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«Tu vas me réunir les hommes à l'huilerie des Aïssi, dit Krim à Zamoum Ali, un garçon de vingt-deux ans, un de ses fidèles du Ier novembre, je veux leur parler. Il faut poursuivre ces actions. Mais bien choisir les hommes que l'on abat. C'est "payant" tant auprès des djounoud s, qu'auprès de la population. On ne peut encore attaquer l'armée, alors il faut maintenir cette atmosphère insurrectionnelle et aguerrir nos hommes qui sont isolés.»
Lorsque, quarante-huit heures plus tard, Krim entra dans l'huilerie qui se trouvait un peu à l'écart des Aïssi, ses maquisards d'Ighil-Imoula et de Dra-el-Mizan, vêtus de semblants d'uniformes, couverts de chèches, de passe-montagnes -certains avaient glissé des journaux tous leur treillis pour se garantir du froid-, se dressèrent au gardées vous. Zamoum Ali avait prévenu son chef que les hommes de son lecteur, malgré le succès des récentes actions, étaient soucieux, abattus même, de ne pas voir venir les armes promises depuis si longtemps. Krim ne répondit pas et serra les mâchoires. Il était décidé à faire le grand jeu à ses hommes. Mais il ne pouvait compter que sur ses discours ! Alors il résolut de leur dire la vérité.
« Repos. Aujourd'hui, je veux vous parler. D'homme à homme. Vous êtes venus au maquis en toute conscience. Vous avez accepté de tout quitter : vos familles, votre travail. Je vous ai promis que nous allions libérer le pays. C'est un fait sans retour. Vous avez pris une décision grave en nous rejoignant. Il faut aller jusqu'au bout. C'est la libération ou le sacrifice extrême. Je sais qu'une chose vous préoccupe. On vous a promis des armes. Elles ne sont pas là. C'est un fait. Mais peut-on accuser nos frères de l'Aurès ou ceux de l'extérieur ? Vous pouvez constater vous-mêmes l'ampleur de la répression. Les armes ont peut-être été arrêtées à un barrage. Nous avons face à nous une armée puissante. Des renforts arrivent sans cesse. Nous, nous n'avons rien. Alors, que faire ? Dites-vous bien que certains ont lutté avec des moyens encore plus précaires que les nôtres et avec une volonté extrême. Dans certaines luttes de libération, il y a un fusil pour douze combattants. Us attachaient le fusil à une ficelle et si le servant était tué un autre tirait sur la ficelle, récupérait le fusil et passait la ficelle à un troisième ! Vous devez penser que nous, vos chefs, nous avons promis des armes. Mais nous sommes avec vous, parmi vous. Dans la montagne. Ensemble nous mènerons le combat avec les moyens que nous avons et ceux que nous pourrons nous procurer. Je vous ai dit : jusqu'au sacrifice extrême. Eh bien, c'est le sacrifice. Nous devons nous sacrifier pour procurer des armes au Front. »
Malgré le froid, Krim était en sueur. Il parlait d'un ton dur, ferme. Il fallait galvaniser les hommes. Les reprendre en main. Qu'ils ne réfléchissent pas à la situation désespérée dans laquelle ils se trouvaient.
« Et pour commencer, poursuivit le chef kabyle, nous allons nous garder de répondre aux provocations des capitaines qui disent : "Ah l ces femmelettes, ces "coulos", ils ont peur de s'attaquer à nous." Ils seraient trop heureux que nous sortions face à eux. Les forces sont inégales. On serait massacrés. En revanche, nous allons nettoyer notre région des traîtres, des collaborateurs qui nous narguent. Tous ceux qui nous dénoncent, tous ces caïds qui exploitent nos frères ! Le garde champêtre des Aïssi et Badène, le bourreau de
Tizi-Ouzou, sont tombés. Maintenant nous allons nous occuper de Moh N'Ali Moh!»
Krim, en comédien accompli, observa un temps. Les hommes étaient stupéfaits.
« Moh N'Ali Moh ? Ce n'est pas possible...
- Et alors, tonna Krim, vous avez peur de ce chien ?
- Mais Moh N'Ali Moh est invincible ! dit un djoundi. C'est un tireur d'élite.
- Et avec son fusil, il tue une mouche à dix pas, renchérit un autre. C'est impossible de l'abattre. Il est toujours sur ses gardes ! »
Moh N'Ali Moh était connu comme le loup blanc dans la région de Bétrouna-Mirabeau. C'était un ancien sympathisant du M.T.L.D. qui, en 1950, à l'époque de l'O.S., était « passé » aux Français. Homme de confiance et de main de la famille du député Smart -une grande famille kabyle plus importante encore que la tribu des Ait AH-, il avait carte blanche de la police, dont il était l'indicateur zélé, pour arrêter qui il voulait. Il dressait depuis novembre 1954 des listes de « fidèles au F.L.N. » et de ceux qui « pourraient venir en aide aux rebelles ». Il était devenu une sorte de super-milicien armé sur lequel la police et surtout l'armée s'appuyaient, espérant que la population suivrait son exemple. Il essayait d'ailleurs de la convaincre moitié par la crainte, moitié en faisant miroiter les immenses avantages que donnaient les Français à ceux qui leur étaient fidèles et les servaient bien.
« Vous raisonnez comme des vieilles terrorisées par des légendes, poursuivit Krim. Personne n'est invincible. Et pour bien vous le prouver, on ne va pas le tuer. Il n'y aura pas de mission de sacrifice comme pour l'inspecteur de Tizi. »
Les hommes respirèrent. Krim préparait son effet.
« Non ! On le prendra vivant ! Et on l'emmènera avec nous ! »
Ça y est. Krim, il est fou. Prendre Moh N'Ali Moh. Autant attraper un sanglier à mains nues !
« C'est une difficile promesse que je vous fais là. Mais je la tiendrai et j'irai avec vous. Attendez simplement mon retour. Ça ne sera pas long. »
Les hommes, subjugués, acclamèrent Krim. Et il fallut toute l'autorité de Zamoun pour les faire taire. Le village n'était pas loin.
Krim devait en effet effectuer une tournée d'inspection dans toute la Kabylie. II devait regonfler les hommes des sept zones. A chacun, il refit « son » numéro. Mais il leur donna un immense espoir : il fallait qu'ils se tiennent prêts à attaquer les militaires français pour prendre leurs armes. Mais pas avant que lui-même et les vingt hommes d'Ighil-Imoula et de Dra-el-Mizan aient commencé l'action autour de Tizi-Ouzou. Us donneraient le départ. A chacun des sept groupes, il tint les mêmes propos :
«Attention ! le succès des embuscades que vous monterez ne tiendra pas aux coups de fusil tirés ou aux morts chez les Français, il tiendra uniquement au nombre des armes récupérées!»
Une semaine plus tard, Krim rejoignit les maquisards de Zamoum Ali. Selon les conventions fixées au 1er novembre entre les six chefs de la révolution, aucun responsable « au sommet » ne devait participer directement à une opération. Mais Krim avait promis à ses hommes de les accompagner. Pour les regonfler. En outre, il leur avait promis des armes qui n'arrivaient pas. 11 fallait y aller.
Moh N'Ali Moh habitait une huilerie appartenant à la famille Smart. Il y vivait seul avec sa femme et ses enfants. Sa sécurité était assurée par la proximité de nombreux postes militaires implantés dans la région depuis le mois de novembre. La nuit était claire et froide. La moindre pierre détachée d'un rocher claquerait comme un coup de feu. Mais les hommes étaient si tendus et prenaient tant de précautions que rien ne bougeait ! En les voyants ainsi, Krim pensa que trop de prudence pouvait nuire à leur moral. Us risquaient de prendre peur et de ne pas avoir assez d'assurance.
« Arrivez ici, dit Krim. Je veux trois barrages de trois hommes sur la route. Si un camion militaire passe, tirez pour faire diversion et décrochez. On se retrouvera sur la crête là-haut. Cela fait une dizaine de kilomètres. Vous autres, vous allez entourer l'huilerie. Si on essuyait des coups de feu, repli immédiat, et dispersion. Même rendez-vous sur la crête. Chacun pour soi. Maintenant silence. En avant. »
Pour avoir Moh N'Ali Moh vivant, il fallait employer la ruse. Passé la touffe d'oliviers de Betrouna, Krim mit un calot. Avec son semblant de tenue militaire -il portait une grosse veste de cuir-, ça irait. Ahmed Ait Ramdane portait un casque. Les hommes qui les accompagnaient n'étaient pas rassurés. Us hésitaient. Sur ces gens simples, l'attitude de Moh N'Ali Moh avait grande influence. A cette heure, ils auraient préféré être de son côté : l'homme était tellement sûr de lui, se vantait tant de son invulnérabilité que les autres -comme la population- y croyaient. Krim avait dégainé et, le pistolet à la main droite, une lampe projecteur dans la gauche, il s'approcha du bâtiment central noyé dans l'ombre. Les fenêtres étaient aveugles. Pas une lumière. Pas un bruit, Krim frappa violemment à la porte. Un long moment s'écoula.
« Qui c'est ? demanda une voix d'homme.
- Idiot. Ouvre la porte. C'est les gendarmes », répondit Krim.
Pas de réponse. Krim frappa de nouveau. Très fort. Très assuré. Comme s'il était un gendarme.
« S'il ne veut pas ouvrir, enfonçons la porte », ajouta-t-il.
La menace fit son effet.
« Vous êtes fous, dit la voix. Vous ne savez pas ce que vous faites. Je suis le gérant du député Smart.
- Je m'en fous de ton député. C'est les gendarmes. Et aux gendarmes, député ou pas, on ouvre. »
Puis se tournant vers ses hommes.
« Allez ça suffit. Enfoncez-moi ça. »
Un formidable coup de pied ébranla la porte.
« Arrêtez. Venez près de la fenêtre, dit Moh N'Ali Moh, que je voie si c'est bien les gendarmes. »
Krim alluma son projecteur et le braqua sur la fenêtre. L'homme fut ébloui mais aperçut le casque et le calot. Il ouvrit la porte. En s'avançant, Krim trébucha. Une seconde, la lampe éclaira son visage. Moh N'Ali Moh poussa un cri terrible et tenta en vain de repousser la porte. Krim braqua son pistolet. « Bouge pas. Tu m'as reconnu. Sors avec nous.
- Non ! » Hurla l'autre.
Ses cris avaient ameuté la maison. De la lumière apparaissait aux autres étages. « Non! J'ai plus peur de toi que de toute l'armée.
- Arrête tes boniments et viens. »
L'homme, éperdu, terrorisé, les suivit dans la cour. Krim s'assit sur une souche.
« Vous savez bien qu'en 47 j'étais avec vous, plaida Moh N'Ali Moh. Mais après, les règlements de comptes à l'intérieur du parti m'ont écœuré. Et puis les Français m'ont acculé à travailler avec eux... »
Sa voix se brisa. L'homme tomba à terre sans qu'on l'eût touché. II bredouillait : « Vous allez me tuer... Alors allez-y. Vite.
- Il y a ici 500 hommes qui encadrent l'huilerie et les environs, dit Krim en exagérant les forces F.L.N. On a des renforts venus de l'Aurès (car l'homme savait bien qu'il n'y avait pas 500 maquisards kabyles). Mais si tu fais ce que je te dis tu ne seras pas tué. »
Toujours étendu sur le sol, l'homme releva la tête. Dans le faisceau du projecteur, ses traits semblaient décomposés. Pourtant, aux paroles de Krim, une lueur d'espoir se lut dans ses yeux.
« Va chez toi, poursuivit le chef kabyle. Prends ton fusil, ta cartouchière et reviens. Fais vite. Vous, laissez-le passer. »
D'un bond, l'homme se leva et se dirigea vers le bâtiment.
« Tu es fou ! dit Zamounm. Tu sais comme il tire. Il va faire un massacre.
- Laisse-moi faire.»
Les djounoud, pétrifiés par la folie de leur chef, ne pensèrent même pas à se mettre à l'abri. A leur grande surprise Moh N'Ali Moh revint, son fusil à la bretelle.
« Pourquoi n'as-tu pas tiré ? demanda Krim. On te dit un vrai champion.
- Je ne suis pas contre toi ni contre mes frères.
- Alors viens. »
La petite troupe s'éloigna pendant que la femme de Moh N'Ali Moh, persuadée que les fellaghas emmenaient son mari à la mort, hurlait dans la nuit. Au passage, les hommes de Krim essayèrent de rééditer l'exploit en frappant à la porte d'un garde champêtre, mais il fille, qui avait entendu parler kabyle, se mit à crier, prévenant ion père qui tira à travers la fenêtre. Les hommes de Krim se retirèrent sans insister, déjà tout étonnés d'emmener Moh N'Ali Moh vivant.
Après deux heures de marche silencieuse, Krim arrêta son groupe. « Donne ton fusil, dit-il à Moh N'Ali Moh.
- Vous allez me tuer ?
- Non. Tu vas prendre la route qui est en contrebas et tu vas aller tout droit à Tizi. Là tu raconteras à ton bachagha ce qui t'est arrivé. Tu lui diras tout. Qu'il y a au moins 200 à 300 fellaghas (Krim réduisit le nombre annoncé au départ : 500 c'était difficile à faire avaler à un bachagha), tu lui diras qu'on t'a menacé de mort si tu parlais. Mais que, comme tu es fidèle aux Français, tu es venu quand même faire ta déclaration. On te demandera ce que nous avions comme armes. Tu diras : des fusils et des mitraillettes. Et aussi — rappelle-toi bien — une sorte de gros fusil avec des pieds. Tu as compris ?
- Oui. Une sorte de gros fusil avec des pieds, répéta Moh N'Ali Moh.
- Voilà. Si tu te débrouilles bien, ça te vaudra même une récompense. Mais tu restes à notre disposition.
- Qu'est-ce que je dois faire ?
- Des groupes viendront chez toi se réfugier. Manger aussi. Tu leur fourniras tout.
- Oui. Bien sûr.
- Quand on frappera chez toi, tu n'ouvriras pas. Alors si ce sont mes hommes, ils lanceront trois fois des pierres sur les tuiles. Tu ouvriras.
- C'est compris.
- En plus, tu es désormais chargé des demandes de cotisation à tous les éléments de l'administration — les caïds, les gardes champêtres. Et tu leur diras ton histoire et comme nous sommes forts. Allez file.
- Vous pouvez compter sur moi. Je serai fidèle...
- Tu as intérêt. Sans quoi tu as vu de quoi nous sommes capables ! »
Moh N'Ali Moh remercia encore et prit la route de Tizi. Il devait parfaitement remplir sa mission.
Regagnant leurs caches dans la montagne, les hommes de Krim ne se sentaient plus de joie. Le chef kabyle n'était pas mécontent non plus. Non seulement, il intoxiquait les Français quant à l'importance des maquis, mais il avait regonflé ses hommes et s'était procuré un refuge sûr où jamais les militaires ne se douteraient que les fellaghas puissent trouver abri. L'opération avait été fructueuse!
Pendant que, dans la nuit, les hommes, suivant la ligne de crête, regagnaient la région d'Ighli-Imoula, Krim pensait à la phase suivante : s'attaquer à l'armée pour récupérer des armes. Ce serait plus difficile que cette nuit ! Plus meurtrier aussi. Mais auparavant, il s'agissait de renouer le contact avec les hommes d'Alger, dont il était sans nouvelles.