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Dans ce pays du bout du monde, coutumier des actions des bandits d'honneur, il ne pouvait y avoir pour l'occupant français d'autre explication à la nouvelle flambée de violence que celle du mythe de la montagne rebelle et de ses «montagnards durs, farouches et imperméables aux influences extérieures». Paradoxalement, l'historiographie de l'Algérie officielle fabriquera elle aussi son mythe, celui de la table rase, occultant la longue gestation nourrie à l'action plurielle des différentes formations du mouvement national.
Sans la connaissance des processus de politisation et des formes de socialisation qui les ont accompagnés, il est pour le moins difficile d'expliquer l'embrasement qu'a connu l'Aurès à partir de novembre 1954. Au cœur de la Seconde Guerre mondiale, l'action des Amis du Manifeste et de la liberté (AML) accomplit un énorme travail de pénétration des idées politiques ancrées à des thèmes annonciateurs d'horizons nouveaux. Plus que la revendication de l'égalité, ce fut l’idée d'indépendance qui acquit une résonance toute particulière dans l'Algérie profonde. En écho aux dispositions proclamées par la Charte de l'Atlantique, le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes a constitué le ferment des mobilisations populaires,qui ne se limitent plus aux seules grandes villes mais atteignent les centres urbains entourant le massif de l'Aurès et leurs ramifications de l'arrière-pays. La plupart des administrateurs de communes mixtes n'ont pas manqué de manifester leur inquiétude face à l'augmentation des signes de désobéissance, telles les inscriptions murales qui défient ouvertement l'autorité publique et portent atteinte à la «discipline coloniale» - selon l'expression de l'historien Achille Mbembe.
À Biskra, on a relevé par exemple : «Frères musulmans, préparez-vous!» «À quoi ?», a écrit un inconnu. «À faire la révolution», lui a-t-on répondu. Cet engouement des populations rurales pour la politique est attesté par leur adhésion massive aux AML. Pour la seule commune mixte de Khenchela, l'administrateur avance le chiffre de 18 000 adhérents représentant tous les douars. Si ce chiffre est, bien sûr, exagéré par rapport aux 2 133 inscrits réellement sur les listes d'adhésion conservées aux archives, il permet d'apprécier la crainte des administrateurs devant la dynamique créée par les AML et la construction d'un imaginaire national auquel les manifestations de mai 1945 ont donné une visibilité. En ce sens, dès cette date, le tournant est pris en faveur d'un horizon d'attente articulé à l'idée d'indépendance et bien déterminé à rompre avec la condition coloniale. Mais les traumatismes nés de la répression des manifestations de Guelma et Sétif ont rompu le rassemblement esquissé sous la bannière des AML.
Les militants sont alors partagés entre deux options, celle qui est favorable à la lutte armée et celle qui est prête à participer au jeu institutionnel. Mais, chez les partisans de l'une comme de l'autre, le consensus est loin d'être atteint sur les lignes de conduite à adopter «pour réduire à néant la dialectique coloniale». Dans ce paysage politique fragmenté, les élites restent bien fragiles, du fait notamment de la diversité des rapports qu'elles entretiennent avec le système colonial. Aussi ne peuvent-elles mobiliser toutes les forces sociales sur une plateforme unitaire.
Mais paradoxalement, de 1945 à 1954, la multiplication des consultations électorales a contribué au renforcement de la socialisation politique à l'échelle de l'Aurès. La compétition électorale entre les différents courants politiques a donné lieu à une course aux voix où les prétendants ont mis tout leur talent, moyennant récompenses en tout genre. La portée des campagnes électorales agit sur la structuration des espaces politiques à l'échelle locale. Les notables apparus dans l'entre-deux-guerres doivent compter avec l'émergence de nouveaux acteurs, issus des recompositions sociales. L'exemple de la candidature de Mostefa Ben Boulaïd à l'Assemblée algérienne en avril 1948 en est un exemple. Son adhésion au MTLD remonte à l'année 1946 et il en a gravi les échelons rapidement. Sa position sociale dans l'échiquier aurésien est une ressource qu'il mettra au service de son engagement politique. Il sera privé de sa victoire au scrutin de ballottage au profit du docteur Abdesselam Benkhellil, candidat de l'UDMA. Comme ailleurs, l'administration coloniale avait tenté de faire pression sur l'électorat en procédant à l'arrestation de plusieurs militants du MTLD la veille de la consultation électorale. La leçon fut retenue par la suite. Aussi, lors du renouvellement triennal de l'Assemblée algérienne en février 1951, le bureau de vote de la commune mixte d'Arris fut occupé par des «bandes armées», qui détruisirent les urnes. «Les militants de l'OS reçurent l'ordre de veiller au déroulement des élections et de brûler les urnes en cas d'irrégularité de la part de l'administration», selon Mahfoud Kaddache.
Au cours de l'affrontement qui les opposa aux forces de l'ordre, un agent français fut abattu. Aussitôt, une vaste opération de police renforcée de soixante-cinq goums fut déclenchée dans la forêt de Sidi Ali, autour de Kimmel et Tadjin, sans succès hormis la crainte semée parmi la population. Lors des élections législatives de juin 1951, le scénario se reproduisit dans plusieurs bureaux de vote. La récurrence de ces troubles fut mise sur le compte du banditisme habituel et trois détachements de gendarmerie secondés de gardes mobiles furent dépêchés dès août 1951dans les douars sur lesquels pesaient les soupçons, T'kout, Medina et Louestia. Entre-temps, les véritables auteurs des incidents -les membres de l'OS- avaient pris le large. Parmi eux, Adjel Adjoul, l'un des futurs insurgés de novembre 1954, avait trouvé refuge durant deux mois au siège du MTLD à Constantine.
Le mythe de la montagne rebelle peuplée de bandits fut de nouveau invoqué au début de l'été 1952 et une énième opération fut décidée. Elle commença en août 1952 sous le nom d'opération «Aiguille» et ne s'acheva qu'en avril 1953, avec l'élimination de quelques brigands. Pendant cinq mois, la troupe eut vis-à-vis de la population un comportement des plus violents, que seul le journal L'Algérie libre dénonça dans un article intitulé «Que se passe-t-il dans l'Aurès ?». Mais, pour les autorités coloniales, seule comptait la «sécurité des pistes et des routes [...] rétablie». Pourtant, lors de l'opération «Aiguille», l'audition d'un «bandit» arrêté ne laissait aucun doute sur l'existence de groupes armés dont l'organisation n'avait plus rien à voir avec le phénomène du banditisme habituel.
Dès la Seconde Guerre mondiale, l'Aurès a accueilli des militants nationalistes placés en résidence surveillée ou, surtout après mai 1945, venus de Kabylie et de l'Algérois pour échapper à la répression. Ils ont séjourné longuement dans plusieurs douars de la vallée de l'oued Labiod et y ont accompli un travail considérable pour promouvoir les objectifs politiques du PPA-MTLD auprès de la population. Leur rôle fut notamment décisif dans le ralliement des bandits d'honneur à la cause nationaliste. En juillet 1945, deux militants clandestins du comité central du PPA, Mohammed Belouizdad et Lamine Debaghine, ont parcouru la région, y tenant de multiples réunions. Selon le témoignage de Mohammed Assami, responsable de la wilaya de l'Aurès-Biskra qui les accompagna dans leur périple, l'ordre donné était de se préparer à la lutte armée. Par ailleurs, Mahieddine Bekkouche, le militant qui a recruté Mostefa Ben Boulaïd, était interdit de séjour dans sa ville natale Bône (Annaba) et assigné à résidence à Arris depuis avril 1945.
Lors de sa conférence nationale des cadres en décembre 1946, le PPA optait pour une direction à trois têtes: une devanture légale avec le MTLD, le maintien dans la clandestinité du PPA et la création d'une Organisation spéciale, dont la direction échut à Mohammed Belouizdad (décision formalisée lors du premier congrès du MTLD, tenu clandestinement le 15 février 1947 à Alger). Dans l'Aurès comme dans le reste de l'Algérie, la mise en place des nouvelles structures fondées sur une «organisation pyramidale et très fortement cloisonnée» (selon l'historien Mahfoud Kaddache) fut facilitée par l'environnement géographique montagneux et la présence de nombreux militants kabyles. La discipline fut telle que, après la découverte au printemps 1950 de l'OS par la police coloniale, l'Aurès a été l'une des rares régions à échapper aux arrestations et à garder ses structures intactes. Mieux encore, elle offrit un refuge à ceux qui étaient recherchés par la police (comme Rabah Bitat, Lakhdar Ben Tobbal ou Zighout Youssef) et qui sauront maintenir la mobilisation des groupes armés, mise en veilleuse par la direction du parti.
Quand le congrès du MTLD d'avril 1953 prit la décision de redonner vie à l'OS, Mostefa Ben Boulaïd, qui faisait partie de la commission chargée de sa reconduction, n'eut donc aucune peine à réactiver ses cellules. Dans le sillage de la création en mars 1954 du Comité révolutionnaire d'unité et d'action (CRUA), par quatre cadres du comité central du MTLD désormais en rupture avec Messali Hadj, et de la «réunion des vingt-deux» en juin, Ben Boulaïd et Bachir Chihani, chef de la daïra de Batna, se fixèrent comme objectif la préparation de l'insurrection. D'après un rapport de la police des Renseignements généraux (PRG) de Batna de décembre 1954, ils ont alors déclaré à tous les chefs de kasma (section) de l'Aurès la dissolution du MTLD et son remplacement par le Hizb el-thawra (parti de la Révolution). L'appellation fera son chemin, relayée jusqu'en France parmi les travailleurs émigrés originaires de l'Aurès. À la veille de novembre 1954, les groupes armés d'Aïn-Yagout, Arris, Barika, Biskra, Chemora, El Kantara,Foum Toub, Mac-Mahon/Aïn-Touta, Ichmoul, Khenchela, Kimmel el-Khroub, sont fin prêts. Leur armement provient des stocks de la Seconde Guerre mondiale que la contrebande avait acquis dans le sud de la Tunisie ou en Libye.
La veille du 1er novembre, Mostefa Ben Boulaïd, chef de la zone 1 (Aurès) du FLN/ALN, a tenu à rencontrer dans la maison d'Ali Benchaïba à Ouled Moussa les principaux chefs de l'Aurès et leurs hommes, au nombre de 349 (selon les carnets de Ben Boulaïd, récupérés lors de son arrestation en février 1955). Les «hommes de novembre» se dispersèrent en fin de soirée. Tous les objectifs fixés pour Batna, Khenchela, Biskra, la mine d'Ichmoul ou le poste de gendarmerie de T'kout n'ont pas été atteints, pour au moins deux raisons. La première est l'alerte donnée par le commissaire de Biskra au sous-préfet de Batna Jean Deleplanque, un peu avant l'heure où les groupes de Hadj Lakhdar devaient attaquer la sous-préfecture, la caserne et le commissariat. La seconde incombe à la préparation insuffisante des hommes, dont quelques-uns ont d'ailleurs fait défection. Mais les premiers coups de feu tirés ont atteint deux soldats qui montaient la garde à Batna, un sous-lieutenant à Khenchela. Dans les gorges de Tighanimine, Guy Monnerot et Hadj Sadok étaient tués le matin du 1er novembre 1954, tandis que les villes d'Arris et T'kout étaient «assiégées». L'Armée de libération nationale venait de signer son acte de naissance.
Pendant longtemps, l'historiographie n'a retenu que l'inventaire des actes de sabotage et des assassinats ayant marqué le début de la guerre d'indépendance, sans se préoccuper du contenu de l'appel du Front de libération nationale qui fut au même moment distribué aux autorités publiques et aux personnalités politiques. Cet appel, adressé au peuple algérien, précisait l'objectif à atteindre, à savoir l'indépendance au moyen de la lutte armée. En rupture avec la lutte politique menée dans le cadre légal, il créait une situation révolutionnaire, dont l'embrasement de l'Aurès était un signe majeur.
Dans l'immédiat, l'urgence pour les autorités locales, civiles et militaires était de briser l'isolement d'Arris et T'kout. Ce fut chose faite dès la matinée du 2 novembre 1954, grâce à l'arrivée des renforts venus de Batna. Le même jour, en présence du sous-préfet Jean Deleplanque, eut lieu à Batna une réunion à laquelle participèrent Jacques Chevalier, secrétaire d'État à la Guerre (de juin 1954 à janvier 1955), René Mayer, député de Constantine, le général Paul Cherrière, commandant en chef de la 10e région militaire (Algérie), le général Georges Spillmann, commandant de l'Est algérien, Pierre Dupuch, préfet de Constantine, et le colonel Blanche, commandant du secteur de Batna. Ils décidèrent de mobiliser tous les moyens humains et matériels pour mettre fin aux troubles et de lancer un «plan offensif et défensif». «Tout pour l'Aurès» devint dès lors le leitmotiv des différents états-majors. Les arrestations touchèrent immédiatement les militants du MTLD. Puis l'arrivée sur place du 18e régiment d'infanterie du colonel Paul Ducoumeau dès les premiers jours de novembre a ouvert le cycle infernal de la répression, marqué par les opérations de ratissage et les représailles de toutes sortes contre les populations civiles.
Le 19 novembre 1954, l'aviation arrosa les deux principales vallées de l'oued Abdi et de l'oued Labiod de tracts invitant leurs habitants à évacuer leurs douars avant le 21 novembre à 18 heures et à gagner des «zones de sécurité». De fait, le repli des populations débuta le 26 novembre, quand le «feu du ciel» des bombardements s'abattit sur les zones «contaminées» en guise de représailles, au nom du principe de la responsabilité collective; la presse algérienne du 27 novembre annonça alors que «la moitié de la population des quatorze douars du nord de l'Aurès avait quitté sa résidence». Mais il n'y eut aucun article pour relater le mitraillage à bout portant de quatre femmes des hameaux de Hambla, Akriche et Boucetta (T'kout), qui avaient refusé de mettre le feu à leurs demeures.
Le ministre de l'Intérieur François Mitterrand était alors en visite dans l’Aurès. À la question, posée par des journalistes, du devenir de «ces populations repliées [...] et de l'impossibilité de subvenir aux besoins de leurs familles», Mitterrand rassura en affirmant: «tout ce qui sera humainement possible de faire sera fait;[...] la France n'abandonne jamais ses enfants dans le besoin». Mais, à la fin de l'année 1954, l'Aurès vivait en réalité au rythme d'opérations de ratissage spectaculaires: «Verveine» dans l'Ouenza (19 décembre), «Orange amère» pour arrêter les responsables du MTLD (22 décembre), «Violette» dans le versant sud de l'Aurès (23 décembre), avec blocus alimentaire. Si quelques succès furent engrangés, comme l'élimination du célèbre bandit d'honneur Grine Belkacem le 29 novembre ou celle de Mohamed Sbaïhi le 5 décembre, le retour au calme ne put être rétabli. Bien au contraire, ce fut la logique de la guerre qui s'imposa et pour de longues années.
Ce fut le début de l'exode forcé des «populations loyales», qui inaugura -comme l'a montré Michel Cornaton- la politique des camps de regroupement et des «zones interdites» dans l'Aurès (avant d'être étendue à d'autres régions), initiée par le général Georges Parlange, nommé en mai 1955 au poste de préfet des Aurès-Nememcha avec des pouvoirs civils et militaires exceptionnels.
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