Le Blog de la guerre d'algérie, texte inédit, photos rare, des vidéos et interactions
Devant l’hésitation de Lahouel et le superbe entêtement de Messali, les chefs du groupe durent se poser la question de représentativité. Si pour l'instant le plus sûr garant de leur sécurité était l'anonymat, le cloisonnement sévère qui assurait le secret de leur mouvement — rares étaient les militants déjà recrutés qui auraient pu donner le nom des dirigeants du C.R.U.A. — il faudrait bien, le jour « J », rompre cet anonymat et livrer un nom à la masse. Et ce nom devait être représentatif, prestigieux. Un nom bien établi, bien connu. Psychologiquement c'était aussi important que le choix des actions qui ouvriraient la rébellion contre l'autorité. Les Six avaient fait le bilan. Boudiaf était le président du C.R.U.A. mais, tout comme ses compagnons, il était inconnu du grand public, de la masse algérienne. Boudiaf, Didouche, Ben M'Hidi, Krim, Bitat, Ben Boulaïd, c'étaient des noms qui figuraient que sur des dossiers de police, ils étaient bien connus des militants de l'ancienne O.S. qui reconnaissaient leur ouvrage, leur volonté, leur détermination, mais les anciens de l'O.S. c'étaient au maximum 3 000 hommes en Algérie !
Aucun des Six n'avait aux yeux de la masse un nom suffisant, il fallait une tête politique prestigieuse, une tête d'affiche qui fer lit « sérieux » et qui serait sérieuse. Un nom qui impressionnerait autant le peuple que les autorités françaises. Un Ho Chi Minh algérien. Les créateurs du groupe s'aperçurent en les passants en revue que les noms musulmans prestigieux n'abondaient pas dans l'Algérie de 1954. Ferhat Abbas pour eux était un bourgeois que l'on n'avait même pas mis dans la confidence du C.R.U.A. En plus, c'était un vieux politicien, déjà un cheval de retour. Pas un nom révolutionnaire. Messali et Lahouel, on n'en parlait pas. Les communistes ? Pas question de les « mettre dans le coup », on n'oubliait pas qu'en 1945 Thorez, vice-président du Conseil, avait approuvé la répression de Sétif que Liberté, journal du parti, dénonçait les « patriotes », que des Européens du P.C.A. avaient organisé des milices, qui fusillèrent à tour de bras.
Enfin, tout le monde tomba d'accord sur le nom du docteur Mohamed Lamine Debaghine, ancien membre du comité central, qu'une vie politique mouvementée avait fait connaître de la masse. Et puis un médecin cela faisait bien. Un intellectuel était nécessaire pour donner confiance et les membres du C.R.U.A., s'ils étaient bien décidés à vaincre, manquaient sérieusement de diplômes. Ben Boulaïd, Boudiaf et Krim furent chargés de « sonder » le docteur. Ils prirent le train pour Saint-Arnaud, petite ville après Sétif où Lamine Debaghine avait son cabinet.
Depuis cinq ans, l'activité politique du docteur Debaghine est en veilleuse. II a repris ses consultations à Saint-Arnaud tout en conservant certains contacts avec le M.T.L.D. dont il a « démissionné » en même temps qu'il en a été « exclu ». C'est un curieux personnage que le docteur Lamine Debaghine. Physiquement d'abord. Une paralysie faciale déforme le visage intelligent et dresse une barrière devant l'interlocuteur. Cette fixité d'une partie du visage crée un malaise et il faut tout l'esprit retors du médecin pour l'effacer. Il y parvient sans mal, il a l'habitude des situations difficiles. Né le 24 janvier 1917, il a trente-sept ans en 1954 et une carrière politique mouvementée. Son père, restaurateur à Cherchell, lui fait faire ses études secondaires. Puis, comme boursier, Lamine Debaghine entreprend des études de médecine. Encore étudiant il découvre le P.P.A. et est séduit par les idées que développe le parti. Il gravit très vite les échelons. Dès octobre 1942 il est président de l'organisation clandestine du parti. Il le restera jusqu'en 1947 après avoir été emprisonné en 1943. Ambitieux, violent, il se sait un chef. Il a réussi ses examens, s'installe à Sétif. Déjà fiché comme un membre du P.P.A., il échappe aux recherches de la police, de l'armée et des milices qui « purgent » le Constantinois après les émeutes de mai 1945. La répression passée et l’amnistie de 1946 décrétée il reparaît au grand jour pour se faire élire au Parlement lors des élections de la même année. Le voilà député. Mais il a déjà décelé au sein du parti M.T.L.D. les germes des dissensions qui éclateront au grand jour quelques années plus tard. Il veut convaincre les militants de la nécessité d'une profonde réforme. Il parcourt l'Algérie mais malgré ses qualités, son ambition, il ne fait pas le poids devant le « verbe magique » de Messali Hadj. Il envoie sa démission de Tunis en même temps que le comité central prononce son exclusion le 1er novembre 1949. Si l'ambitieux médecin n'est pas parvenu à provoquer les révisions profondes dont a besoin le parti nationaliste, il a réussi à se faire un nom et la « démission-exclusion » provoque de forts remous au sein même du M.T.L.D.
Le docteur Lamine Debaghine au moment où il reprend ses consultations dans son cabinet de Saint-Arnaud est devenu une tête politique estimée. Il est jeune, il a trente-deux ans et il pense qu'une « retraite provisoire » lui sera bénéfique. Il aura un rôle à jouer et pressent la crise qui ne manquera pas d'éclater au M.T.L.D. Entre 1950 et 1954 les Renseignements généraux notent sur sa fiche : « Aucune activité politique. »
Tel était l'homme à qui Krim, Boudiaf et Ben Boulaïd allaient proposer de prendre la tête du mouvement révolutionnaire. Le docteur Lamine Debaghine reçut les trois visiteurs fort courtoisement. Il les connaissait de réputation et avait même rencontré Krim à quelques reprises, mais il ne s'expliquait pas la visite des trois hommes qui semblaient embarrassés. Il fallait toute la subtilité d'un Boudiaf, la rondeur d'un Krim, la décision d'un Ben Boulaïd pour annoncer à un Lamine Debaghine que l'on avait créé un mouvement révolutionnaire. Que l'on en était déjà au recrutement. Que le petit grandissait vite et que l'on souhaitait vivement qu'il ait un papa pour faire ses débuts dans le monde ! Bref que le docteur reconnaisse un enfant dont il avait ignoré jusqu'à la naissance ! La personnalité même de Lamine Debaghine permettait aux trois hommes de lui révéler immédiatement et les noms et les moyens des participants, sans mystère, sans cachotteries. Qu'il acceptât ou qu'il refusât, le secret serait gardé. La discussion fut longue. On expliqua tout, dans les moindres détails, l'enthousiasme, les difficultés, l'attitude de Messali et de Lahouel, l'« action directe ». Impassible le docteur Lamine Debaghine écouta tout, demanda tous les détails. Les trois envoyés spéciaux reprenaient espoir, le docteur n'avait pas refusé au premier abord. Il voulait tout savoir, tout étudier. Il se fit expliquer le dispositif prévu, surtout pour la Kabylie et l'Aurès, qui seront les fers de lance de la révolution, car leurs populations soutiendront spontanément la révolte. Par nature, par tradition. Ils examinèrent les hommes, leurs convictions, les structures mises en place ou sur le point de l'être. C'est à une véritable autopsie de la future révolution que se livra le « toubib de Saint-Arnaud ». Il n'oublia rien, ni le matériel ni les finances.
Et il fit la grimace.
Le bilan était loin d'être positif. Armement : rien ou presque. Finances : presque nulles. Mais des hommes décidés à aller jusqu'au bout.
Lamine Debaghine réfléchit, puis promit de réfléchir encore. Il ne cachait pas qu'il était réticent. Très réticent même. Il avait compris que tout avait été fait, préparé, presque minuté sans lui et qu'au dernier moment on avait besoin d'une « tête d'affiche ». Favorable au plus profond de lui-même à l'idée d'une révolution armée, son orgueil et son ambition le poussaient à refuser de prendre « le train en marche ».
« Vous avez pris vos responsabilités, dit-il aux trois hommes, moi, prévenu au dernier moment, je ne peux m'engager. On verra plus tard. » Habile, le docteur ne fermait pas la porte et se servait de la gêne qu'il avait décelée chez ses interlocuteurs pour refuser sans couper les ponts. En fait, il profitera largement de cette porte laissée entrebâillée puisqu'il passera à l'action quelques semaines plus tard, après le déclenchement de la révolution, goûtera de nouveau à la prison française et jouera au sein du F.L.N. un rôle très important.