« Envoie-nous des armes ou des fonds pour les acheter, écrivaient les Algérois. Il faut au moins 100 millions. »
« Impossible, répondit Ben Bella, nous n'avons pas un sou ! »
La réponse arriva sous forme d'ultimatum : « Si vous ne pouvez rien faire pour nous à l'extérieur, revenez crever avec nous. Venez vous battre. Autrement, considérez-vous comme des traîtres!» Abane avait donné grande publicité à cet échange de correspondance. Il ne se doutait pas que, ce faisant, il s'engageait sur une pente qui -dix-huit mois plus tard- le conduira à recevoir la mort de la main de ses anciens compagnons de combat.
Krim Belkacem le rappela vertement à l'ordre : «Tant que ces règlements de comptes se passent uniquement entre nous, ce n'est pas trop grave, lui dit-il, mais tu fais tout pour répandre nos divergences avec l'extérieur. L'Oranie est troublée par ces agissements. Boussouf m'en a fait part. Amirouche en Kabylie en a eu vent!»
Au fond Krim partageait l'indignation d'Abane devant l'inefficacité de l'extérieur. Il savait d'autre part qu'entre Ben Bella et ses compagnons du Caire tout n'allait pas pour le mieux, mais il voyait d'un mauvais œil Abane prendre en main -seul- les rênes de la révolution. Krim qui, tout en admirant le travail accompli à Alger par l'ancien secrétaire de commune mixte, n'en déplorait pas moins l'aspect «envahissant» du personnage.
Abane, passionnément dévoué à la révolution, se laissait entraîner par son caractère entier sur une voie dangereuse. Il n'admettait aucune faiblesse de la part de ses hommes. Encore moins la tolérait-il «chez ses pairs, ceux qui, avec lui, dirigeaient la révolution. Son intransigeance le poussait à mettre en accusation ceux qui ne réussissaient pas dans la mission qui leur était confiée. Et il se sentait fort face à l'extérieur qui jusqu'à présent n'avait remporté que des succès diplomatiques à Bandoeng et à New York, où Ait Ahmed et Yazid avaient fait du bon travail, mais avaient échoué en n'envoyant aucune aide matérielle aux maquis de l'intérieur. Abane se promettait bien, en préparant le congrès qui serait son œuvre, de mettre les responsables en accusation. Dans ce domaine, sa bête noire restait Ben Bella qui, aidé par la publicité que lui avaient faite les "Français" et le soutien -tout verbal mais efficace- que lui apportait Nasser, s'érigeait en chef de la révolution alors « qu'il n'était pas même fichu de faire parvenir des armes et des fonds ».
Les chefs de l'intérieur, «ceux qui se battaient», partageaient sans exception l'opinion d'Abane sur Ben Bella. La révolution avait été déclenchée par une direction collégiale. Il était temps de se réunir pour voir ce qu'il en advenait. Le congrès serait le bienvenu et permettrait de régler de vive voix et en présence des responsables. L'arrivée du Dr. Lamine en égypte provoqua l'éclatement de la première crise au sein de l'équipe du Caire.
Selon Khider et Aït Ahmed, depuis le déclenchement de la révolution, Ben Bella menait seul une politique personnelle avec les Égyptiens, une politique qu'ils n'approuvaient.
D'autant que l'Egypte, qui voulait contrôler étroitement l'évolution de la révolte algérienne, n'apportait qu'une aide minime, même si aux yeux de la France elle paraissait spectaculaire. En effet, la délégation F.L.N. du Caire recevait, au printemps de 1956, une allocation mensuelle d'un million de francs (anciens) versée par la Ligue arabe et une aide exceptionnelle de l'Egypte qui ne dépassait jamais cinq millions par mois et cela contribua pour une grande partie à faire croire à la France à un soutien inconditionnel de Nasser à la révolution algérienne, l'Egypte accordait une demi-heure de sa chaîne Saout el-Arab à la propagande du F.L.N.
Ben Bella, qui sentait Aït Ahmed et Khider opposés à des contacts trop étroits avec l'Egypte, résolut de les discréditer aux yeux de Nasser en les faisant passer, l'un pour communiste, l'autre pour «frère musulman». Deux races d'hommes qui inspiraient au leader égyptien une méfiance sans borne. Ait Ahmed s'apprêtait à quitter New York lorsqu'il apprit par le New York Times qu'une lettre de Ben Bella adressée aux maquis et saisie par les autorités françaises, révélait de graves dissensions internes.
« Il n'y a rien à faire, écrivait Ben Bella, avec Aït Ahmed, qui est un berbéro-matérialiste, ni avec ce vieux Khider, le bourgeois »
Lorsque Ait Ahmed arriva au Caire, bien décidé à demander des comptes, c'était déjà le drame : Ben M'Hidi, le chef de l'Oranais, qui avait quitté l'intérieur pour trouver coûte que coûte des armes, s'était accroché sérieusement avec Ben Bella, lui reprochant de ne pas remplir le rôle qui lui était fixé : assurer l'équipement et l'armement des maquisards.
Au cours d'une réunion, les différentes tendances devaient vivement s'affronter.
Le Dr. Lamine, qui arrivait d'Alger pour superviser la délégation de l'extérieur, attaqua le premier : «Je suis navré de vous dire que tout l'intérieur est au courant de vos dissensions, ce qui n'est pas fait pour remonter le moral des combattants qui, je vous le rappelle, souffrent dans les maquis...» C'était la première allusion au confort -même médiocre- dont jouissaient les représentants F.L.N. du Caire. Lamine mit en cause Ben Bella. «Tu as été choisi pour t'occuper de la logistique. Tu as fait des promesses. Alors? Où sont les armes? Quel est le travail accompli?
- Mon rôle a été également de nous assurer du soutien de l'Egypte! protesta Ben Bella.
- Sur ce point, je sais que tu réussis personnellement, si les résultats matériels ne sont pas très brillants. La révolution manque d'armes, de munitions, de moyens. Elle risque d'être étouffée par votre faute. Mais ça va changer. Je suis porteur d'un mandat de l'intérieur qui me donne carte blanche pour faire démarrer efficacement l'aide à notre mouvement!»
Effectivement Abane et l'intérieur avaient nommé Lamine chef de la délégation extérieure!
C'en était trop pour Ben Bella qui voyait ses efforts pour être reconnu comme chef de la révolution réduits à néant. Il oublia ses velléités de commandement suprême pour se retrancher derrière le principe de collégialité.
«Je n'admets pas cette décision prise par l'intérieur, s'écria-t-il, cela repose tout le le principe de la direction de notre mouvement. Je vous demande de réaffirmer solennellement les grands principes de collégialité et de coordination qui nous ont guidés depuis le 1er novembre!»
Ait Ahmed, lui demanda des nouvelles de Saïd Turki, représentant du F.L.N. à Tripoli où Ben Bella avait envoyé son ami Ali Mahsas pour monter une base logistique d'aide à l'Est algérien.
- Non. Pas besoin.
- Que lui reprochiez-vous ?
- Messaliste.
- C'est faux. Et toi, pour une fois, tu devrais t'expliquer un peu plus longuement. Si cette accusation grave était fondée, on devait prendre la décision ensemble en vertu de cette fameuse collégialité derrière laquelle tu te réfugies quand ça t'arrange. Mais pour l'instant, c'est toi qui diriges à ta façon. Une drôle de façon!»
Ben Bella décida de se mettre en colère. « Et si c'est comme ça, hurla-t-il, je m'en vais. Ce n'est pas ainsi qu'on fait la révolution!
- Je voudrais bien savoir, dit Ait Ahmed, si on ne peut liquider, sur l'ordre d'un seul, un militant qui depuis longtemps a fait ses preuves. »
« C'est moi qui l'ai écrite, avoua Mahsas, mais sous la dictée de Ben Bella!
- Mais dans cette lettre tu révélais que Ben Bella, Boudiaf et toi-même détenaient le pouvoir politique.
- Oui, mais il faut bien que quelqu'un l'assure. La plupart du temps, tu es en mission. En outre, l'intérieur, qui nous accuse tant, est en train de localiser la révolution dans l'Aurès...» C'était le jeu stérile des accusations mutuelles que l'on se jette à la figure.
Lamine revint avec Ben Bella. Tout le monde s'était calmé. La discussion reprit. Finalement, le lendemain, un rapport fut rédigé à destination de l'intérieur précisant bien que les relations avec l'Egypte devaient être celles d'une alliance à égalité et non d'une alliance «subalterne». On déclarait solennellement que chacun des assistants réaffirmait son attachement au principe de la codirection. Mahsas avant de regagner sa base de Tripoli ne put s'empêcher de mettre en garde ses compagnons contre l'arrivée d'hommes comme Ferhat Abbas et le leader uléma Toufik El-Madani.
«Ils vont arriver avec leurs vieilles habitudes politiques, dit-il, avec leurs manigances, leurs manœuvres, leurs désunions... »
Boudiaf l'approuva. « Pour ce qui est de l'union ici... » C'était Ben Bella qui, ulcéré des attaques dont il était l'objet, venait de parler. « Occupe-toi donc de Tripoli, dit-il à Mahsas, et Boudiaf de Nador. Et trouvez les armes que l'intérieur réclame.
Moi je m'occupe des Égyptiens...»
Ben M'Hidi, l'un des plus courageux Fils de la Toussaint, n'avait jusque-là fait qu'observer les hommes et écouter attentivement les propos. Depuis le début de la conférence, il semblait écœuré de l'attitude dominatrice de Ben Bella. « Dis-donc, tu te prends vraiment pour le leader! C'est toi qui commandes tout!» L'allusion de Ben M'Hidi cingla Ben Bella. Perdant son sang-froid, il bondit sur son compagnon pour le frapper!
Ait Ahmed et Mahsas l'en empêchèrent. Ben Bella dut sans répliquer entendre Ben M'Hidi, méprisant, dénoncer ses méthodes personnelles et surtout son manque d'empressement à trouver des armes. «Tu as raison, Ben Bella. Il est temps que chacun regagne son poste. Le mien est à l'intérieur. Je vais rejoindre Krim et Abane. Au moins, là-bas, nous lutterons. Alors qu'ici on est tout juste capable de s'entredéchirer!» Ben M'Hidi put, avant de partir, se rendre compte des résultats obtenus par Ben Bella auprès des Égyptiens.
C'était le premier entretien politique accordé par l'Egypte aux membres de la délégation extérieure. Le ministre de l'Intérieur égyptien, reçut le Dr. Lamine, Khider, Boudiaf, Ben Bella, Ait Ahmed et Ben M'Hidi. Ce dernier allait rapporter à Krim et Abane la position des Égyptiens. Le ministre n'avait aucune idée de ce qui se passait en Algérie! Pour lui il s'agissait de «petites bandes de bandits» dont il fallait se servir. En aucun cas d'une révolution populaire. Les Algériens, Ait Ahmed en particulier, protestèrent et évoquèrent le problème de l'aide égyptienne au point de vue propagande et armement. Le ministre fit quelques vagues promesses de soutien.
Saout el-Arab s'était tue depuis quelque temps? On pourrait envisager la reprise des émissions. Mais pas tout de suite! L'entretien se termina par de chaleureuses poignées de main. Lorsque, quelques jours plus tard, Ben M'Hidi raconta l'entrevue à Abane il ne pouvait savoir que Ben Bella avait vu Nasse: personnellement et que celui-ci lui avait expliqué les raisons du silence de la Voix des Arabes. Les Français lui avaient mis le marché en main: la France achetait la récolte de coton égyptien en échange de l'arrêt des émissions de propagande. Sinon, ils achèteraient leurs coton ailleurs. Et Ben Bella ne voulait en aucun cas avouer que son ami Nasser «qui nous aidera bientôt» pratiquait avant tout le dicton : Charité bien ordonnée, etc.
Quarante-huit heures plus tard, Ben Bella restait seul au Caire, surveillé du coin de l'œil par le Dr. Lamine et Khider.
Ait Ahmed repartait pour New York, Boudiaf pour le Maroc, Ben M'Hidi pour Alger, Mahsas pour Tripoli et Tunis.