour jeudi au plus tard. Mobilisation générale. »
Le « journaliste » Laïchaoui enlevé en plein Alger par Ouamrane avait du pain sur la planche. Mais avant que soit donné le premier tour de manivelle de la ronéo, l'envoyé de Krim avait une bonne quarantaine de kilomètres à parcourir dans le djebel kabyle. A pied.