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Le Carton vert amande, Par Anne Guérin-Castell
Le Carton vert amande
PAR: Anne GUERIN-CASTELL
Ce n’est qu’un petit rectangle de carton d’un vert amande un peu passé. Dessus, un numéro et une date : 14 juillet 1961. Je n’ai jamais cherché à le conserver, il est mystérieusement réapparu un jour d’automne, vingt-cinq ans et dix-huit déménagements plus tard, je l’ai observé avec étonnement avant de comprendre que c’était la contremarque de ma place de passagère dans le vol d’Air France avec lequel j’avais quitté l’Algérie. Depuis, et malgré trois nouveaux déménagements, il réapparaît de temps en temps. Aujourd’hui, bien que je sois incapable de le trouver, je sais qu’il est quelque part près de moi et, comme pour les livres – je le soupçonne d’ailleurs d’avoir choisi ce moyen, se cacher dans un livre pour m’accompagner incognito –, cela me rassure de le savoir là.
Que je quittais pour toujours mon pays natal, je n’en avais pas conscience en ce 14 juillet. J’avais 18 ans, je savais que je serais étudiante à Paris, réalisant la moitié de mon rêve d’adolescente. L’autre moitié, vivre au Quartier latin dans une chambre de bonne, n’était pas pour tout de suite, le foyer de la rue du Docteur-Blanche était plus rassurant pour mes parents, mais il y aurait Paris et le reste pouvait bien attendre.
Ce qui ne pouvait pas attendre, c’était de quitter l’Algérie. Je n’en pouvais plus de la guerre, le peu que la citadine que j’étais savait de la guerre, les bribes entendues ici ou là, oreilles toujours aux aguets, les conversations avec mes amies algériennes, cela faisait une boule d’horreur. J’étais consciente de n’en connaître qu’une très petite partie, elle était déjà trop dure à porter.
Cette guerre, c’est-à-dire le peu que j’en connaissais, avec ce que je pouvais observer depuis mon enfance de la façon dont se passait la vie quotidienne, fut ma principale éducation politique. La seule, d’ailleurs, nul besoin d’en avoir une autre. Déjà, en mai 1958, mes lèvres se refusaient à prononcer le slogan que tout le monde criait autour de moi sur le forum d’Alger : « Algérie française, Algérie française, Algé… ».
Je me souviens aussi de l’année du bac, lorsque chaque soir après l’extinction des feux, le petit groupe d’internes que formaient les lycéennes des terminales scientifiques du lycée Fromentin quittaient en catimini le dortoir pour aller lire au sous-sol dans la seule pièce sans fenêtre du bâtiment, la salle des valises. Nous étions certaines ainsi de ne pas être repérées par le veilleur de nuit qui faisait des rondes… à l’extérieur. Il arrivait souvent que la lecture que nous faisions séparément, chacune assise sur une valise, se transforme en discussion animée, tant nous étions préoccupées – et ce fut pire après les heures d’angoisse de « la semaine des barricades » –, malgré les conditions privilégiées qui étaient les nôtres et l’épais mur invisible que tout le lycée, enseignants compris, maintenait autour de nous. De notre petit groupe, j’étais alors la seule à plaider, inlassablement, pour l’indépendance de l’Algérie.
Ce n’est pas pour autant que, l’année suivante, j’ai participé de façon active à une action plus directe pour la cause que je défendais, alors que je vivais à Alger, dans le foyer de jeunes filles du boulevard Saint-Saëns, bénéficiant d’une liberté que nous n’avions pas à l’internat, et que je savais qu’une camarade que j’avais convaincue l’année précédente s’était engagée plus avant que moi. En cherchant à comprendre ce qui me retenait, il m’est apparu que, quoi qu’il arrive, en cas d’affrontement direct, je resterai entre les deux, sachant de quel côté était la déraison, mais me refusant à la combattre par un autre moyen que la parole.
Malheureusement pour la petite étudiante que j’étais, le temps n’était plus à la parole et parfois seul le silence permettait de tenir. Ainsi dans le foyer du boulevard Saint-Saëns où, parce que j’étais allée dès les premiers jours spontanément vers les six ou sept étudiantes algériennes qui vivaient là et qu’elles devinrent vite des amies, je fus bientôt mise en quarantaine par la soixantaine de pieds-noires du foyer qui, à l’exception de deux d’entre elles que je connaissais par ailleurs, ne m’adressèrent plus la parole de toute l’année.
Ainsi ce jour d’immédiatement après le putsch d’avril 61 au lycée Bugeaud, où j’étais en classe de prépa, quand tout à coup une onde de panique courant de couloir en galerie nous intima de quitter nos classes pour aller manifester quelque part dans le lycée. Tous les garçons se levèrent d’un même mouvement et sortirent, ainsi que trois des cinq filles. Sans nous consulter, mon amie Élisabeth G. et moi-même étions restées à nos places, côte-à-côte. Notre professeur de mathématiques, M. Pouget, continua son cours comme si de rien n’était, nous nous appliquions à prendre des notes, je crois n’avoir jamais été aussi attentive, aussi concentrée sur une démonstration. Tout à coup, la fenêtre donnant sur la galerie intérieure s’ouvrit brutalement. Quelques-uns de nos camarades réapparus dans l’encadrement se mirent à nous traiter de vendus, à nous lancer des pièces de monnaie et à cracher dans notre direction. Notre professeur n’a pas n’interrompu son cours, nous n’avons pas cessé de prendre des notes. Ils ont fini par partir, le silence revenu nous soudait dans une résistance à la folie qui s’était emparée du lycée, de la ville. Le cours terminé, aucun de nous trois n’a parlé de ce que nous venions de vivre. Même silence vis-à-vis de nos camarades de classe. Les mots n’avaient plus aucune utilité.
C’était aussi le cas lorsque j’allais voir mon frère qui vivait dans un autre quartier, plus bas dans Alger. Il avait onze ans de plus que moi et je connaissais bien ses choix politiques pour m’être souvent opposée à lui à l’âge de douze et treize ans. Des échanges dont je sortais en larmes… tu comprendras quand tu seras plus grande… Plus je grandissais, moins j’étais disposée à comprendre. Et, en cette dernière année, j’avais tout compris de l’engagement qui était le sien, et ce n’était plus de mots qu’il s’agissait.
C’est tout cela que je fuyais le 14 juillet 1961 en montant dans l’avion. Je n’étais pas seule. Mes parents quittaient l’Algérie en même temps que moi. Dès la rentrée scolaire précédente, dans chacune de mes lettres, prévoyant ce qui allait se passer, je suppliais mon père, fonctionnaire en Grande Kabylie, de demander sa mise à la retraite, ce que son âge et le nombre d’enfants qu’il avait élevés lui permettaient d’obtenir. Ce qu’il fit.
Je ne me souviens même pas de l’aéroport où l’avion nous a déposés ni de la manière dont nous sommes arrivés dans les Landes, le pays de ma mère. J’étais tendue vers l’avenir, sans mesurer l’épreuve que cela pouvait être pour eux deux, qui approchaient de la soixantaine, d’arriver en France sans avoir d’endroit où vivre – une maison prêtée par des relations de relations servirait durant l’été, mais après ? –, ni surtout pour mon père de quitter le pays dans lequel il était né, où sa mère était née, qu’il connaissait intimement et dont il parlait les deux langues.
Comme une immigrée, j’allais vers le pays des droits de l’homme où avait cours une devise qui ne pouvait être mensongère que de l’autre côté de la Méditerranée, Liberté, Égalité, Fraternité. Comme une immigrée, je me suis adaptée… mais, pour comprendre la réalité de la France, il m’a fallu un peu plus de temps que pour, à l’entrée des cinémas ou des grands magasins, cesser de lever spontanément les bras… l’habitude de la fouille.
Il m’a fallu encore plus de temps pour arriver à mettre les pieds en Bretagne. Arrivée en France au début de la réémergence du mouvement autonomiste, je ne supportais pas l’idée de fouler à nouveau une terre en usurpatrice. Aujourd’hui, cela me fait sourire. Enfin, à moitié seulement, trop de larmes, de douleur, et ce ne sont pas les miennes, sont attachées à ce souvenir. J’envie toujours ceux qui peuvent dire « chez moi » en parlant d’une région, d’un pays. Chez moi, c’est définitivement nulle part. En cela, je suis comme les millions d’êtres que la misère, les conflits, les dictatures et les guerres ont ballottés d’un lieu à l’autre depuis le milieu du XIXe siècle. Et ce n’est pas fini…
Par: Anne GUERIN-CASTELL , Française née en Algérie, enseignante de mathématiques puis réalisatrice et monteuse de films cinématographique et spécialiste des oeuvres du cinéaste polonais Wojciech Jerzy Has.
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