• L’INSURRECTION 1/4OULED-MOUSSA, AURES, DIMENCHE 31 OCTOBRE 1954, 19H 30
    Ben Boulaïd a établi son P.C. de campagne dans une des nombreuses grottes des Beni-Melloul où le maquis sauvage qui couvre de sa lèpre les pentes de l'Aurès se transforme en forêt compacte, impénétrable, où les frondaisons protègent des observations aériennes qui ne vont pas manquer dans quelques heures. Chihani a voulu diriger un commando d'une dizaine d'hommes qui ne vont peut-être pas intervenir cette nuit à 3 heures. Ils vont dresser une embuscade dans les gorges de Tighanimine, entre Arris et Biskra. Les ordres sont de stopper toute circulation sur la route et de tuer les musulmans dont on connaît les sympathies profrançaises après les avoir sondés sur leurs intentions. A moins, bien sûr, qu'ils ne passent à la rébellion !
    Un deuxième commando va faire la route avec Chihani. Sa mission est de harceler et d'attaquer la gendarmerie de T'Kout, petite localité où vivent une dizaine de gendarmes et leurs familles.
    « Il faut, a dit Ben Boulaïd, que le cœur de l'Aurès, d'Arris à Tiffelfel et même à Biskra, soit coupé du reste du monde. Il faut qu'on ait peur pour cette région à Batna. »
    Les hommes de Grine Belkacem doivent déjà être en place et tiennent les crêtes au-dessus d'Arris. Un commando léger coupera tout moyen de communication téléphonique entre Arris et Batna, et isolera complètement T'Kout.
    Trois autres commandos vont tendre de petites embuscades au pont d'Afra, dans le douar Ichmoul et à Médina dans l'oued el-Abiod où doit passer le collecteur d'impôts. On fera ainsi coup double.
    La plupart des commandos ont une vingtaine de kilomètres à parcourir à pied dans le djebel. Il est temps qu'ils partent.
    Adjel Adjoul reste avec son chef. Eux aussi ont un long parcours à effectuer avant de gagner le P.C. des Beni-Melloul. Tous les hommes de l'A.L.N. ont déjà disparu dans la nuit lorsque les deux hommes quittent la ferme de Baazi. Il ne reste de leur passage que des litières de paille froissée et, dans la grange, un trou étayé de planches jonchées de chiffons gras avec, au fond, un mousqueton hors d'usage.
    Ben Boulaïd a lâché ses hommes, ses Chaouïas. Il ne reste plus qu'à attendre les réactions. Dans la cache des Beni-Melloul il y a un gros poste à piles sèches qui va beaucoup servir. Le chef de la zone 1 a hâte d'entendre les Français annoncer au monde stupéfait la rébellion de l'Algérie.

    ENTRE BLIDA ET BOUFARIK (ALGÉROIS), 23 H 30
    Une sentinelle tourne comme un ours en cage sur l'étroite plateforme du mirador qui surveille les alentours de la caserne de Boufarik, sur la route de Blida. Ouamrane, aplati sur le sol, rampe protégé par les troncs des orangers. Il fait signe à ses hommes d'avancer de la même manière.
    La sentinelle vient d'allumer le projecteur et balaye lentement la lisière de l'orangeraie. Le puissant faisceau passe et repasse. L'homme scrute attentivement le petit bois odorant. Ouamrane a l'impression de s'incruster dans le sol tellement il s'aplatit. Il s'est réfugié dans l'axe d'un gros oranger. Le rayon passe à plusieurs reprises, l'éclairé, mais la sentinelle ne voit rien. Un claquement sec et le projecteur s'éteint. Il faut un certain temps à Ouamrane pour se réhabituer à la nuit. Un coup d'œil à sa montre : 23 h 40. Encore vingt minutes et ce sera l'attaque. Ouamrane veut piller le magasin d'armes. Il y a, bien sûr, le poste de police, mais c'est le caporal-chef Saïd Ben Tobbal, le frère de l'adjoint de Didouche, qui a pris le service ce soir. C'est grâce à sa complicité que l'opération est possible. C'est lui qui ouvrira la porte et aidera à maîtriser les sentinelles. Après le pillage, retrait sur Chréa, dans la montagne qui domine Blida, où Ouamrane doit retrouver Bitat.
    Á quelques kilomètres de là, les cent hommes de Bitat, secondé par Bouchaïb, sont dans la même situation. Encore vingt minutes à attendre. Dans la caserne Bizot, à Blida, le caporal fourrier Khoudi est nerveux. Il sort du poste de garde et regarde sa montre.
    « Ce n'est pas encore ton tour de garde, dit le sergent de service.
    - Je sais, sergent, mais il fait trop chaud cette nuit. Et on a déjà les tenues d'hiver. Alors je préfère prendre l'air. »
    Le caporal fourrier imagine le commando dissimulé dans le lit de l'oueb el-Kébir. Lui aussi est avec eux. Dans vingt minutes, ils surgiront et il leur donnera toutes les indications pour piller le magasin. « Tout doit bien aller, lui a dit Bouchaïb, et après tu files avec nous dans la montagne de Chréa. »
    A Boufarik, Ouamrane voit Souidani accroupi dans un fossé d'irrigation, prêt à intervenir.
    « Prêt ? murmure Ouamrane.
    - Prêt, répond Souidani confiant. Ça va aller. »
    Il faudra faire vite pour se replier. Des groupes veillent dans les environs. Ils doivent poser des bombes réglées pour 2 heures du matin sur la route, dans les hangars de la coopérative de Boufarik et dans ceux de la Cellunaf où est entreposé le stock d'alfa de Baba-Ali. En explosant deux heures après l'attaque des casernes ces bombes devront parachever la psychose de panique créée par les attaques en règle de points importants.
    Ouamrane étreint la crosse de sa MAT. Il sent le canon de son pistolet autrichien, celui qui ne l'a jamais quitté depuis sept ans qu'il a pris le maquis, lui entrer dans le ventre. Recroquevillé près du tronc d'arbre, la position est inconfortable. Encore un quart d'heure. Ouamrane a l'impression d'être là depuis trois heures. Son cœur bat à grands coups, non à l'idée d'attaquer la caserne - les années de maquis lui ont forgé un sang-froid à toute épreuve - mais à la pensée que dans quelques instants va commencer la révolution algérienne.

    PRÉFECTURE D'ORAN, 23 H 30
    Le préfet Lambert pense qu’Oran est vraiment privilégié. Il est remonté dans son bureau pour mettre à jour quelques dossiers. Il s'est à peine plongé dans son travail que le téléphone sonne.
    « Allô ! Monsieur le préfet, ici, c'est Édef. »
    M. Édef est le commissaire central d'Oran. Un musulman.
    « Oui. Qu'est-ce qui se passe, Édef ?
    - On vient d'assassiner un chauffeur de taxi !
    - Où ?
    - Rue José-Maranal. Les gars l'ont tué à coups de pistolet et ont balancé le corps sur le trottoir avant de s'enfuir avec le véhicule.
    - Crime crapuleux ?
    - Sans aucun doute.
    - Prenez les mesures qui s'imposent, barrages de gendarmerie et de police pour retrouver le véhicule. Et les gars. »
    Le préfet Lambert pense que vraiment Oran est une grande ville bien calme. Il ne s'y passe jamais rien. Et l'assassinat d'un chauffeur de taxi vaut que l'on dérange le préfet !
    A une cinquantaine de kilomètres de là, sur le bord d'une petite route du Dahra, les hommes de Ben M'Hidi sont en embuscade. Ben M'Hidi et Ramdane Abdelmalek, un des participants à la fameuse réunion des Vingt-deux, sont désespérés. Ils ont peu d'hommes et pratiquement pas d'armes. Une caravane qui devait venir du Rif a été interceptée. Il était trop tard pour prévenir Krim ou Ben Boulaïd. Car Ben M'Hidi sait à quel point Bitat est démuni. Seuls les chefs de l'intérieur auraient pu le dépanner. Ramdane Abdelmalek a décidé de réaliser tout de même les embuscades. Deux en tout et pour tout. L'une contre le transformateur d'Ouillis, à l'est de Mostaganem, et les fermes qui l'entourent, l'autre contre la gendarmerie de Cassaigne, petit centre agricole du Dahra. Ils ont une dizaine d'armes à se partager. L'heure H est fixée à minuit.
    Ni Ben M'Hidi ni Ramdane Abdelmalek n'ont parlé d'attaquer un taxi à Oran. Comme les autres chefs de l'insurrection, ils ont transmis les ordres formels « ne pas attaquer les civils européens ». Les ordres seront suivis.
    Et le chauffeur de taxi assassiné à Oran ? Il s'agit bien d'un crime crapuleux.

    ENTRE BOUFARIK ET BLIDA (ALGÉROIS), 23 H 45
    Ouamrane et Souidani ont réussi leur mouvement tournant. Ils sont à quelques pas du poste de garde de la caserne. Les hommes sont dissimulés pour une part dans l'orangeraie, pour l'autre dans les fossés, derrière des buissons. Encore quinze minutes et le caporal-chef Saïd Ben Tobbal sortira sur le pas de la porte du poste de garde.
    L'explosion plaque Ouamrane à terre. Par réflexe il s'est aplati. Une deuxième, puis une troisième explosion trouent la nuit.
    Ouamrane comprend en un éclair. Ce sont les groupes qui devaient faire exploser les bombes sur la route et près du pont qui se sont trompés d'heure. Ou plutôt qui ont dû paniquer. Car, Ouamrane en est persuadé, dans de pareilles circonstances on ne se trompe pas de plus de deux heures.
    Au lieu de « parachever la psychose de terreur chez les Européens » c'est parmi les groupes d'assaut que les saboteurs trop pressés viennent de semer la panique. Des hommes se sont dressés, ne sachant que faire. Du côté du poste de garde un brouhaha insolite signale que l'alerte est donnée. Le projecteur du mirador s'est allumé. Des hommes détalent. Ouamrane a bondi vers l'entrée de la caserne suivi de Souidani et de quelques militants. Les sentinelles sont assommées. Ils entrent dans le poste de garde. « Haut les mains, Ne bougez pas ! »
    Les soldats à moitié endormis sont stupéfaits. Souidani, Ouamrane et le caporal-chef Ben Tobbal raflent les armes. 4 mitraillettes et 6 fusils. Les hommes de l'A.L.N. sont dans la cour, protégeant leurs chefs d'une éventuelle attaque.
    « On décroche », crie Ouamrane. Tout le monde se sauve lâchant quelques rafales. Mais personne ne les poursuit. Tout s'est passé trop vite. Pour le commando d'Ouamrane c'est l'échec. Les explosions prématurées ont paniqué les hommes qui n'étaient pas encore habitués au combat et que l'attente a considérablement énervés. Il n'a pas été question de piller le magasin d'armes.
    La petite troupe se scinde en plusieurs groupes qui, à pied, évitant l'agglomération de Blida, gagnent la montagne de Chréa au-dessus de Bouinan.
    « Pourvu que Bitat ait mieux réussi », pense Ouamrane.
    Le chef de l'Algérois a vu de son côté se dérouler le même spectacle. Désespérant. A quelques kilomètres de distance le même scénario s'est produit. A cette exception près : Bitat n'a pas pu se procurer d'armes et un accrochage l'a opposé aux forces françaises. Il y a eu trois morts et plusieurs blessés parmi les hommes de l'A.L.N. qui tentaient de gagner l'abri de la forêt de Chréa.
    Lorsqu’Ouamrane parvient à mi-pente de la montagne, en lisière de forêt, il peut distinguer au loin, à Boufarik, la lueur d'un incendie et des nuages de fumée. C'est la coopérative qui brûle.
    Avec quatre mitraillettes et six fusils, c'est le maigre bilan d'une opération qui devait créer une psychose de peur dans l'Algérois. L'opération improvisée par les Kabyles et Bitat après la défection des militants de l'Algérois n'a pas été payante. Manque de sang-froid et d'organisation. Ouamrane n'a plus qu'une idée en tête : regagner rapidement la Kabylie pour y continuer le combat. L'opération « dénigrement » menée par Lahouel a porté ses fruits.

    A suivre…
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  •  Amar OUAMRANE- Ce salaud de Lahouel a réussi à Blida. Il a découragé les gars comme il avait fait à Constantine. On a une défection presque complète. Souidani a plus de cent types qui ne marchent plus. Boudiaf avait raison de dire « même avec les singes de la Chiffa... » Il va falloir les enrôler...  
     - Qu'est-ce qu'on va faire ?
    J'ai réussi à prévenir les Kabyles. Ils m'envoient vingt et un militants qui seront à 6 heures ce soir au square Bresson. Débrouille-toi comme tu pourras mais il faut que tu me les loges jusqu'à demain.
    -  Vingt et un types ! Et j'ai à peine trois heures devant moi.
    -  Tu vas bien y arriver. Tu les contacteras par un mot de passe qui sera : Si Mohamed. Des Kabyles, tu sauras bien les repérer. Moi, il faut que je m'occupe d'autre chose. Avant de partir... as-tu de l'argent ?
    Je n'ai plus un sou. »
    Bouadjadj pensa qu'il était plus facile de donner de l'argent au patron que de trouver un gîte et de la nourriture pour vingt et un clandestins !  
    « Je te donne 23 000 F. Ce sont des conseillers municipaux de Birmandreis que je connais qui me les ont donnés. Ils ne payent plus à Lahouel ni à Messali. Uniquement à la « troisième force », m'ont-ils dit.  
     - Ils diront maintenant au F.L.N., » ajouta Bitat tandis qu'il empochait les billets.
      Pour loger les vingt et un Kabyles, Bouadjadj pensa encore à la ferme d'El-Hedjin Kaddour à Crescia. Il prit un taxi pour gagner du temps et se fit conduire à Crescia. El-Hedjin accepta aussitôt d'héberger les partisans. Sa maison serait jusqu'au bout le cœur de la préparation active de l'insurrection.
    « Je les mettrai dans la grange qui me sert de garage, dit El-Hedjin, je vais préparer de la paille pour qu'ils puissent y coucher. »
    Auparavant, El-Hedjin fournit un camion et un chauffeur pour le transport. Et à tombeau ouvert le vieux camion reprit la route d'Alger.
    Il était 18 heures pile lorsque Bouadjadj arriva square Bresson. « Il n'aurait pas pu trouver un endroit moins fréquenté ? » maugréa Bouadjadj. Car un samedi, en fin d'après-midi, c'était la cohue sur la grande place. D'autant que depuis deux jours il faisait à nouveau très beau à Alger. Le Tantonville, la grande brasserie de l'Opéra, était bondé. La terrasse envahissait le trottoir comme aux beaux jours de printemps. Sur la place, entre les ficus bruissant de milliers d'oiseaux qui y trouvaient traditionnellement refuge, des groupes bavardaient. Des gosses jouaient, se poursuivaient avec des cris perçants, bousculant les passants, se pendant par grappes aux balustrades du kiosque à musique.
    « Retrouver vingt et un Kabyles dont je ne connais pas le premier ! murmura Bouadjadj. Bitat y va fort ! »  
    C'est près du kiosque à musique que Zoubir repéra le premier. Il portait un chèche lâche et ses vêtements grossiers et maculés révélaient le paysan. Le teint était clair, les sourcils presque blonds. « Celui-là, si ce n'est pas un Kabyle, je me fais couper... Mais est-ce un de "mes" Kabyles ? »
      Bouadjadj s'approcha de l'homme qui fumait et sortit une cigarette : « Tu as du feu, s'il te plaît ? » L'autre sortit une boîte d'allumettes sans prononcer un mot. « Tu viens de Kabylie?
     - Oui.  
     - Moi c'est Si Mohamed qui m'envoie.  
     - Alors tu es celui que j'attends, dit l'homme, dont le visage s'éclaira. Où va-t-on ?
     - Tu prends tranquillement la rue Bab-Azoun, tu verras un camion à ridelles qui stationne. Tu montes et tu m'attends.
     - Merci.  
     - Où sont les autres ?
    - Je vais aller avec toi pour les contacter.
     - Faisons semblant de nous promener et on les enverra les uns après les autres vers le camion. »
    Il leur fallut plus d'une demi-heure pour retrouver les vingt militants. A 18 h 45 tous étaient dans le camion dont on avait rabattu la bâche. Avant de s'asseoir près du chauffeur, Bouadjadj entra dans une épicerie et acheta sept boîtes de « Vache-qui-rit ». « C'est pour une famille nombreuse ou pour une colonie de vacances ? dit la vendeuse en riant.
    - C'est un peu des deux, répondit Zoubir, mais à cet âge-là, ça mange ! »  
    En fait, ce serait tout le dîner des partisans. Heureusement que les Kabyles ont des habitudes frugales car pour tenir jusqu'au lendemain ils n'auraient que du pain et deux portions de « Vache-qui-rit » ! A 20 heures les Kabyles étaient cachés à Crescia dans la grange d'El-Hedjin. Bouadjadj avait juste le temps d'arriver à Alger pour la dernière réunion du commando algérois. Au moment où il partait El-Hedjin glissa à Zoubir : « Tu as vu, ils ont de la veine. Ils sont tous armés. » Krim Belkacem avait bien fait les choses. Lorsque Bouadjadj arriva au 149, rue de Lyon chez le père de Belouizdad qui tenait un petit tabac, ses chefs de groupe l'attendaient déjà depuis longtemps. « J'ai été retardé par un événement de dernière minute, sans importance, se hâta-t-il de préciser devant la mine inquiète de ses compagnons. J'ai une bonne nouvelle pour vous : à partir de cet instant vous êtes tous mobilisés. » Ce fut un brouhaha général. Ils parlaient tous en même temps, voulaient savoir l'heure et le jour précis, les positions de repli après les attentats, s'ils devaient gagner le maquis ou rester chez eux. « Une minute, on ne s'entend plus, dit Bouadjadj. Je répète : vous êtes tous mobilisés. Je dois pouvoir vous joindre chez vous à n'importe quel moment. L'insurrection aura lieu dans les heures qui viennent.
     - Mais à quelle heure ? demanda Belouizdad.  
     - Écoutez : demain à 17 heures, à 5 heures de l'après-midi, Merzougui se trouvera à l'arrêt de trolleybus du Champ-de-Manceuvre devant l'hôpital Mustapha. Vous le contacterez comme si vous étiez
    en train d'attendre le trolley. Il vous donnera l'heure exacte du déclenchement. Mobilisez vos hommes. Vous devez tous les réunir aux alentours de minuit dimanche soir. Ne le leur dites que dans la soirée. C'est bien compris ? Merzougui vous donnera l'heure à 17 heures. Je le contacterai demain en début d'après-midi. » A l'excitation de l'instant précédent succéda un étrange silence. Chacun réfléchissait. Des mois de préparation, de rendez-vous, d'entraînement allaient trouver dans quelques heures leur aboutisse ment. Et en même temps chacun pensait à l'énorme machine A laquelle l'insurrection s'attaquait. Avec si peu de moyens. « Nous avons un grave problème, dit Moktar Kaci, pour attaquer l'E.G.A., il nous faut une voiture et personne dans notre commando n'en a.
     -  On en volera une.
     - Oui, mais personne ne sait conduire. Bouadjadj était furieux. N'aurait-on pas pu y penser plus tôt 7 II n'y avait qu'une solution : que lui-même prenne le volant. Mais cela l'ennuyait fort pour deux raisons : d'abord, il savait très mal conduire, il n'avait son permis que depuis quelques semaines ; ensuite, servir de chauffeur au commando de Kaci c'était enfreindre les consignes de Bitat. Aucun chef important, du moins dans les villes, ne devait participer à l'action pour que les éléments de base continuent d'ignorer le visage des dirigeants. Mais ou Bouadjadj prenait le volant ou on renonçait à l'objectif E.G.A. Comme Bitat avait absolument refusé d'abandonner cet attentat même si cela pouvait entraîner un accident grave, Zoubir Bouadjadj prit le risque d'être reconnu. « Je conduirai moi-même la voiture, dit-il. Et il vaudra mieux voler un camion. Ce sera plus simple pour le transport des hommes et du matériel. » Bouadjadj serra ensuite solennellement la main à ses compagnons. « Demain, leur dit-il, je ne reverrai que Merzougui pour lui donnet l'heure H et les Kaci pour participer à l'action. Il faut donc que nous nous retrouvions lundi. Le lieu de rendez-vous sera à l'entrée du cinéma Splendid, rue Colonna-d'Ornano. A 19 heures. Maintenant bonne chance à tous. Et surtout pas d'imprudence de dernière minute. N'oubliez pas de mettre demain matin les tracts à la poste. » Kaci Abderrahmane lui montra un tas d'enveloppes sur lesquelllei il collait consciencieusement des timbres. C'est le frère d'El-Hedjin, de Crescia, qui avait tapé les enveloppes adressées à cent cinquante personnalités et organes de presse algérois. « Donc tout va bien, conclut Bouadjadj, tâchez de dormir cette nuit. La nuit prochaine sera certainement mouvementée. » A une vingtaine de kilomètres au sud de la ferme de Crescia où

    les vingt et un Kabyles « réceptionnés » par Bouadjadj avaient trouvé refuge, le « sergent » Ouamrane s'apprêtait à se coucher. Souidani Boudjema se trouvait près de lui. Il semblait épuisé.

    « Quelle journée ! dit-il, tout cela par la faute de ce salaud de Lahouel. »

    Car la situation dans l'Algérois était encore pire que Bitat avait bien voulu le dire à Bouadjadj. Le chef de la zone 4 était presque seul. A l'exception des commandos d'Alger et de quelques militants comme Souidani et Bouchaïb, tous les autres l'avaient lâché. Les querelles messalistes-centralistes, que nous avions un peu perdues de vue, battaient leur plein et écœuraient plus que jamais les militants. Les membres du M.T.L.D. de l'Algérois étaient découragés et ceux recrutés par Bitat ou Souidani ou Bouchaïb ne croyaient même plus à la troisième force. La campagne de dénigrement de Lahouel : « On vous conduit à l'abattoir », avait donné le coup de grâce. Bitat, la mort dans l'âme, avait dû faire appel à Ben Boulaïd, à Krim et à Ouamrane pour avoir des renforts. En Kabylie et dans i'Aurès les militants étaient plus décidés, mieux pris en main, que dans l'Algérois, où ils pouvaient entendre tous les sons de cloche, les opinions de toutes les tendances, où ils étaient l'enjeu de querelles entre les différentes fractions du parti.

    La Kabylie étant la plus proche, on convint que la zone 3 fournirait à Bitat des hommes qui allaient lui manquer à quelques heures de l'insurrection.

    Pendant que Bouadjadj récupérait un commando de vingt et un Kabyles square Bresson, Ouamrane, que Krim avait délégué dans l'Algérois pour aider Bitat, et Souidani avaient effectué un travail de fourmi. Deux cents hommes venus de Kabylie par leurs propres moyens attendaient patiemment, par petits groupes, dans des cafés maures de la place du Gouvernement, de la rue Charras, de la rue Bruce, da la place du Cardinal-Lavigerie, devant la cathédrale, qu'on vienne les chercher. Ouamrane et Souidani les avaient transportés dans une ferme de Bouinan, entre Rovigo et Blida, près de la ferme de Souidani, à plus de cinquante kilomètres d'Alger. Ils avaient effectué chacun cinq aller et retour dans cette journée de samedi ! Puis il avait fallu trouver à manger pour deux cents hommes ! Quant aux armes...

    « En tout et pour tout, dit le sergent, cinquante d'entre eux ont une arme. Les autres ont des bombes qu'on a fabriquées nous-mêmes et des poignards... »

    Ouamrane éclata de son grand rire sauvage devant la mine atterrée de Souidani. Il s'étira sur le lit où il s'était laissé tomber. « Ne t'en fais pas, ils iront. Avec ou sans armes. Ils ont la foi ! »


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  • A l'aube de la Toussaint rougeLes administrateurs et les responsables locaux étaient dans l'euphorie la plus complète à cette fin d’octobre 1954. Rare étaient ceux qui comme M. Hirtz, l'administrateur de Biskra, qui ont de temps en temps fournis des renseignements défavorables sur l'état d'esprit des Chaouïas de l'Aurès. Il les avait rapportés à Jean Dcleplanque, ce qui n'avait pas plu à M. Rey, son collègue d'Arris. Si depuis la défection des militants de Constantine Didouche n’était plus très sûr quant à la réussite du mouvement insurrectionnel dans le Constantinois. Pour les autres tout resté a revoir une dernière foi.  Ben Boulaïd. Le chef de la zone 1 avait immédiatement regagné son P.C. de Batna après s'être fait photographier avec ses cinq camarades à Alger. Il ne lui fallait pas perdre de temps pour mettre au point les détails de la nuit du 31 octobre au 1er novembre car c'était lui qui avait les plus grandes difficultés de liaison. Si l'Aurès était impénétrable pour les autorités françaises, il était également très difficile à parcourir pour un Chaouï. Il fallait effectuer les liaisons à pied ! Il n'était pas question pour Ben Boulaïd de prévenir ses chefs de commando quelques heures seulement avant le déclenchement. Il lui fallait donc avoir tout son monde sous la main assez longtemps à l'avance. Il décida de s'occuper personnellement de Batna et d'Arris laissant Chihani, Laghrour et Adjel Adjoul se « débrouiller » avec les autres centres : Biskra, Khenchela, Foum-Toub. Depuis un mois, des groupes organisés vivaient dans les monts de Belezma qui dominent la cuvette de Batna. Ben Boulaïd avait chargé Bouzid Amar, de Pasteur, petite localité au nord de Batna, de conduire les « hommes de la révolution », des montagnards en qui il avait toute confiance, dans ces montagnes qui dépassent 2 000 mètres d'altitude. Des groupes étaient disséminés dans les djebels Chellala, Ouled-Soltane et Tekbel-ed-Djemal. Les informateurs de Grasser avaient vu juste ! Bouzid était chargé de leur équipement et des complicités avec la population qui vivait dans ces montagnes impénétrables. Les adjoints de Ben Boulaïd les mèneraient au combat. Le chef chaouï préférait prendre en main les « citadins » et les mêler à des groupes de montagnards plus farouches, plus entraînés au combat. Vers 16 heures, ce vendredi 29 octobre, il convoqua son agent de liaison, Bellagoune Messaoud, un bijoutier d'Arris, du village nègre de Batna et avait abandonné son commerce pour la révolution. « Tu vas joindre tous les responsables du C.R.U.A. de Batna et me les réunir dans une heure ou deux au lieu dit Bouakal. Nous serons tranquilles et je pourrai discuter avec eux. Il y a des nouvelles importantes. » Bellagoune avertit Bouchemal, qu'il trouva au café maure Abdelgafour, rue Bugeaud, que Ben Boulaïd voulait le voir vers 17 heures au Bouakal. Bouchemal, secrétaire du comité local du C.R.U.A de Batna, dont le responsable était « Hadj Lakhdar », s'y rendit immédiatement. Le lieu choisi par Ben Boulaïd se trouvait à l'extérieur de la ville, à la limite de la campagne. Bouchemal retrouva Hadj Lakhdar, son chef direct, Messaoudi Harsous et Mostéfa Ben Boulaïd. Bouchemal était content de le revoir car pour lui comme pour la plupart des militants Ben Boulaïd était le seul homme en qui il eût réellement confiance. Et c'est sa présence au sein du C.R.U.A., comme « agent de liaison », qui l'avait décidé à participer au mouvement. « Je n'ai pas de particulières recommandations à vous faire, dit Ben Boulaïd, je voulais vous voir pour vous donner un rendez-vous demain samedi à 17 heures à proximité du premier pont de la route Btana-Arris. Une voiture viendra vous prendre à cet endroit. Je pourrai alors vous expliquer en quoi consistera notre mission. Et, bien sûr, par un mot sur tout cela. » Bouchemal, se dit que l'agent de liaison du C.R.U.A. faisait bien des mystères. Peut-être le jour J était-il proche...   A l’autre bout du Bled, Bitat convoqua pour la dernière fois tous ses « Algérois » le vendredi 29 octobre à 20 heures. La réunion se tint chez Guesmia Abdelkader, qui abritait une réserve considérable de bombes de fabrication locale et quelques armes qu'avait apportées Bouadjadj. Celui-ci, Merzougui, Belouizdad, Bisker, Nabti et les deux Kaci écoutaient attentivement leur chef « Si Mohamed » lire les deux tracts ronéotypés. Ils retinrent particulièrement l'appel à toutes les énergies algériennes et l'appel à la dissolution du M.T.L.D. Le F.L.N. accueillerait chaque militant à titre individuel. « A partir d'aujourd'hui, dit Rabah Bitat, alias Si Mohamed, vous et les hommes de vos groupes êtes considérés comme des éléments, des soldats de l'Armée de Libération Nationale. Le Front, lui, est uniquement politique. Les tracts que je vous ai lus devront être distribués. Je vous dirai comment et de quelle manière. » Bitat avait reçu de la zone kabyle 150 tracts F.L.N. et plus du double de Î'A.L.N. Le commando d'Alger se chargerait de l'envoi de ces tracts aux personnalités et aux journaux algérois. Belouizdad remit alors sur le tapis l'attaque de l'E.G.A. Il renouvela ses mises en garde. « Cela risque d'être beaucoup trop dangereux », dit-il. Bitat resta inflexible. « Vous ne devez en aucun cas abandonner cet objectif, dit-il, mais il faut revoir le plan d'attaque. » Il félicita Belouizdad pour la mise au point de l'attaque des pétroles Mory mais demanda à Bouadjadj de revoir attentivement celle de l'E.G.A. « Demain à 11 heures, dit-il, le nouveau plan doit être arrêté et Zoubir devra fixer l'endroit le plus propice pour franchir l'enceinte. » A 22 heures les hommes se séparèrent. Merzougui, interrogea Bouadjadj. « Tu crois que ça va être pour bientôt ? - Je ne sais rien encore. Mais je crois que oui.
    - C'est ce qu'on nous dit tous les jours mais l'attente devient dure. »

    Bouadjadj avait du mal à ne rien dire. Il devait encore patienter vingt-quatre heures pour « affranchir » son compagnon.

    Le matin même, dans la Casbah, le chef de la zone algéroise avait convoqué son lieutenant à un café maure dont la façade bleu vif était contiguë à celle du magasin d'Aïssa, le tailleur, rue du Vieux-Palais, où Bitat avait trouvé refuge depuis plusieurs jours. Lorsque Bouadjadj était arrivé il avait trouvé son chef particulièrement tendu.

    « Assieds-toi, lui dit Bitat. Cette fois, ça y est. Ce sera pour lundi 1 heure du matin.

    - Lundi à 1 heure, répéta Zoubir. Attends, que je ne me trompe pas, c'est donc dans la nuit de dimanche à lundi. C'est une heure après minuit de dimanche. »

    Bouadjadj s'embrouillait dans les heures et les jours.

    « Oui. C'est cela. Tu as bien compris. 1 heure après minuit dans la nuit de dimanche à lundi. Garde encore la nouvelle secrète. Tu pourras prévenir Merzougui dimanche en début d'après-midi. Ensuite Merzougui donnera rendez-vous à 17 heures aux autres chefs de groupe à l'arrêt de trolleybus du Champ-de-Manœuvre et leur fixera l'heure. Comme cela, s'il y avait un contretemps d'ici là, je pourrai arrêter le déclenchement. Après 17 heures, ce ne sera plus possible, et la machine sera en route ! Mobilise tous tes hommes à partir de samedi soir que l'on puisse les joindre à n'importe quel instant. Tu as bien tout compris ? »

    Bouadjadj répéta fidèlement les ordres.

    « Bon. Ça va. Je veux te voir demain samedi, au café du marché Nelson à 3 heures de l'après-midi pour les dernières instructions. Maintenant, va-t'en, ce n'est pas la peine qu'on nous voie trop longtemps ensemble ».

    Les deux hommes se serrèrent la main. Le contact avait duré moins d'un quart d'heure. Lorsque Bouadjadj arriva « place du Cheval » il avait l'impression de ne plus toucher terre!

    Krim Belkacem quand a lui, il descendit du train à la petite gare de Mirabeau en Kabylie où l'attendait une camionnette qui le conduisit à Camp-du-Maréchal. Au bas du village, dans une maison isolée où il avait rendez-vous avec ses six chefs de région, il se changea, plia soigneusement son costume, le seul « potable » qu'il possédât, et attendit ses adjoints. A eux six il représentait toute la Grande Kabylie : Tizi-Ouzou, Ménerville et Bordj-Menaïel, Tigzirt, Azazga, Fort-National et Michelet, Dra-el-Mizan. Dès leur arrivée, Krim leur lut la proclamation. Puis chaque chef de région fit un rapport sur les secteurs dont il était responsable. Tout était prêt et calme. Il n'y avait pas eu de fuite en Kabylie après la répétition générale du 22 octobre.

    « Pas la moindre opération de gendarmerie », précisèrent-ils.

    Selon la règle générale, Krim les avait laissés maîtres du choix des objectifs. Celui-ci était fait. Krim voulait maintenant savoir comment ses adjoints comptaient s'y prendre pour les attaquer.

    « Nous allons en discuter à la prochaine étape, annonça-t-il à ses hommes, c'est déjà très dangereux d'être tous rassemblés ici. Gagnons le P.C. de montagne. »

    Les sept hommes quittèrent à pied Camp-du-Maréchal en direction de Tizi-Ouzou où ils se reposèrent un peu avant de gagner Betrouna, P.C. général de Kabylie. Pendant les haltes Krim donna ses dernières instructions tout en étudiant les objectifs proposés par ses adjoints : « Nous devons, selon nos possibilités, attaquer d'abord les postes de gendarmerie et les casernes. Nos moyens ne sont pas puissants. Il faut compenser cette déficience matérielle par l'importance des objectifs. Si nous attaquons les forces armées, si nous incendions les dépôts, nous frapperons l'imagination des autorités et des Européens, qui se diront : ils ne reculent devant rien. Le peuple, lui, saura que nous sommes décidés à aller très loin. L'action psychologique, le jour de l'insurrection, sera la chose la plus importante ! N'oubliez pas cela. »

    Krim recommanda de nouveau de ne pas attaquer les civils européens : « Le mouvement doit être suivi sur tout le territoire, on doit attaquer la police, les militaires, faire brûler les dépôts, exploser les usines à gaz, mais surtout ne pas toucher à un civil européen. »

    L'ordre devait être respecté sur toute l'Algérie. Deux exceptions : Guy Monnerot et sa femme, les malheureux instituteurs récemment arrivés dans l'Aurès, devaient tomber près d'Arris sous une rafale de mitraillette qui ne leur était pas destinée, ainsi qu'un Européen qui, en Oranie, entrait dans une gendarmerie attaquée par les insurgés.

    Lorsque les responsables kabyles arrivèrent à Betrouna le jour se levait. Ils avaient parcouru près de trente kilomètres à pied. Krim établit immédiatement la liaison avec la ronéo qui se trouvait à Ighil-Imoula en envoyant un émissaire auprès d'Ouamrane porteur du message suivant :

    « Fais tourner la ronéo, le texte est parfait. Tout doit être prêt pour jeudi au plus tard. Mobilisation générale. »

    Le « journaliste » Laïchaoui enlevé en plein Alger par Ouamrane avait du pain sur la planche. Mais avant que soit donné le premier tour de manivelle de la ronéo, l'envoyé de Krim avait une bonne quarantaine de kilomètres à parcourir dans le djebel kabyle. A pied.


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  • Yacef SaadiLe mercredi, Didouche Mourad décida de quitter Alger pour regagner le P.C. de la zone 2 fixé à Condé-Smendou.
    Depuis la défection des militants de Constantine Didouche était très inquiet quant à la réussite du mouvement insurrectionnel dans le Constantinois. Il avait résolu de renoncer à l'action contre Constantine et de porter tous ses efforts sur la région de Condé-Smendou, Guelma, Souk-Ahras pour faire, à partir de cette dernière ville, la liaison avec la zone 1 du Sud constantinois et de l'Aurès.
    Bouadjadj accompagnait son ami à la gare. Il était surpris par la gravité de Didouche. Habituellement, celui-ci était plein de feu, très jeune de caractère bien que très organisé. Mais depuis quelque temps une lueur mélancolique flottait dans les yeux verts du jeune homme. Bouadjadj avait remarqué que son exubérance naturelle s'était transformée en exaltation révolutionnaire et que sans cesse il parlait de sacrifice, de mort. La veille encore, il avait dit à Bouadjadj, Souidani et Bouchaïb, les trois adjoints de Bitat :
    « Ne vous faites aucune illusion, vous, vous êtes les condamnés, les sacrifiés. Je dis « vous », mais je pense « nous ». Nous serons arrêtés ou nous crèverons dans les premiers jours. »
    Ce mercredi, sur le chemin de la gare qu'ils gagnaient à pied pour « économiser les fonds », il dit à Bouadjadj :
    « C'est peut-être la dernière fois que nous sommes ensemble... Et c'est moi qui t'ai entraîné dans cette histoire... »
    Mais il était très vite revenu à des considérations révolutionnaires. Comme les deux hommes passaient au bas de la Casbah, Didouche, montrant du doigt le quartier grouillant des vagues de milliers de travailleurs :
    « Tiens, Zoubir, regarde la Casbah. On n'a pas un militant de réserve là-dedans. Juste des caches et des boîtes aux lettres.
    — Tu te trompes, j'ai déjà recruté dans la Casbah, pour la deuxième vague. Il nous faudra des hommes sûrs.
    — Combien en as-tu ?
    — Quatre pour l'instant. Et un jeune qui me semble particulièrement gonflé.»
    Le « jeune particulièrement gonflé » était le fils d'un boulanger de la Casbah. Passionné de football comme son copain Bouadjadj, il s'était facilement laissé convaincre aux idées nationalistes que lui exposait d'autant qu'il avait déjà milité au sein de l'O.S. dont il avait été, à dix-huit ans et demi, l'un des membres les plus jeunes. Bouadjadj avait pensé qu'il pourrait utiliser ce beau garçon un peu indolent à condition de le « gonfler ». La boulangerie de son père, rue des Abderames, en pleine Casbah, serait un refuge à ne pas négliger. Le passage incessant des clients rendrait faciles et discrètes d'éventuelles transmissions de messages. Le jeune homme avait accepté avec enthousiasme la proposition de Zoubir qui ne lui avait pourtant rien confié des projets immédiats du mouvement.
    « Et comment s'appelle-t-il, ton protégé ? demanda Didouche.
    — Yacef Saadi. On en fera quelque chose et je crois, si tout va bien, qu'il fera parler de lui ! »
    Yacef Saadi deviendra chef de la zone autonome d'Alger et le combat qui l'opposera au colonel Bigeard pendant la « bataille d'Alger » sera l'un des épisodes les plus dramatiques de la guerre d'Algérie. Mais ce mercredi 27 octobre, Bouadjadj et encore moins Didouche, qui ne le connaîtra jamais, ne pouvaient s'en douter.
    Zoubir Bouadjadj accompagna Didouche jusqu'au contrôle des billets de l'Alger-Constantine dont la locomotive fumait déjà.
    Les deux amis s'embrassèrent.
    « Bonne chance », dit Bouadjadj.
    Didouche sourit sans répondre. Du wagon il eut un geste de la main pour son compagnon qui restait sur le quai.
    Il ne devait jamais revoir Didouche Mourad.


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  •  « Attention ! Messieurs, on ne bouge plus. »

     Les EternelsSes clients exiger six photos tout de suite. Dans l'objectif, il les observa se détachant sur le rideau crème qui servait de fond. Un vrai groupe de copains qui se font photographier ensemble à la fin de leur service militaire. Deux grands échalas, debout, encadraient deux plus petits. Les mains derrière le dos comme à l'école. Devant eux, assis sur des tabourets, deux hommes les mains sur les genoux. Au moment d'appuyer sur la poire, le photographe remarqua que l'homme assis sur le tabouret de droite avait des chaussettes qui tombaient lamentablement sur ses chaussures. C'était aussi le seul qui n'eût pas de cravate sous son costume froissé. D'ailleurs aucun de ses six clients ne payait de mine. Les costumes étaient défraîchis, les cravates modestes les physionomies timides sauf peut-être celles des deux hommes assis. Le photographe ressortit de sous le voile noir. « Attention ! cette fois-ci ça y est. » Et il appuya sur la poire.

    Il venait, sans le savoir, de réaliser la seule photo que l'on connaisse, réunissant les six chefs du F.L.N. L'un des rares documents que l'on possède où figurent Ben Boulaïd et Didouche dont la mort est proche et qui n'aura jamais plus le loisir de se faire photographier.

    Ce dimanche 24 octobre 1954 venait de se tenir l'ultime réunion des Six avant l'insurrection.

    Ben Boulaïd, Bitat, Boudiaf, Ben M'Hidi, Didouche et Krim avaient décidé de se rencontrer une dernière fois dans une maison de Pointe-Pescade appartenant à Mourad Boukechoura avant de regagner le P.C. de leurs zones respectives.

    La réunion avait commencé de bonne heure. Au petit déjeuner. Trempant des beignets au miel dans leur café, les six hommes avaient passé en revue les derniers préparatifs. Chacun était tendu car les militants étaient devenus particulièrement nerveux. On ne pouvait les maintenir indéfiniment sur le pied de guerre sans déclencher l'action. Elle était maintenant définitivement fixée au 1er novembre à 0 heure. Il fallait encore les tenir une semaine. La semaine la plus longue. Et c'était la fièvre car — bien que le cloisonnement eût l'air efficace — une « tuile » pouvait se produire d'un instant à l'autre.

    Boudiaf et Didouche soumirent à leurs compagnons la double proclamation par laquelle le peuple, les autorités, le monde, apprendraient le 1er novembre que l'Algérie s'était soulevée.

    Suivant les éléments donnés lors de la réunion du 10 octobre, les deux hommes avaient rédigé un texte revu par le militant « convaincu » par Ouamrane. Le texte F.L.N. était long et détaillé. C'était la plate-forme politique qui serait, si tout allait bien, lue, analysée, disséquée, jusqu'à l'O.N.U. Les Six y comptaient bien. Le tract « A.L.N. » était beaucoup plus simple, plus direct et serait diffusé dans la population. Didouche fit passer à chacun de ses compagnons un exemplaire ronéotypé.

    « Ce sont les premiers, dit-il. Si nous voulons modifier quelque chose, il est encore temps... »

    Ben Boulaïd, Ben M'Hidi, Krim et Bitat se plongèrent dans la lecture du tract, qu'ils voyaient pour la première fois. Boudiaf et Didouche le relurent attentivement.

    « La proclamation sera diffusée au Caire par Ben Bella, dit Boudiaf, en même temps qu'elle sera distribuée aux gens importants en Algérie et en Europe.

    -  C'est bien, tout y est, dit Ben Boulaïd. On annonce bien la couleur. Il ne peut pas y avoir de confusion.

    -  Vous ne croyez pas que ce soit un peu long et compliqué pour le peuple? demanda Bitat.

    -  Non, répondit Didouche, car il y a le tract de l'A.L.N. qui simplifie tout et qui s'adresse directement à la masse. »

    Didouche, lut à haute voix l'appel de l'A.L.N. :

    Peuple algérien,

    Pense à ta situation humiliante de colonisé... Avec le colonialisme, justice, démocratie, égalité ne sont que leurre et duperie. A tous ces malheurs il faut ajouter la faillite de tous les partis qui prétendaient te défendre... Au coude à coude avec nos frères de l'Est et de l'Ouest qui meurent pour que vivent leurs patries, nous t'appelons à reconquérir ta liberté au prix de ton sang...

    Organise ton action aux côtés des forces de libération, à qui tu dois porter aide, secours et protection. Se désintéresser de la lutte est un crime... Contrecarrer l'action est une trahison.

    Dieu est avec les combattants des justes causes, et nulle force ne peut les arrêter, désormais, hormis la mort glorieuse ou la libération nationale.

    Vive l'Armée de libération ! Vive l'Algérie indépendante !

    Ici pour le texte integral de la proclamation historique de Novembre 54

    « Et cet appel, continua Didouche, sera diffusé beaucoup plus largement que le premier, qui est essentiellement politique. »

    Ben M'Hidi, Krim, Ben Boulaïd et Bitat se déclarèrent satisfaits des termes employés dans les proclamations : « C'est exactement ce que nous voulons expliquer », et félicitèrent Boudiaf et Didouche.

    Boudiaf, qui devait partir le lendemain pour Le Caire, emporterait les deux textes écrits au citron entre les lignes d'une lettre anodine. Il prenait ses précautions en cas d'arrestation.

    Chacun des chefs de zone énuméra ensuite les objectifs qui seraient attaqués dans la nuit du 31 au 1er. Boudiaf les nota soigneusement. Cela faisait aussi partie de l'opération psychologique. Ben Bella, en même temps qu'il annoncerait publiquement à Radio-Le Caire le déclenchement de l'insurrection, le 1er novembre, et lirait la proclamation du F.L.N., énumérerait les principaux points attaqués par les hommes de l'A.L.N. la nuit précédente aux quatre coins de l'Algérie.

    « On ne pourra pas prétendre, ajouta Didouche, qu'il ne s'agit pas d'une insurrection ! »

    On passa ensuite à l'étude des ultimes problèmes. Le jour J, à l'heure H, chacun devait accomplir sa mission avec les moyens du bord. La direction collégiale avait accordé à chacun une très large initiative à condition que les actions soient coordonnées. Chaque chef de zone devrait se débrouiller sur place selon les grandes lignes d'un schéma que les Six récapitulèrent une dernière fois.

    « Le déclenchement de la révolution doit créer une psychose de peur et d'insécurité chez les Européens et clamer au monde la volonté d'indépendance de l'Algérie. » L'attaque simultanée d'objectifs éloignés et la diffusion de la proclamation devraient atteindre ces buts.

    Chaque chef de zone devra décider sur place la façon dont se fera l'attaque des objectifs prévus. Krim rappela que seules les forces armées, les dispositifs économiques, les traîtres connus devaient être visés à l'exclusion de toute personne civile.

    INTERDICTION ABSOLUE D'ATTAQUER LES CIVILS EUROPÉENS

    « Dès que les opérations seront terminées, souligna le chef kabyle, vous devez vous replier dans des endroits sûrs. Chacun de nous a déjà ses positions de repli. Ensuite nous devons continuer l'instruction des hommes et poursuivre le recrutement et la propagande dans la population. Après l'embrasement il y aura un temps mort qui devra nous servir à nous organiser ou à nous réorganiser car, ne nous faisons pas d'illusions, la répression va être rapide et dure.

    - Krim a raison, ajouta Didouche, il faut que la lutte continue le plus longtemps possible. Ce sera long avant l'indépendance. Il faudra voir sans être vu, tirer sans que l'ennemi puisse localiser le tireur. Nous devons appliquer les trois principes sacrés des guérilleros que Krim cite toujours. A partir de cette heure chacun de nous doit être mouvant comme un papillon dans l'espace, rapide comme une anguille dans l'eau, prompt comme un tigre affamé. »

    Chaque responsable de zone fixera lui-même l'heure qui lui paraîtra propice au déclenchement de l'insurrection dans sa région.

    « Ordre impératif, précisa Boudiaf, pas une action, pas un coup de feu avant minuit. Ensuite, chacun est libre de fixer à ses hommes l'heure H. Qu'elle soit partout la même à l'intérieur d'une zone. »

    Ce dimanche 24 octobre tous les détails étaient mis en place. Chacun des Six était entièrement responsable d'un ensemble de pièces. Le 31 octobre, de minuit à 3 heures du matin, le puzzle devrait être reconstitué.

    Après... Après, on verrait bien. Car les six chefs « historiques », s'ils étaient prêts pour l'insurrection, n'avaient rien prévu pour l'avenir. Les moyens étaient encore trop faibles. Donner un coup de semonce aux Européens et amener le peuple à la cause du F.L.N. par tous les moyens, étaient déjà un programme fort ambitieux.

    Car ce dimanche 24 octobre, pour déclencher l'insurrection, les Six ne peuvent compter que sur moins de 800 hommes, environ 400 armes individuelles, des bombes de fabrication locale et une proclamation !

    Avant de se quitté — ils sont convenus de se retrouver tous trois mois plus tard à Alger pour faire le point et diriger la révolution depuis la capitale — les Six décidèrent de se faire photographier.

    « Pour garder un souvenir de cette heure historique », dit Didouche, toujours lyrique.

    C'est ainsi que descendant l'avenue de Bouzaréa et l'avenue de la Marne à Bab-el-Oued, ils étaient entrés chez ce petit photographe,

    Ils étaient silencieux. Arrivés sur la place du Gouvernement ils se séparèrent, se serrant longuement la main. Quand ils se reverraient, s'ils se revoyaient un jour, la révolution serait déclenchée. Ils ne trouvèrent rien à se dire.


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