Le Blog de la guerre d'algérie, texte inédit, photos rare, des vidéos et interactions
Il faisait gris lorsque Boudiaf quitta Constantine. Boudiaf pressa le pas et remonta la rue Caraman, une des plus étroites mais des plus animées des rues de Constantine. Des gosses passaient en criant les journaux. Mais ce jour-là Boudiaf se souciait peu des nouvelles. La « formidable opération Aiguille » dont on parlait encore ne l'intéressait pas. C'était l'affaire de Ben Boulaïd et des « bandits » de l'Aurès. Ceux-là, ce n'était pas une « opération d'envergure » qui allait leur faire peur ! Mohamed Boudiaf aurait parié un sac de cacahuètes que les quatre cents ou cinq cents hommes de l'Aurès étaient tellement bien dissimulés dans les caches d'une montagne dont ils connaissaient les moindres pitons, les moindres escarpements, les moindres sentiers, que les bons C.R.S., habitués au maintien de l'ordre des villes, n'arrêteraient que d'inoffensifs bergers et ne feraient qu'oxygéner leurs poumons ! Boudiaf avait d'autres soucis en tête. Président du C.R.U.A. et chargé des relations avec l'extérieur il venait pour régler une affaire de taille : Lahouel, qui ne se contente pas de les laisser tomber, de ne pas donner l'argent promis, était parti en guerre contre le C.R.U.A. Et avec un succès certain. Il accusait le C.R.U.A. de « mener le peuple à l'abattoir ». De vouloir déclencher une révolution alors que rien n'était prêt, qu'il n'y avait ni armes, ni moyens, ni aide extérieure importante. Il soutenait que le peuple ne survivrait pas, qu'il fallait d'abord épuiser les ressources de la lutte politique. Lahouel et ses centralistes se trouvaient bien à la mairie d'Alger et n'avaient rien trouvé de mieux que de tenter de « débaucher » du C.R.U.A. des éléments « mouvants » et influençables : « Nous aussi nous sommes pour l'action, mais il faut encore attendre... » Et Lahouel était passé à l'action à sa façon. Il avait précédé Boudiaf à Constantine. Bien renseigné sur les participants à la réunion des Vingt-deux, il avait décidé de convaincre les Constantinois de la « folie dans laquelle ils allaient se lancer... » Et il y avait parfaitement réussi. Habachi, Lamoudi Abdelkader, Mechatti, Saïd et Rachid faisaient les morts. On n'avait plus de nouvelles de ces « hommes de confiance ». Didouche n'avait pas réussi à les joindre et Boudiaf s'était décidé à prendre le taureau par les cornes et à aller voir sur place ce qui se passait. Il avait demandé 150 000 des 500 000 AF donnés, lors des premiers contacts, par Lahouel au C.R.U.A. Bouadjadj, qui tenait la caisse, les lui avait confiés en riant : « C'est son propre fric qui va nous servir à le combattre ! » Mais Boudiaf n'avait pas envie de rire. Encore moins aujourd'hui à Constantine ! Car il venait bel et bien d'essuyer un échec. Les cinq Constantinois se « dégonflaient ». Lahouel les avait bien convaincus. Le travail de sape avait été efficace.
« Tu comprends, avait dit Mechatti, on n'a aucune chance. On n'a même pas la population avec nous. Et on ne l'aura pas ! Ne comptez plus sur nous. Nous ne parlerons pas. On ne dira rien mais on laisse tomber. » Rien n'y avait fait. Ni les supplications ni les menaces. Boudiaf avait dû battre en retraite. Et ce matin-là il était d'aussi méchante humeur que le temps était gris. C'était un coup dur. Constantine ne bougerait pas ! C'étaient en outre les premières défections qu'enregistraient les hommes du C.R.U.A. Jusque-là tout avait bien marché. Ils n'étaient peut-être pas très nombreux, pas bien armés, mais profondément convaincus. Ils formaient un bloc uni. Ils se donnaient confiance mutuellement. La faille constantinoise lorsqu'elle serait connue risquait d'avoir des conséquences incalculables et imprévisible sur le moral des troupes.
Boudiaf était arrivé boulevard de l'Abîme où une voiture l'attendait. Le militant qui conduisait ne le connaissait pas. Il avait des ordres pour conduire son passager à Alger. Il le déposa sept heures plus tard au tournant Rovigo à la Casbah. Un drôle de passager ! Il n'avait pas ouvert la bouche !
Il était 18 heures. Avec un peu de chance Bouadjadj serait encore au café Ben Nouhi, rue du Rempart-Médée. Boudiaf avait envie de se confier, de parler, de maudire ce fils de p... de Lahouel. Il rencontra Bouadjadj au coin du boulevard Gambetta et de la rue Henri-Rivière. Ce ne serait pas la peine d'aller au café ! Les deux hommes se serrèrent la main.
« Échec complet, dit Boudiaf, Lahouel les a convaincus. Ils nous laissent tomber !
— C'est la catastrophe ! répondit Bouadjadj. Et tu ne sais pas tout. Demain, à Blida, Lahouel et Yazid ont préparé une réunion des militants sûrs de la région. Et là ils sont forts ! »
Boudiaf serra encore plus ses lèvres pincées par la colère. Les mâchoires bloquées il lâcha :
« S'ils veulent la bagarre, ils l'auront. Demain, je serai à Blida ! »
«... Ces hommes veulent vous entraîner dans une aventure sans issue ! »
Boudiaf tassé sur sa chaise écoutait depuis une heure M'hamed Yazid et Lahouel qui tentaient de rééditer leur exploit de Constantine. Dans le local du M.T.L.D. de Blida ils avaient réuni des militants de la région, des paysans, des ouvriers agricoles. Ils étaient une vingtaine en djellabas usées ou en chemises et pantalons maculés de terre. Un chiffon entortillé sur la tête. Bouchaïb et Souidani, chez qui une grande partie du matériel et des bombes était entreposée, entouraient Boudiaf. Les militant qui écoutaient Yazid et Lahouel regardèrent les trois hommes, hésitants. Ce que disait Lahouel était sensé mais un Souidani, presque francisé, toujours en veston avec sa croix de guerre 1945 au revers, n'était pas un fanatique qui les enverrait à la mort pour le plaisir. Et Souidani et Bouchaïb étaient du C.R.U.A. et les avaient contactés. Lahouel sentit la situation, il se savait dans une région où il était très fort. Autant Alger était messaliste, autant l'Algérois était centraliste. Malgré cet avantage il sentit que ce serait plus dur qu'à Constantine. Mais s'il avait gagné dans le pays d'origine de Boudiaf, pourquoi pas à Blida ? Il décida de frapper un grand coup.
« Ce serait de la folie de se lancer dans cette aventure, s'écria-t-il, sans armes, sans soutien ; vous irez à la mort. Notre parti perdrait ses meilleurs éléments. Et d'ailleurs qui nous dit que ce n'est pas le but de ces hommes ? Qu'ils ne sont pas des agitateurs... »
Un murmure parcourut le petit local. Là, Lahouel y avait été un peu fort.
Boudiaf se leva et le poussa légèrement.
« J'écoute en silence depuis une heure les arguments de ces deux-là ; c'est un peu mon tour de parler... »
Et d'une voix sourde, cette voix de tuberculeux, diront plus tard ses amis, cette voix qui sort d'une poitrine malade mais qui sait convaincre et prendre aux tripes, Boudiaf reprit les arguments d'unité et d'action qui avaient présidé à la création du C.R.U.A. Il retraça calmement les querelles internes Messali-Lahouel, les discutailleries, les palabres dans lesquelles s'enlisait le nationalisme algérien, pendant « qu'à droite et à gauche, en Tunisie et au Maroc, les ailes bougent, le corps algérien reste immobile, terrassé par des querelles stériles ». Oui, le C.R.U.A. n'avait pas de grands moyens mais dès que la révolution aurait éclaté, dès que le monde saurait, alors l'aide arriverait. Il parla de l'Indochine, des victoires des Viets et même de la Résistance française. Il parla du statut de 1947, des colons, des élections truquées. Il fit le grand numéro. « Et vous suivriez des hommes qui vous conseillent de ne rien faire ?... »
Lahouel reprit la parole. Le duel qui se déroulait devant leurs yeux fascinait les quelques militants présents. Lahouel expliqua le désir des centralistes de passer eux aussi à l'action mais il était nécessaire avant tout d'être unis et d'avoir réglé le problème Messali.
C'était plus que ne pouvait en supporter Boudiaf. Cette fois, il était furieux. « Et ça recommence, hurla-t-il, Messali-Lahouel Lahouel-Messali. Ils ne pensent qu'à cela. Écoutez-moi bien... »
Et il se tourna vers Lahouel et M'hamed Yazid, interdits par la violence de sa harangue qui contrastait avec le calme de sa première intervention.
« Écoutez-moi bien, vous tous. La révolution, elle se fera. Avec ou sans vous. Avec ou contre vous. C'est inéluctable. La machine est en marche, rien ne pourra maintenant l'arrêter».