Le Blog de la guerre d'algérie, texte inédit, photos rare, des vidéos et interactions
Un agent de liaison prévint Ouamrane qu'il devait se rendre dans un autre magasin de là même rue: « Chez Sirir Mohamed Seghir, le crémier, précisa-t-il. Lui vous conduira à Abane.» Le nouveau chef d'Alger prenait ses précautions. Mentalement, Ouamrane l'approuva.
«Pourquoi tous ces rendez-vous? demanda Hanafi.
- Il y a de plus en plus de rafles, de contrôles de police, expliqua l'agent de liaison. Alors, faites attention. Je vous laisse. Ma mission est terminée.»
Ouamrane et Hanafi vérifièrent leur pistolet, et se mirent en route. Le crémier était fermé. Au bout d'une heure, Ouamrane perdit patience. « Viens, dit-il à son compagnon, on va aller à la Casbah. Là, je saurai bien trouver Abane. »
« Papiers ! »
Ouamrane et Hanafi stoppèrent net et se retournèrent. Les deux gardiens de la paix qui faisaient leur ronde au Ruisseau n'eurent pas le temps d'esquisser un geste de défense. Hanafi tira à bout portant sur un des agents qui s'écroula sur le trottoir. Ouamrane manqua le second.
« Filons! Chacun pour soi!» Ouamrane prit à gauche vers Hussein-Dey. Il entendit un nouveau coup de feu claquer. L'agent tirait sur les fuyards. Il sembla à Ouamrane que Hanafi trébuchait mais il n'y prit pas garde. Il fallait quitter rapidement ce quartier. Sur le trottoir, l'autre agent de police, ne bougeait plus. C'était le premier policier abattu à Alger depuis le début de la révolution.
Abane Ramdane était furieux. L'annonce de l'accrochage avec les policiers avait provoqué chez lui une de ces violentes colères que ses compagnons découvraient avec étonnement.
« On a besoin de calme à Alger, criait-il, on doit tout organiser de la façon la plus discrète possible et voilà que ces fous se croient à Chicago !
- Mais ils ne pouvaient faire autrement, répliqua Laskri Hocine, le camionneur de la rue Marengo. Et Hanafi a été touché au ventre. Il est mort chez moi. » Abane se calma.
Bien sûr, Hanafi était mort. Ouamrane avait transporté le corps de son vieux camarade jusqu'à Bouinan, dans l'Algérois, pour l'enterrer décemment.
« Encore une erreur, maugréa Abane. Si les gendarmes avaient arrêté le camion, c'en était fait d'Ouamrane! Quand on fait la révolution, on ne fait pas de sentiments. Même avec les amis ! »
L'incident avec les policiers avait déclenché dans la capitale des mesures de contrôle qui ne facilitaient pas le travail de structuration auquel se livrait Abane. Depuis l'arrestation de Bitat, les trois Kabyles avaient pris la décision de placer Alger sous l'autorité d'Abane qui devrait implanter politiquement le F.L.N. tandis que Krim et Ouamrane s'occuperaient de la question purement militaire.
Krim gardait la direction totale de la zone 3 (Kabylie) et Ouamrane celle de la zone 4 (Algérois). En outre Abane devait rétablir les liaisons avec le Constantinois, l'Aurès et l'Oranie.
Dès son installation à Alger, Abane Ramdane se révèle comme un homme exceptionnel, intransigeant. Il veut tout voir, tout savoir. Il interroge tout le monde, des chefs kabyles au plus modeste militant de l'équipe de Yacef, sur la façon dont, avant le 1er novembre, la révolution a été déclenchée. Sur les buts. Sur les moyens. C'est le premier intellectuel de la révolution. Jusque-là, tout a été mené par des montagnards, des paysans, pleins de courage certes, mais à la culture politique plus que sommaire.
Politiquement, tout est à faire. Il faut créer une organisation. Au cours de ses premières conversations avec Krim et Ouamrane, Abane critiqua violemment ceux de l'extérieur. « Cette décentralisation du pouvoir est une sottise, dit-il, d'autant que leur participation à la révolution est des plus modestes. On ne reçoit ni armes ni argent du Caire.
- Bien sûr, admit Krim, mais on a besoin d'eux. Tu le constateras, toi-même, on manque de cadres, d'hommes cultivés politiquement. Nous-mêmes avons besoin de participer à l'action en Kabylie, dans l'Algérois. Nous n'aurions jamais obtenu d'Alger le résultat qu'Ait Ahmed et Yazid ont obtenu à Bandoeng.
- En tout cas, il n'est pas question que la révolution soit dirigée de l'extérieur. Il faut qu'ici nous nous partagions le travail. »
Sur ce point tous étaient d'accord.
Ce petit homme à l'activité débordante entendait prendre les choses en main. Sa rapidité de pensée, de jugement, sa faculté d'analyse, sa culture politique étendue impressionna fort les chefs kabyles. «J'ai connu pas mal d'intellectuels, dira Ouamrane, mais Abane était remarquablement intelligent. C'était en outre un homme simple, d'une sincérité absolue. Il n'aimait ni s'habiller ni avoir de l'argent. La seule chose qui lui importait était l'unité nationale. Il était décidé à l'obtenir par tous les moyens. Et c'est cela qui a choqué beaucoup de militants. Il était violent, brutal, radical et expéditif dans ses décisions. Il ne savait pas "mettre de gants". On discutait ensemble très violemment. On s'insultait mais j'ai découvert rapidement que lorsqu'il soumettait un compte rendu politique et moi un rapport militaire, on avait employé deux méthodes qui s'accordaient, et procédaient du même esprit. II disait toujours : "Messieurs, regardez et jugez". Ça ne l'empêchait pas ensuite d'insulter tous ceux qui s'opposaient à son projet. »
Krim, lui, reconnaissait la grande valeur intellectuelle de l'homme qu'il avait amené à la révolution, mais il était un peu agacé par ce qu'il considérait à juste titre comme un sentiment de supériorité. Krim plus rusé, plus intelligent que Bou Karou -Ouamrane-, ne partageait pas l'admiration un peu naïve que son ancien lieutenant portait à celui qui s'annonçait comme le Robespierre de cette révolution que les montagnards de l'Aurès et de la Kabylie avaient déclenchée. Il avait de l'admiration, un peu d'envie aussi pour les qualités intellectuelles d'Abane mais il sentait déjà la volonté qu'il avait de tout centraliser. Entre ses mains. Et Krim, qui « tenait le maquis » depuis sept ans, n'avait pas l'intention de jouer à «la tête et les jambes, avec Abane». Surtout si c'était Abane la tête.
Abane se rendit très vite compte de la situation. Ce n'était pas encore de l'antagonisme, mais déjà une certaine réticence qui l'opposait à ceux des maquis. Ils avaient déclenché la révolution avec leur seule foi, c'était un fait, mais il fallait maintenant dépasser ce stade affectif artisanal car jusque-là les résultats n'avaient pas été fameux ! Organiser le F.L.N. et prendre la population en main tels étaient les deux objectifs majeurs. Le premier souci d'Abane fut de faire connaître le Front et son action à la population. Dans le bled, dans les djebels, les maquisards faisaient du porte-à-porte de mechta en mechta, de douar en douar ; en ville, Abane entreprit une campagne d'information par tracts. Jusque-là, cette forme d'action avait été tout à fait négligée. Le F.L.N. manquait des plumes nécessaires à la rédaction des tracts. Dès son installation à Alger, Abane rédigea, dans l'appartement de Rachid Amara, le premier grand tract qui devait signaler au peuple l'importance du F.L.N. et aux autorités que ce mouvement se structurait, prenait une forme plus élaborée. Le combat sur le terrain continuait, allait s'intensifier, mais le combat intellectuel, la formation politique des hommes de la révolution ne faisait que commencer. Il fallait que les Français le sachent.
Lorsque le tract circula à Alger, ce fut la stupéfaction. C'était la première fois qu'on disait de telles choses, la première fois qu'on s'adressait au peuple. La proclamation du 1er novembre était un peu passée inaperçue et, depuis, la propagande française et la presse avaient persuadé les villes que cette « rébellion » était le fait de bandits éparpillés.
Abane avait eu du mal à rédiger ce tract. Il fallait qu'il soit clair, simple, assez bref, qu'il explique, qu'il soit convaincant. Il fallait qu'il frappe l'imagination populaire et qu'il séduise aussi les jeunes intellectuels, l'élite algérienne, qu'Abane voulait amener à la révolution.
Lorsque les services de renseignements du Gouvernement général reçurent le tract envoyé par un de leurs indicateurs de la Casbah, Henri-Paul Eydoux pensa que « quelque chose avait changé dans la direction de la rébellion ». « Ils sont en train de s'étoffer, confia-t-il, il va falloir ouvrir l'œil !»