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Ben Bella, quand le mythe prend corps
La surprise fut totale.
Et pourtant ! Le gouverneur Léonard savait. Le directeur de la Sûreté, Vaujour, savait. Paris aurait dû savoir après le rapport du 23 octobre. Le commandant en chef, Cherrière, était au courant. De quoi ?
D'un danger « peut-être immédiat », d'un mouvement « coordonné au Caire » par ce Ben Bella de l'O.S.
Léonard, avait confié son inquiétude à Jacques Chevallier. Il avait également bavardé avec Nicolaï, le chef de cabinet de François Mitterrand. Mais cela n'avait jamais dépassé le stade des « inquiétudes raisonnées ». Et les conversations Léonard-Nicolaï relevaient plus des mondanités que de la conférence de travail. C'étaient deux hommes de la même «boutique», le Conseil d'État, qui se rencontraient et bavardaient dans de profonds fauteuils, avant ou après un bon déjeuner, de «ce problème qui risquait d'être préoccupant» : l'Algérie. Quant à Mitterrand lui-même, s'il répétait souvent à Pierre Mendès France : « Je sens quelque chose en Algérie », ses préoccupations n'allaient pas plus loin. Jamais il n'avait dit à son collègue Jacques Chevallier, secrétaire d'État à la Guerre : « Vous êtes d'Algérie, parlons un peu. Comment ça se passe actuellement ? »
D'ailleurs, Jacques Chevallier n'aurait pu lui parler que de réformes qu'il était urgent d'appliquer pour éviter les troubles que ne manquerait pas de provoquer l'attitude résolument réactionnaire de certains groupes importants de Français d'Algérie. Rien de plus, car le maire d'Alger, malgré ses contacts avec les conseillers municipaux M.T.L.D., n'était au courant de rien. Et pour cause : le secret du jour J avait été bien gardé. Dans toute l'Algérie, une vingtaine d'hommes seulement le partageaient vingt-quatre heures à l'avance !
Les exécutants, les militants de base, avaient été prévenus le jour même de l'action.
La surprise, la stupéfaction, puis l'inquiétude vinrent de la coordination du mouvement sur un « front » de 1 200 kilomètres. D'Oran à la frontière tunisienne. De Cassaigne à Souk-Ahras. Le gouverneur général, son état-major, les préfets avaient été saisis «à froid».
Mais après l'affolement de la nuit, l'avalanche des télégrammes dramatiques, des coups de téléphone peu encourageants, la vérité se dégagea au petit jour. Le mouvement insurrectionnel n'était pas si grave qu'on pouvait le croire à 4 heures du matin. Roger Léonard reprit sa formule : « Situation préoccupante mais pas dramatique. » Il retrouva son « inquiétude raisonnée » après avoir traversé un moment de panique. Lorsque le soleil se leva sur le premier jour de la guerre d'Algérie personne, à Alger ou à Paris, ne soupçonna qu'il s'agissait d'une affaire qui allait dominer les dix années suivantes de l'histoire de France.
Au début de l'après-midi du 1er novembre 1954, après que quelques heures de repos eurent permis à chacun de « récupérer » cette nuit dramatique, Roger Léonard réunit dans son bureau au Gouvernement général, outre René Mayer et Jacques Chevallier, de passage à Alger, les « responsables » de l'Algérie : les préfets, le commandant en chef Cherrière, le général Spillmann, commandant l'Est algérien, et le général Lecocq, représentant le résident en Tunisie.
Car les nouvelles parvenues de l'Aurès dans le courant de la matinée avaient suscité un regain d'inquiétude. La mort de l'instituteur - Mme Monnerot a pu être sauvée par un médecin ukrainien- et l'isolement d'Arris et de T'Kout rendaient la situation plus préoccupante qu'on ne l'avait pensé à la fin de la nuit. Dupuch, le préfet de Constantine, et Spillmann avaient espéré que cette conférence, prévue pour eux depuis plusieurs jours -bien avant les événements-, serait annulée. « Qu'est-ce qu'on va foutre à Alger ? avaient dit les deux hommes, notre présence est bien plus utile à Constantine. » Mais le gouverneur général en avait jugé autrement. Il voulait faire le point et pour cela avoir tout son monde autour de lui. Le grand fonctionnaire qu'était Roger Léonard prévoyait déjà les multiples attaques dont il allait être l'objet. Et il voulait soutenir l'accusation parisienne aussi bien que la critique algéroise. Pour l'instant, personne ne savait encore. La radio n'avait pas signalé les événements de la nuit. On ignorait les attentats. La population allait les apprendre en ce début d'après-midi. Le lendemain au plus tard commencerait la curée. Et il voulait profiter de ces quelques heures de répit pour organiser, avec tout son monde, la riposte qu'il convenait de donner à cette insurrection.
Le directeur de la Sûreté fit le bilan de la nuit :
« Des pétards à Alger. Mais qui éclatent à la même heure : 1 heure du matin, dans des endroits stratégiques et "intelligemment" choisis. Peu de dégâts.
« Dans l'Algérois : attaques avortées de casernes à Blida et à Boufarik. D'après les témoignages, les agresseurs semblaient nombreux mais peu aguerris. Pas de dégâts. Quelques armes volées. Des bombes de fabrication locale explosent près de ponts et à certains carrefours. Incendies à la coopérative d'agrumes de Boufarik et destruction du stock d'alfa de Baba-Ali. Dégâts importants. Encore une fois actions soigneusement coordonnées. Dans l'Oranais : fermes attaquées. Tentatives d'incendie. Un mort et quelques blessés à Cassaigne.
« En Kabylie : un mort. Incendie de dépôts de liège. Dégâts très importants. Une bonne centaine de millions. Là encore remarquable coordination des attentats.
« Dans l'Algérois, dans les Aurès, l'Oranais et en Kabylie les insurgés ont pris soin d'interrompre les communications téléphoniques en sciant les poteaux télégraphiques et en cisaillant les lignes. Le mouvement a été remarquablement monté. »
Le préfet Vaujour souligna l'importance qu'aurait prise le mouvement d'insurrection si les rebelles avaient disposé d'armes importantes et de bombes efficaces.
« La situation est donc préoccupante, conclut-il, mais on doit remarquer qu'en aucun cas la population n'a pris parti pour les rebelles, comme on aurait pu le craindre. Au contraire, en certains endroits, comme à Cassaigne, elle a considérablement aidé les gendarmes et la police au cours des premières mesures prises pour identifier et poursuivre les rebelles. Lorsqu'on fait le bilan de cette nuit on s'aperçoit que le véritable foyer de cette insurrection se trouve dans l'Aurès. Là, la situation est grave et il faut, à mon avis, que nous dirigions tous nos efforts sur cette région. »
Le préfet Dupuch et le général Spillmann firent un bilan des « événements dans l'Est algérien » qui appuyait les dires du préfet Vaujour.
Le Nord constantinois avait peu souffert : rafales de mitraillettes et attaque avortée de casernes ou postes de police à Condé-Smendou et au Kroub.
En revanche, dans l'Aurès, la situation était grave et, en certains points, dramatique.
A Batna, attaque de deux casernes menée avec une folle audace. Deux sentinelles européennes tuées.
A Khenchela, le commandant d'armes tué.
Arris était isolé. Les crêtes environnant la petite ville étaient tenues
par des éléments hostiles qui tiraillaient de temps en temps sur le centre administratif.
Arris appelait au secours à chacune de ses vacations radio. Toutes les liaisons téléphoniques de l'Aurès étaient coupées. La gendarmerie de T'Kout était isolée. L'Aurès paraissait tout entier acquis à la rébellion. L'instituteur Monnerot et un caïd avaient été tués par les rebelles.
On avait maintenant la plus grande inquiétude pour les soixante-dix ou quatre-vingts Français bloqués à Arris, parmi lesquels, souligna le préfet de Constantine, « mon secrétaire général, M. Faus-semagne, et sa femme, en villégiature pour ce weed-end » et pour les gendarmes de T'Kout isolés avec femmes et enfants en pleine montagne.
« Il faut tout de suite intervenir pour les dégager, ordonna Roger Léonard. A tout prix ! »
Le général Spillmann expliqua que des troupes étaient immédiatement parties de Batna au secours d'Arris. Mais la route était longue et présentait pour les rebelles toutes facilités pour monter des embuscades.
« Et, ajouta Spillmann, vous connaissez aussi bien que moi la tragique pénurie de troupes dans cette région! J'ai pris un gros risque pour débloquer Arris. Car ce serait effroyable si les Européens d'Arris étaient massacrés. Mais ce serait encore plus grave si des détachements imprudemment engagés pour secourir "en vain" Arris étaient détruits par les rebelles ! »
Le commandant en chef Cherrière approuva les décisions de son subordonné.
« Vous ne pouviez faire autrement, dit-il à Spillmann, et vous avez bien fait. » Léonard approuva gravement.
Voilà pour les mesures immédiates mais sans vouloir se l'avouer les participants à la conférence devaient convenir, comme M. Vaujour le dira plus tard, que cet embrasement général, qui leur « était tombé sur le coin du crâne » en pleine nuit et qui venait d'être confirmé dans la matinée par l'assassinat du caïd Hadj Sadok et de l'instituteur Monnerot, les laissait « dans le bleu ».
La rébellion était généralisée et ne revêtait aucun caractère régional ou tribal. Pourtant, si elle avait frappé toutes les régions d'Algérie c'est dans l'Est qu'elle s'était montrée la plus efficace. C'était là enfin que la population, d'après les premiers renseignements fragmentaires, semblait être favorable à ce mouvement.
Partout ailleurs l'insurrection avait été menée par de petites bandes agissant en dehors de la population en réponse à des ordres très précis. D'où venaient ces ordres ? On reprit les renseignements que l'on avait déjà, en particulier les rapports des R.G., on y ajouta les premières informations en provenance de Paris et du Caire et enfin la fameuse proclamation F.L.N. qui avait été glissée dans les boîtes ou envoyée par la poste le samedi et que certains destinataires venaient de trouver dans leur courrier.
Pour Vaujour, pour Léonard, pour Cherrière, l'action si remarquablement coordonnée ne pouvait être dirigée que du Caire. D'une part, depuis des semaines, la Radio « Voix des Arabes » couvrait la France d'injures; d'autre part, Vaujour, depuis avril 1954, lorsqu'il avait établi son rapport sur les commandos nord-africains, avait eu la preuve que ces commandos étaient entraînés par l'Egypte. Les R.G., de leur côté, soulignaient, dans le rapport du 23 octobre, que « tout se faisait au Caire et que le chef était l'ancien membre de l'O.S. Ahmed Ben Bella ». Enfin, c'était Radio-Le Caire qui, dès le matin, avait annoncé la premiere les attentats algériens accompagnés de précisions étonnantes sur les lieux où ces attentats avaient été commis. Il n'était matériellement pas possible à Radio-Le Caire d'avoir eu connaissance de ces précisions dans la nuit. A moins, bien sûr, que les ordres ne fussent partis de la capitale égyptienne.
Personne ne pensa qu'un plan précis pouvait avoir été établi en Algérie par des hommes groupés en état-major clandestin et envoyé au Caire pour diffusion. C'était pourtant ce qui s'était passé. Mais ni le gouverneur général, ni le commandant en chef, ni le directeur de la Sûreté ne pouvaient ni ne voulaient penser qu'en Algérie des hommes pouvaient s'organiser et entreprendre, sans aide extérieure, une lutte disproportionnée. Il était plus raisonnable, plus réaliste, d'y voir uniquement la main de « l'étranger ».
A leurs yeux, la machination d'extrême gauche, le soutien inconditionnel de Nasser, de cette puissance toute neuve de la République égyptienne, dégageaient dans une certaine mesure leur responsabilité. « Les "Arabes" d'Algérie seraient capables de mettre au point, de coordonner avec rigueur un mouvement révolutionnaire? Allons donc, C'est impossible. La population est avec nous. Elle nous est fidèle. »
C'est ce Ben Bella, dont on va découvrir le nom à Paris, qui, la main dans la main avec Nasser, a tout dirigé. La légende prend corps. Le mythe Ben Bella aussi. Il ira loin. Il vient d'être créé, établi, renforcé en l'espace d'une semaine: du rapport du 23 octobre à ce 1er novembre 1954. Faute de savoir contre qui on doit combattre sur le territoire algérien il est plus reposant, plus réconfortant de se créer un ennemi dont, faute de connaître le visage, on connaît le nom et le lieu d'où il agit.
A la décharge des autorités françaises il faut bien avouer que les six hommes qui viennent de déclencher ce mouvement irréversible avec leur foi et des moyens ridiculement faibles ont dû convaincre dans bien des cas les gens qu'ils entraînaient dans l'aventure de la réalité de l'aide égyptienne, allant, dans les régions les moins évoluées comme l'Aurès, jusqu'à annoncer à certaines tribus non seulement l'arrivée d'armes puissantes mais même le « débarquement » de forces égyptiennes qui aideraient le peuple algérien à «rejeter les Européens à la mer». La confiance du peuple militant en ses dirigeants nationalistes avait été tellement émoussée par les querelles internes du M.T.L.D. entre Lahouel et Messali que personne ne pouvait croire en 1954 à un mouvement organisé et dirigé par des Algériens. D'ailleurs, « La Voix des Arabes », qui se déchaînait contre le colonialisme français, ne s'était pas fait faute de critiquer violemment l'immobilisme des Algériens à « l'heure où les frères tunisiens et marocains se rebellaient contre le joug français ».
S'est face à cette organisation dont ils ne savaient rien si ce n'est qu'elle était «dirigée de l'étranger», que Roger Léonard, Paul Cherrière et leur état-major dû faire l'inventaire de leurs moyens.
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