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En ce mois d'août 1956, ils étaient seize réunis à Igbal en pleine montagne pour donner un nouveau cadre à la révolution.
Zighout Youssef, Ben Tobbal, Ben Aouda, Ali Kafi, Rouiba Hocine, Mezhoudi Brahim représentaient la région 2 : Nord constantinois.
Krim Belkacem, Mohammedi Saïd, Amirouche, Kaci représentaient la Kabylie, région 3. Ouamrane, Sadek, Si M'hamed, l'Algérois, région 4. Ben M'Hidi, l'Oranie, région 5.
Abane représentait la politique et la ville d'Alger qu'il avait bien l'intention de transformer en zone autonome détachée de la région 4.
Sadek, Si M'hamed et Si Chérif étaient sur le point de repartir car l'état-major avait appris qu'Azzedine et trois infirmières avaient été faits prisonniers dans une immense opération menée par l'armée dans l'Algérois. Il fallait reprendre la région en main dans le plus bref délai. En outre, Sadek assurerait la liaison avec Alger où Ben Khedda et Saad Dahlad étaient restés pour assurer l'intérim.
«Qui représente l'Aurès? demanda Ben Tobbal.
— Pendant notre bref passage dans les Bibans, répondit Abane, au lieu de rendez-vous initial, j'ai vu Omar Ben Boulaïd. Il m'apportait une lettre de son frère Mostefa qui le déléguait à sa place pour le congrès. Il est reparti voyant que vous n'étiez pas arrivés et doit revenir ici dans quelques jours.»
Ben Tobbal et Zighout crurent avoir mal entendu. «Comment! C'est Mostefa qui a délégué Omar, son frère? dit Zighout.
— Oui, J'ai vu la lettre.
— Mais, Abane, Mostefa est mort. Et l'Aurès en pleine anarchie. La lettre est une fausse!
— Je t'assure, intervint Ben M'Hidi, je connais l'écriture de Ben Boulaïd. La lettre est authentique. »
Ben Tobbal expliqua qu'ayant la liaison avec la région 1, il avait envoyé deux émissaires dans l'Aurès. Les deux hommes étaient revenus annonçant la mort de Ben Boulaïd avec onze cadres après l'explosion d'un poste piégé. Chihani avait pris sa place, puis avait été liquidé par Adjel Adjoul, qui l'avait accusé de homosexualité. On murmurait même que Ben Boulaïd aurait pu être liquidé par Adjel Adjoul.
« Ben Boulaïd, le vrai, Mostefa, est mort, insista Zighout. Et les tribus chaouïs vivent en circuit fermé. C'est l'anarchie.
— C'est bon, répondit Abane visiblement incrédule. Attendons le retoure d'Omar Ben Boulaïd et nous verrons bien. »
Ben Tobbal avait remarqué l'agacement que semblait éprouver Abane devant les explication des maquisards.
Et l'extérieur, interrogea-t-il, qui représente les frères de l'extérieur?
— On leur a envoyé une convocation, répondit Abane. Mais ils sont bloqués en Italie, et ils ne peuvent parvenir jusqu'ici à pied!
— Si l'extérieur n'est pas là, dit Zighout, on contestera le congrès ci notre réunion ne servira à rien.
— Mais Ben M'Hidi le représente », rassura Krim.
Ben M'Hidi le coupa :
«Attention! je suis allé à l'extérieur, j'en suis revenu. Je ne suis pas le représentant officiel des frères Ben Bella, Khider et Ait Ahmed, mais je peux vous affirmer que la pensée qui ressort du projet de plate-forme mis au point à Alger concorde avec leurs opinions. »
Abane communiqua alors le projet établi par Ouzegane, Lebjaoui et Chentouf et que Krim, Ben M'Hidi et lui-même avaient supervisé.
«C'est là-dessus que nous travaillerons, dit-il, étudiez le document avec soin. Maintenant il ne nous reste plus qu'à attendre Omar Ben Boulaïd et nous pourrons commencer.»
L'attente allait durer quinze jours pendant lesquels les oppositions entre clans ne firent que se développer.
C'est d'abord Amirouche qui vint se plaindre à son chef, Krim Belkacem, de l'attitude d'Abane.
Abane se comportait en véritable patron du congrès. Les Constantinois partageaient la même opinion. Ben Tobbal fit remarquer à Zighout que les «politiques» Ben M'Hidi et Abane avaient de plus une attitude un peu trop paternaliste vis-à-vis des militaires, des maquisards et n'avaient pas avec eux le comportement de chefs à chefs qui convenait. En outre, les maquisards sentaient que les politiques n'avaient pas la même conception qu'eux de l'importance de l'action militaire.
« On a l'impression, dit Ben Tobbal, que les cinq d'Alger ont déjà constitué une direction et qu'ils nous ont réunis pour se faire plébisciter.
— Tout cela n'est pas bien grave, répondit Zighout. L'important est de maintenir un état d'esprit constructif.
— Oui, mais à entendre certains, on les croirait très alléchés par une solution de type tunisien. Et cela ce n'est pas très constructif»
Krim penchait de leur côté. Eux, les maquisards de la première heure, sentaient que quelque chose se tramait dans leur dos. Ces conversations d'août 1956 auront sans doute été à la base de l'association Krim-Ben Tobbal à laquelle se joindra Boussouf et qui, dix-huit mois plus tard, prendra la tête de la révolution, Abane étant «éliminé» et l'état-major installé à Tunis.
Sentant que l'atmosphère se dégradait, Abane et Ben M'Hidi consultèrent leurs compagnons pour ouvrir le congrès. Les travaux commencèrent le 20 août 1956.
Il était nécessaire de se partager le travail et de se réunir en commission pour mettre au point la plate-forme qui devrait être adoptée à la fin des travaux. Mais auparavant, quelques questions essentielles devaient être réglées au premier rang desquelles les méfaits et les massacres qui avaient un énorme retentissement et discréditaient la révolution. Trois événements étaient particulièrement mis en cause : le massacre du 20 août à Philippeville et à El-Halia, dont Zighout Youssef était responsable, le massacre de Sakamody, où des femmes et des enfants européens avaient été tués dans des conditions épouvantables par les hommes d'Ali Khodja et enfin la Nuit rouge de la Soummam, massacre dû à Amirouche.
«Tout militant, protesta Ben Tobbal contre Amirouche, n'a rien s'il n'a pas l'amour de son peuple. Il faut que le chef -s'il est un vrai chef- redresse les torts du peuple et non qu'il le massacre.»
Abane et Ben M'Hidi étaient eux aussi opposés à l'action d'Amirouche, mais Krim, tout en se déclarant contre l'initiative de son subordonné, le «couvrit». Étant chef de la Kabylie, c'était lui le responsable. L'affaire fut classée. Ouamrane opposa la même attitude aux critiques formulées contre Ali Khodja, responsable de Sakamody.
Quant à Zighout, il expliqua qu'au 20 août on était au bord du désespoir, qu'il n'y avait pas d'armes, que l'extérieur n'avait rien fourni.
«C'était une action sur une grande échelle ou la fin de la révolution, expliqua-t-il, j'ai récupéré 700 armes dont 13 F.M. Et la répression a été telle: 12 000 morts recensés pour un peu plus de 70 Européens tués, que cela efface tout!»
Les assistants décidèrent que les raisons invoquées étaient entendues, que l'on n'en parlait plus mais qu'il fallait désormais être vigilant. Ces sortes d'actions favorables à la seule propagande française ne devaient plus se reproduire. La mise en garde figurerait sur le compte rendu du congrès.
Les véritables travaux pouvaient commencer. Ils durèrent quinze jours. Ni les membres de l'extérieur ni les représentants de l'Aurès où le combat avait commencé en novembre 1954 n'y participèrent. Ce qui n'allait pas manquer de provoquer toutes sortes de réactions qui devaient marquer à jamais non seulement l'état-major, mais l'orientation même donnée à la révolution.
Le 5 septembre, la plate-forme de la Soummam était prête et adoptée à l'unanimité. C'était un travail considérable. Elle abordait tous les problèmes de la révolution: les buts de l'A.L.N., l'organisation du F.L.N., les perspectives politiques, les moyens d'action et de propagande, l'attitude face à l'opinion internationale.
On réglait leur compte au parti communiste, aux messalistes, aux bérberistes. On réglementait les grades, on créait des insignes. On réaffirmait les conditions politiques d'un cessez-le-feu: reconnaissance de la nation algérienne et de l'indépendance de l'Algérie, libération des prisonniers politiques, reconnaissance du F.L.N. comme seul «interlocuteur valable». La plate-forme entrait dans les détails du déroulement de futures négociations pour la paix. Elle définissait les rapports avec le mouvement paysan, avec les ouvriers, les syndicats, les intellectuels, les artisans et commerçants, avec les libéraux et les juifs. Elle réaffirmait surtout l'indépendance de la révolution «inféodée ni au Caire, ni à Londres, ni à Moscou, ni à Washington». Sur le plan pratique et immédiat, les treize participants, à la fin des travaux, décidèrent la création de deux organismes: l'un cinq membres, dénommé C.C.E. (Comité de coordination et d'exécution), l'autre de 34 membres (dix-sept titulaires, dix-sept suppléants) baptisé C.N.R.A. (Conseil national de la révolution algérienne).
Le C.C.E. devait être le véritable état-major de direction de la révolution. Ben M'Hidi, Abane et Krim y furent élus d'office. Mais les discussions furent vives lorsque Ben M'Hidi et Abane proposèrent d'y adjoindre des représentants d'autres tendances.
«Il ne faut pas qu'il y ait seulement des colonels, dit Abane, il faudrait aussi des centralistes. De même pour le C.N.R.A. »
Mais tous les maquisards du 1er novembre, ceux qui en Kabylie s'appelaient les Ashab Enif, «les hommes de la dignité», par opposition aux Ashab Bessif, «les hommes malheureux», c'est-à-dire ceux qui avaient suivi spontanément le mouvement créé par les premiers, et aux Ashab Bessif, ceux venus «de force», se déclarèrent favorables à un renouveau radical.
«Pas de vieux "mouillés" dans la politique, dit Ouamrane. Pas d'Abbas, de Ben Khedda et autres centralistes.»
Les « bisons », les durs, les maquisards furent difficiles à convaincre. Ben M'Hidi, puis Abane firent pour eux une analyse de la situation.
«A aucun moment, expliqua Ben M'Hidi, nous ne devons laisser se constituer une troisième force, une tendance qui pourrait négocier avec la France en dehors du F.L.N.
— II faut que le Front soit synonyme d'unité, ajouta Abane. Il nous faut toutes les tendances: les U.D.M. A. d'Abbas, les centralistes de Ben Khedda, les ulémas de Toufik El-Madani... Même les communistes. Tous sont au Front. Tous ont abandonné leur étiquette politique pour celle du F.L.N., ils doivent être représentés.»
Krim et Zighout se rallièrent très vite à Ben M'Hidi et Abane.
«Moi, dit Zighout, je reste à ma région, ou plutôt à ma wilaya puisque c'est le mot que nous emploierons désormais. J'y serai plus utile.»
Les «irréductibles» furent mis en minorité. Saad Dahlab et Ben Khedda, les plus importants centralistes ayant rallié le F.L.N., furent nommés au C.C.E. Les représentants des autres tendances viendraient rejoindre les membres éminents du Front au sein du C.N.R.A.
Désormais les chefs de wilaya -ce n'est qu'à partir de la Soummam que ce nom est donné aux zones- devront exécuter les ordres du C.C.E. Toute décision du C.C.E. devra être prise obligatoirement par ses cinq membres.
« Où se tiendra le C.C.E. ? demanda Ouamrane.
— Alger me semble tout indiqué, dit Abane. Ce sera plus facile pour établir les liaisons entre les wilayas et l'extérieur.
— Oui, dit Krim, mais nous serions plus en sécurité dans la montagne.»
Le C.C.E. ayant été créé pour une plus grande efficacité, Krim se rallia à l'avis d'Abane. Le C.C.E. siégerait à Alger où, précisa Ben M'Hidi, «il travaillerait dans le calme et la sécurité». Ce qui fit rire Ouamrane.
«Si vous voulez faire la révolution, dit-il, croyez-moi, c'est à Alger qu'il faudra porter de grands coups. Sur ce point, Yacef a raison. Là, on en parlera, vous pouvez me croire!»
Ouamrane voulait ajouter son grain de sel car il était furieux de s'être laissé déposséder d'Alger, qui avait été érigé en zone autonome: Z.A.A. (zone autonome d'Alger).
«S'il en est ainsi, pourquoi ne pas détacher Oran de la wilaya 5 et Constantine de la 2 ?» maugréa-t-il.
Mais le vote lui fut encore défavorable.
Les tâches particulières du C.C.E. furent ainsi définies :
Ben Khedda restait chargé du contact avec les Européens et prenait la direction de la zone autonome d'Alger.
Saad Dahlab s'occuperait de la propagande et d'EL-Moudjahid (Le journal).
Ben M'Hidi était responsable de l'action armée à Alger.
Krim Belkacem était chargé des liaisons avec les différentes wilayas. Il abandonnait la direction de la wilaya 3 à son adjoint Mohammedi Saïd. Ces nouvelles fonctions faisaient de lui le véritable chef de l'A.L.N.
Abane Ramdane était responsable politique et financier et à ce titre aiderait Ben Khedda dans son travail de contacts et Saad Dahlab dans le contrôle d'El-Moudjahid.
Avant de se séparer, on décida d'interrompre l'opération «Oiseau bleu» qui, depuis le gouvernement de Soustelle, continuait sous Lacoste d'armer les Kabyles de Grande Kabylie. Mohammedi Saïd, Amirouche et Krim eurent beau assurer que «tout allait comme sur des roulettes», Ouamrane leur prédit que ça n'allait pas durer.
« C'est jouer avec le feu, dit-il. Avec tant d'armes, tant d'argent, peut-on compter à ce point sur des hommes que nous ne pouvons pas, et pour cause, tenir régulièrement en main? En outre, quel exemple pour le peuple qui n'est pas dans le secret des dieux. Il voit qu'on combat chez moi à Bouzegza, que l'on combat dans le Constantinois, dans l'Aurès, et qu'en Grande Kabylie on semble pactiser avec les Français.»
Ce dernier argument porta. L'opération «Oiseau bleu» était terminée. Ouamrane, dont tous les avis avaient été jusque-là contrés, avait enfin remporté sa victoire!
On décida encore, devant l'énigme que constituait l'absence des représentants de l'Aurès, d'envoyer une commission d'enquête en wilaya 1. Abane avait fini par se rallier à l'avis de Zighout. Si Ben Boulaïd était mort, la wilaya 1 présentait un réel danger si elle n'était pas reprise en main. A l'unanimité, Zighout fut désigné pour enquêter sur la mort de Ben Boulaïd et reprendre -aidé par Amirouche- la zone en main. Dans l'esprit de chacun -si Ben Boulaïd était mort- ce serait à Zighout de diriger la wilaya de l'Aurès. Ben Tobbal le remplacerait à la tête de la wilaya 2.
Le 10 septembre, à la tombée de la nuit, les treize responsables rejoignirent leurs wilayas. Les membres du tout nouveau C.C.E. avaient hâte de regagner Alger qu'ils avaient quitté en pleine agitation. Maintenant que le congrès de la Soummam avait entériné la supériorité des chefs de l'intérieur et la prédominance de l'action politique -réduisant à néant les ambitions de Ben Bella-, il s'agissait de montrer à présent ce que cette direction unifiée savait faire.
L'heure des chefs historiques était passée. La révolution entrait maintenant dans une nouvelle phase.
Voir aussi:
Congrès de la Soummam, secrets d'une plate-forme révolutionaire 1/2
Voir le texte abrège de la plate-forme du congrès de la Soummam.
Voir les noms des membres du C.N.R.A et du C.C.E.