Le Blog de la guerre d'algérie, texte inédit, photos rare, des vidéos et interactions
Le tout était que Ferhat Abbas jouait encore le jeu politique « à ciel ouvert », mais il avait déjà pris sa décision, et les résultats de la répression -les condamnations à mort pleuvaient-, le décida définitivement. Il prit contact avec le F.L.N.
Beaucoup crois jusque-là à la version suivante : à la suite de l'assassinat, le 20 août 1955, de son neveu Abbas Allouah, pharmacien à Constantine, que Ferhat Abbas, terrorisé par le F.L.N., a rejoint les rangs de la révolution. Si la terreur fut bien l'élément moteur du ralliement de certains «parlementaires» algériens aux idées du F.L.N. l'adhésion d'Abbas se déroula d'une tout autre manière.
Krim Belkacem apprit vers le 15 mai qu'un émissaire envoyé par Ferhat Abbas était venu à Ighil-Imoula, petit village de Kabylie. Il avait laissé un message à remettre directement à Krim Belkacem. Le message disait : «Ferhat Abbas, chef de l'U.D.M.A., voudrait prendre contact avec le F.L.N. Le plus tôt sera le mieux.»
Krim qui, lors de sa dernière conversation avec Abane, s'était inquiété des «ouvertures» de Soustelle en direction de certains notables algériens, prévint immédiatement Abane par une liaison spéciale. Quarante-huit heures plus tard, deux hommes assez corpulents entre dans le petit appartement de Ferhat Abbas. Abane Ramdane avait décidé de prendre lui-même contact avec le leader de l'U.D.M.A. et Ouamrane l'accompagnait. S'il était possible d'amener le pharmacien de Sétif au F.L.N., la victoire serait grande car Ferhat Abbas était le leader algérien le plus connu des Européens pour sa modération.
Ferhat Abbas les accueillit dans son petit salon. La démarche qu'il avait entreprise était le résultat de nombreuses heures de réflexion. Le simple fait de vouloir rencontrer des membres du mouvement clandestin, pour lui, le vieux parlementaire, profondément marqué par la vie politique française, c'était déjà s'engager, sortir de cette voie légale par laquelle, depuis trente ans, il voulait faire passer l'émancipation de ses frères.
Ainsi, les deux hommes qu'il avait devant lui étaient des représentants de ce F.L.N. dont maintenant on parlait tant.
« Asseyez-vous, messieurs. Vous me connaissez certainement. Vous savez cornbien j'ai lutté... »
Ferhat Abbas retraça rapidement l'historique de son parti, l'U.D.M.A.
« Pour moi qui depuis si longtemps fais de la politique, les hors-la-loi, ce sont les Borgeaud, les Gratien Faure, tous ceux qui ont saboté systématiquement les réformes dont notre pays a tant besoin. »
Abane, qui s'était présenté sous le nom d'Ahmed, et Ouamrane sous le pseudonyme de Sergent, laissèrent le vieil homme parler. Car, pour eux, Abbas était déjà un vieil homme, un fossile politique. Son U.D.M.A., qui avait rassemblé autour de lui la petite bourgeoisie musulmane et une grande partie des intellectuels, c'était de l'histoire ancienne. Abane ne le lui envoya pas dire :
« La révolution est déclenchée, monsieur Abbas, elle n'est l'œuvre ni de Messali ni de votre U.D.M.A. Tout cela, c'est dépassé, ce sont des vieilleries à accrocher au magasin aux accessoires. Votre devoir est de rejoindre le Front. Nous avons besoin d'hommes comme vous. Il n'est pas possible que vous restiez à l'écart. »
Et Abane à son tour fit pour Abbas l'historique de la création du Front.
« Messali n'est pas avec vous ? S’étonna le pharmacien.
- Non ! » C'était Ouamrane qui, sortant de sa réserve, avait répondu. « Il n'y a aucun des anciens, sauf quelques membres du M.T.L.D. qui s'étaient déjà séparés de Messali avant le 1er novembre. »
Abbas était étonné. Il ne pensait pas que le Front était aussi organisé que le disaient Ouamrane et Abane. Ce dernier surtout donnait des détails, des noms. Les leurs en premier. Et Abbas fut touché de la confiance que lui faisaient les deux hommes en dévoilant leur identité. Il se lança à l'eau :
« Si ma politique vous plaît, je poursuis, sinon je suis prêt à me taire.
- Nous attendons plus encore, répondit Abane, vous devez nous aider et rejoindre le F.L.N. Il faudra dissoudre officiellement l'U.D.M.A. et annoncer que vous gagnez les rangs du Front quand nous vous le dirons.
- Mais ce sera la clandestinité ? s'inquiéta Abbas.
- Oui. Naturellement.
- Cela ne peut pas se faire très rapidement. Je ne suis pas seul à l'U.D.M.A. il faut que je consulte mes amis, le Dr Ahmed Francis et Mr Boumendjel.
- Prenez votre temps et tenez-nous au courant. Pour l'instant, à l'abri de votre situation, vous pouvez nous aider efficacement. Le Front se développe très rapidement. Il nous faut de l'argent et des médicaments.
- Pour les médicaments, ça ira, vous savez que je suis pharmacien. Mais pour l'argent, ce sera difficile, car à l'U.D.M.A. je ne fais pas de quête et le mouvement est déjà endetté de près de onze millions.
- Oubliez les dettes de l'U.D.M.A., sourit Abane, puisque vous allez le dissoudre. Et servez-vous de votre influence auprès de tous les "richards", les bourgeois algériens que vous connaissez bien. Vous n'aurez aucun mal à trouver des fonds. Votre présence à nos côtés leur donnera confiance. »
Abbas promit de faire son possible. Il s'inquiéta pourtant de l'armement du Front.
« Avez-vous, par exemple, des mitrailleuses ?
- Bien sûr. »
Ouamrane n'avait pas hésité un instant. Il n'était pas question de dire la vérité au vieux leader. S'il savait que l'armement de l'A.L.N. était presque inexistant, son enthousiasme ne serait peut-être plus le même. Ouamrane bâtit un roman. C'était facile : il n'avait qu'à prendre ses désirs pour des réalités ! Le « Sergent » donna une foule de détails:
« Nous avons des mitrailleuses, des F.M., des mortiers 60-81, des mitraillettes, des grenades et même des canons ! » Ferhat Abbas eut l'air tranquillisé, mais ne put s’empêché de faire la remarque « le problème est politique et qu’il faut rester réaliste. La France défendra longtemps l’Algérie-Française. Elle sait qu’elle a créé un problème insoluble et une situation inextricable, mais par amour-propre, pour ne pas perdre la face, elle n’admettra pas une défaite. La seule chose que nous devons espérer, c’est la négociation. Si vous amenez la France à négocier, vous aurez gagné la partie.»
Et conclut «Vous savez, messieurs, prévint-il, moi je ne suis pas un révolutionnaire. Je ne monterai pas à la montagne. Avec un fusil, je ne vous serai d'aucun secours ; en revanche, avec mon stylo, je peux faire beaucoup de choses... »
Abane l'entendait bien ainsi.
Quelques jours plus tard, Abane reçut une valise contenant un choix de médicaments, et 2millions de franc, -quatre valises de médicaments et 500 000 F selon une autre source-. A partir de ce jour de mai 1955, il considéra Ferhat Abbas comme faisant partie du Front et les contacts furent fréquents. Francis et Boumendjel avaient donné leur accord et travaillaient eux aussi pour le F.L.N. Sur l'ordre d'Abane, Abbas était prêt à dissoudre officiellement l'U.D.M.A. et à rallier publiquement le Front. Pourtant, en juin 1955, il proposa une « dernière médiation » à Abane en qui il avait confiance :
« Je connais beaucoup de monde à Paris, lui dit-il, et là-bas on m'écoute beaucoup plus qu'à Alger. Laissez-moi faire une dernière tentative pour essayer d'arrêter cette guerre qui va être catastrophique pour tout le monde car la victoire ne sera pas facile. »
Abane donna son autorisation à condition que toute négociation passe par le F.L.N. A Paris, au mois de juin 1955, Ferhat Abbas se fit recevoir par le président du Conseil, Edgar Faure, par le maréchal Juin et par Edmond Michelet. Sans naturellement se découvrir il expliqua à chacun son plan: la Constitution permettait d'envisager pour l'Algérie la situation d'État associé. Comment y parvenir? En demandant au président du Conseil d'envoyer à Alger un vice-président du Conseil qui, avec le F.L.N. et les membres du premier collège, constituerait un gouvernement provisoire. Une nouvelle Assemblée algérienne, régulièrement élue -sans truquage cette fois- élaborerait le statut d'État associé avec « souveraineté nationale, drapeau et citoyenneté algérienne ». On étudierait un projet de souveraineté interne étalé sur vingt ans. « Le F.L.N. serait d'accord », assura -et pour cause- Ferhat Abbas.
Mais on fit entendre au leader algérien que la simple idée de négociation suffirait à mettre le feu aux poudres. Personne, à être franc, n'y était favorable de Soustelle à Edgar Faure en passant par Mitterrand, qui, depuis le 1er novembre, disait à qui voulait l'entendre : « La seule négociation, c'est la guerre... »
De retour à Alger, Ferhat Abbas fit son rapport à Abane Ramdane. C'était l'échec complet de son projet. Abane s'y attendait un peu.
«Pour l'instant, continuez à nous aider tout en poursuivant en apparence votre activité politique sans faire trop de zèle, conseilla le chef F.L.N., et tenez-vous prêt, quand on vous en donnera l'ordre, à quitter l'Algérie. Le Front aura besoin de vous à l'étranger!»
Ce jour de juin 1955, Ferhat Abbas tira définitivement un trait sur trente ans de politique légale, sur trente ans de sa vie ! Lui qui avait tant espéré de la France ne comptait plus maintenant que sur la révolution. Le sang avait coulé. Le problème algérien se posait en termes nouveaux.